lundi 29 août 2011

Game of Thrones (2) Réalisme et Realpolitik

Suite de notre introduction...

GoT se présente comme une démonstration explicite de l’importance de la stratégie en politique. Ned Stark, seigneur du Nord, a beau être un soldat accompli, un père de famille aimé et un ami hors pair, il n’en demeure pas moins un « strategic moron of the first order » pour reprendre les mots de Drezner. Nous reviendrons sur Stark dans un second article. Pour mettre en appétit, une petite introduction est toujours disponible ici : après l’avoir tant cherché, on ne peut que mal finir. Mais avant cela...
... Stark joue-t-il le jeu des réalistes ? Essayons d’y répondre.

 - So you agree? The Starks are enemies?
- Everyone who isn’t us is an enemy. 
(Dialogue entre Prince Joffrey Lannister et Queen Cersei Lannister, épisode 3)

L’école réaliste moderne met l’accent, non pas sur la nature humaine, mais sur la structure des relations internationales. Cette approche structurelle souligne l’importance de la nature anarchique des RI et le fait qu’il n’existe pas d’autorité supérieure au-dessus des Etats. Suivent trois idées centrales.
1) Sans garantie absolue de sécurité, les Etats évoluent dans le domaine du self-help : le « chacun pour soi ». Ils ne peuvent en effet se reposer que sur eux-mêmes et ne compter que sur leurs ressources militaires pour les aider. 
2) Dans ces conditions, la volonté de domination (will to power) et la cupidité (greed) ne sont pas prioritaires dans le calcul de l’intérêt national d’un Etat dont la politique étrangère est entièrement tournée vers la sécurité et le simple désir de survivre.
3) Les Etats sont pris dans un jeu à somme nulle dans lequel il est rationnel de se débrouiller seul et dans lequel la confiance ne peut pas exister. Si jamais un acteur choisit de baisser la garde et que les autres décident le contraire, alors la sanction est automatique et l’Etat en question a très peu de chance de survivre. Ceux qui sont remplis de bonnes intentions au départ vont peu à peu disparaître : ou mourir ou se convertir à une politique plus réaliste, une realpolitik. 
A la lecture de ces trois éléments, le réaliste conclura que personne ne peut lutter contre les dynamiques engendrées par la structure anarchique du système. Celles-ci sont indépassables et conduisent donc à une vision tragique des relations internationales. La route vers la sécurité et la survie pour les acteurs passent par le développement de capacités militaires propres, soit 1) à travers la formation d’alliances et d’un balancing externe (dans le pire des cas), soit 2) via un développement des ressources au niveau interne, de type programme d’armement (la meilleure option, mais la plus coûteuse). Dans un tel monde, les gains relatifs sur les autres sont plus importants que les gains absolus.
Thomas Hobbes: portrait par John Michael Wright (National Portrait Gallery, Londres)Portrait posthume de Nicolas Machiavel (détail), par Santi di Tito
a) Un système de self-help : seuls au monde !
(Petyr "Littlefinger" Baelish, épisode 7)

Dans un tel univers, il n’y a pas de différence entre le loup et l’agneau : tout le monde est suspect quelles que soient les intentions de départ car tout le monde est potentiellement un ennemi. Il n’y a ni confiance ni amitiés qui tiennent. Les enjeux sont trop élevés (la survie) pour que quiconque puisse rationnellement oser miser là-dessus. Il faudrait être un fou...

Les théoriciens des RI nous expliquent que cette donne est la conséquence de l’anarchie. Un système anarchique est un système dans lequel il n’y a pas d’autorité régulatrice au-dessus des acteurs, ici les Etats. Il n’y a pas de gouvernement, il n’y a pas non plus de police. Pas de 911 ou de 112 à joindre en cas d’urgence. Et donc pas de confiance...

b) Realpolitik et survie : tous les moyens sont bons

(Lord Tywin Lannister, episode 7)
 Dans un tel monde encore, seule la survie de l’Etat importe. Et tous les moyens sont bons pour y parvenir. Dans ces conditions encore, la Realpolitik est la norme de comportement attendue. Pour dire les choses autrement, il n’y a pas de liberté d’action. Cela concerne à la fois le jeu qui est joué, mais aussi les règles qui s’y appliquent.
En l’occurrence, qui sera roi (le game of thrones) et jusqu’où les joueurs – conscients ou non du jeu qu’ils jouent – seront prêts à aller (trahison, poison, assassinat, etc.). Mentir en fait partie. En bref, il faut abandonner toutes postures morales, car si tous les moyens sont bons, alors il ne faut être contraint par autre chose que le but lui-même. Cela peut conduire au pire chose, mais cela est mieux que d’être anéanti par des adversaires moins soucieux de moralité et de bons sentiments.

c) L’émulation ou périr : Win or Die !
  
(Queen Cersei Lannister, épisode 7)

Au fond, la règle du jeu est limpide. Elle est dite à « somme nulle » : ce que l’un gagne, l’autre le perd. Il n’y a pas de gains absolus, pas de « gagnant-gagnant ».Tel me semble être le message réaliste de Game of Thrones : on ne peut pas échapper aux contraintes de la structure internationale dans laquelle on évolue. Quant on joue, on ne peut que gagner ou perdre... mais ce que la formule ne dit pas explicitement, c’est qu’il n’y a guère de choix...

En RI, on parle aussi d’émulation et de socialisation. La socialisation est le processus par lequel les Etats apprennent à agir comme des Etats. Elle va donc venir limiter et façonner le comportement des unités. Cette notion illustre assez bien ce vers quoi la saga de George Martin évolue puisqu’après le Game of Thrones, il y a le Clash of Kings

Une autre notion est celle de concurrence. Cette dernière incite les acteurs à adapter leur comportement conformément aux pratiques socialement acceptables. Evidemment tout acteur est libre d’ignorer ces contraintes et d’agir à sa guise, mais il sera automatiquement pénalisé. GoT présente deux exemples :

- Face à la Maison révisionniste des Lannister, les autres familles doivent apprendre. C’est le cas de l’ancienne Main du roi qui semble l’avoir appris à ces dépens. C’est aussi le cas de Ned Stark puisque lui non plus ne parvient à se mettre au niveau de jeu des Lannister. Enfin c’est le cas des deux frères de l’ancien roi qui, comprenant, eux, quels sont les enjeux, décident de se mettre hors-jeu le temps de monter en puissance, y compris au détriment des Stark (un exemple classique de buck-passing).

- L’autre exemple est fourni par les Dothrati. Si Khal Drogo refuse de partir en guerre sur un autre continent, alors Westeros viendra à lui : les pratiques politiques du Game of Thrones sont exportées et manquent de peu d’empoisonner la reine. Dans la série, on peut assister à un discours assez saisissant – un grand moment de cinéma selon les connaisseurs. Tout y est, tant l’émulation que la prise de conscience de l'existence du système (interétatique) dans lequel on est engagé malgré soi. On devine aussi quel devient l’enjeu final : obtenir le trône de fer, soit anéantir tous ses ennemis afin de parvenir à la sécurité ultime.



d) Dépasser le réalisme ?
Pour les réalistes, le jeu international est réglé par les grandes puissances. Dans Game of Thrones, les grandes puissances sont des Maisons : des dynasties familiales de type féodal avec leurs seigneurs suzerains et leurs différents vassaux, tous reconnaissables à leurs insignes et à leurs devises. Or une question est de savoir si ces différents clans sont dépositaires de politiques différentes ? Pour le moment, la seule différence semble être géographique/climatique : le Nord, le Sud, l’Est, l’Ouest...  
Jusqu’à présent aussi, le réalisme que je viens de décrire peut être qualifié de « offensif ». Un Etat peut certes avoir plusieurs objectifs, mais ces derniers sont tous subordonnés à la sécurité, c'est-à-dire à la survie. La conséquence est que l’Etat recherche avant tout la puissance (militaire), car seule celle-ci permet à coup sûr d’accroître la sécurité de l’Etat, et donc ses probabilités de survie. Il s’agit d’une quête sans fin. L’Etat est un agresseur en puissance qui ne s’arrêtera que lorsque toute la concurrence aura été décimée. 

Le réalisme dit « défensif » opère quant à lui une approche plus souple des objectifs de l’Etat. Un Etat peut prétendre avoir atteint un seuil de puissance minimale à partir duquel sa sécurité peut être perçue comme suffisamment protégée. L’Etat est satisfait du statu quo. Il est capable de vivre avec d’autres Etats sans croire sa survie sans cesse menacée. Les RI ne sont pas seulement une poursuite effrénée de puissance. Il s’agit aussi de savoir ce que les Etats veulent faire de cette puissance. Les intentions sont importantes.

Pour Dan Drezner, Game of Thrones ne semble illustrer que la première théorie. Selon lui,  toutes les Maisons nobles obéissent à des comportements et à des règles similaires. Il n’y a donc pas, comme dans notre univers réel, de différences politiques (démocratie ou dictature) ou économiques (libéralisme ou socialisme) entre les Etats.

Telle n’est pas mon analyse de GoT. Des oppositions religieuses, et peut-être même idéologiques, existent. Il y a donc d’autres objectifs que la seule maximisation de la puissance. Peut-être est-ce l’avis de Stark, peut-être cela explique-t-il en partie son comportement. Le réalisme lui-même se trouve en tout cas placé en porte-à-faux : il a beau fonctionner pour expliquer ce « game of power politics » qu’est le « game of thrones », il montre aussi des limites…

… dont l’anomalie Stark !

samedi 27 août 2011

Game of Thrones (1) Introduction : Winter is Coming

J’interromps un instant mes habituels billets sur l’espace pour aborder un tout autre sujet à l’ambiance beaucoup plus estivale. Digressons donc et prêtons l’œil attentif du politologue à une série qui a marqué l’année 2011…

Game of Thrones (GoT), diffusé en mai dernier aux Etats-Unis sur HBO et en juillet en France, a connu un beau succès à la fois sur les écrans et sur la blogosphère, certainement grâce à son réalisme et à la profondeur et à la diversité de ses intrigues. De la Terre à la Lune ne pouvait pas se permettre de manquer le coche ! Je vous annonce donc le billet de l’été, qui marque aussi le début d’une nouvelle publication que je me propose de faire une fois par saison...

La série se déroule dans un monde fictionnel pseudo-médiéval. Au vu du casting* et de ce qui semble se vendre et se regarder aujourd’hui, on ajoutera d’ailleurs immédiatement : anglais ! Peut-être d'ailleurs que quelqu’un expliquera un jour cette relation obsessionnelle entre la fiction cinématographique anglo-saxonne et le XII-XIIIe siècle anglais ! Certes Hollywood s’est récemment emparé de l’histoire des Tudors. Mais l’hégémonie des Plantagenêts sur le cinéma n’est pas prête de s’estomper. Même s’il est certain que les descendants du mémorable Aventures de Robin des Bois (1938, Michal Curtiz) et du superbe Lion en Hiver (1968, Anthony Harvey) ont du mal à soutenir la comparaison (vous pouvez toujours juger par vous-même : ici et pour le cinéma, et ici et pour les séries). 

Typique de la fantasy** mais tout en restant largement tout public, Game of Thrones a réveillé la critique geek... qui plus est la critique RI du Duck (Charli Carpenter se demande même si GoT n’est pas en passe de devenir la série RI culte de l’année 2011). Il est vrai que la série reprend le très riche univers développé dans les (4, 5, etc. : le dernier tome est sorti il y a quelques semaines) best-sellers de George R. R. Martin : cela aussi explique sans doute le succès largement planétaire de la série d’HBO. Pour faire court, nous reprendrons le synopsis wikipédia :
Sur le continent de Westeros, le roi Robert Baratheon règne sur le Royaume des Sept Couronnes depuis qu'il a mené à la victoire la rébellion contre le Roi Fou Aerys II Targaryen, dix-sept ans plus tôt. Son guide et principal conseiller, Jon Arryn, venant de décéder, il part dans le nord du royaume demander à son vieil ami Eddard Stark, seigneur suzerain du Nord et de la Maison Stark, de remplacer leur regretté mentor au poste de « main du Roi ». Eddard, peu désireux de quitter ses terres, accepte à contrecœur de partir à la Cour avec son jeune fils Bran et ses deux filles, alors que Jon Snow, son fils bâtard, se prépare à intégrer la fameuse Garde de Nuit : la confrérie protégeant le royaume depuis des siècles à son septentrion, de toute créature pouvant provenir d'au-delà du Mur protecteur. […] Dans le même temps, sur le continent Est, Viserys Targaryen, héritier « légitime » en exil des Sept Couronnes et fils d'Aerys, projette de marier sa jeune sœur Daenerys à Drogo, le chef d'une puissante horde de cavaliers nomades afin de s'en faire des alliés, en vue de la reconquête du royaume. […]
Ce qui m'intéresse ici et, autant le dire tout de suite, la raison pour laquelle j’ai regardé la série avec passion, c’est la façon dont GoT est construit. Vous trouverez à droite et à gauche des critiques se penchant sur le background politique, social et historique dont la série peut s’inspirer. Ce que je cherche à faire consistera davantage à prêter attention à la philosophie politique et au discours sous-jacent. A l’évidence, de Rome à Boardwalk Empire, en passant par Deadwood ou The Wire, HBO nous a habitué à des histoires riches, profondes et variées. GoT ne fait pas exception.

Le lecteur de Terre à la Lune sait que les RI constituent le réflexe évident dès qu’il s’agit d’interpréter ce que nos écrans nous donnent à regarder. Concernant la série, plusieurs de ces théories seront présentées. Ce faisant, j’espère dessiner un portrait relativement complet de GoT. Je souhaite également montrer quelles sont les principales théories des relations internationales. Il va s’en dire que les risques de spoilers sont importants. Futurs spectateurs s’abstenir. 

(1) cheminement avec le réalisme : Realpolitik et jeu de vilains
(2) l’anomalie Stark et les RI : libéralisme, constructivisme ou autre chose ?
(3) une analyse critique : tout le reste et bien plus

Tel sera mon futur plan de conduite pour les jours à venir.
* Parmi ces acteurs, vous remarquerez la présence de Sean Bean (Le Seigneur des Anneaux, etc.). Peut-être aussi celle de Lena Headey (300, Terminator la série, etc.) voire un ou deux autres. Mais dans l’ensemble, et y compris pour les premiers rôles, ils sont moins connus et jouent même parfois pour la première fois à l’écran. Pour résumer sans passer trop de temps sur la bio de chacun, on se retrouve devant un casting de type, à une ou deux exceptions près, « full british » à la Harry Potter avec des acteurs originaires d’Irlande, Ecosse et Angleterre.
** Il est toujours difficile de savoir ce qui se cache derrière le mot. En fait, je pourrais reprendre en partie la critique suivante :
Most insulting of all […] is the affront "fantasy" makes to fantasy itself.  How sad that "fantasy"--a protean and theoretically limitless domain--should be so rigidly codified around such a ridiculously childish set of conventions: kings, queens, knights, jousts, quests, faithful hounds, noble steeds, etc.  It's as if "comedy" could never advance beyond variations on the banana-peel gag.

jeudi 25 août 2011

Evolution de l’espace non-étatique (5) L’humanité à la conquête de l’espace ?

Je termine aujourd’hui cette première série « introductive » que j’avais prévue en commençant ce blog. Après l’essor des firmes commerciales privées dans la foulée du retrait de la navette spatiale américaine et de l’émergence du tourisme spatial, reste à envisager – pour poursuivre dans un paradigme non-statocentré – l’humanité elle-même.

Du point de vue militaire, l’espace est souvent représenté comme étant le « point haut », le point culminant depuis lequel le guerrier – si j’en crois Clausewitz – dispose de trois avantages : la force tactique supérieure (en termes spatiaux : l’avantage de l’énergie), la difficulté de l’accès (en termes spatiaux : l’avantage de la manœuvre) et l’étendue de vue….

… mais cette dernière est tellement belle que parfois le guerrier laisse la place à l’envoyé de l’humanité

« Je voyais la Terre depuis l’espace, si belle depuis qu’avaient disparu les cicatrices des frontières nationales » Mohammed Ahmed Faris (Syrie) 

« En somme, je voyais une partie considérable de la Terre, tout en distinguant sans difficulté les petits détails du terrain où j’avais marché quelques semaines auparavant. Alors je souris de me rendre compte de l’immensité dérisoire et relative de notre planète » Jean-Loup Chrétien (France) 

« Avant d’effectuer mon vol, je savais que notre planète était menue et vulnérable. Mais c’est seulement lorsque je l’ai vue depuis l’espace dans son indicible beauté et sa fragilité, que je me suis rendu compte que la tâche la plus urgente de l’humanité était de la préserver pour les générations à venir » Sigmund Jähn (Allemagne)

De ces témoignages, je tire deux constatations : 1) le point de vue spatial englobe : des frontières humaines, si importantes ici-bas, nulles traces ; 2) le point de vue spatial dépasse : l’horizon limité du terrien apparaît d’autant plus local, provincial et étroit lorsqu’il est comparé à l’immensité noire de l’univers. Vue de là-haut, il n'y a plus que la Terre... et l'espace.

Historiquement, deux événements ont conduit à cette double prise de conscience. Mieux que de vous en parler, je vais vous l’illustrer.
Cette première photo, c’est la fameuse « Bille bleue » (Blue Marble) prise depuis Apollo 17 le 11 décembre 1972 à 47 000 kilomètres de la Terre. Il n’y a aucun signe d’une présence humaine sur cette image. Nulle part nous ne voyons les traces du nationalisme. Mais éloignons-nous encore un peu…
Fichier:PaleBlueDot.jpg
Cette deuxième photo, c’est le « point bleu pâle » (Pale Blue Dot) pris par la sonde Voyager 1 le 14 février 1990 à 6,4 milliards de kilomètres de la Terre. Le fond granuleux ne permet de voir qu’un minuscule point perdu dans la lueur du soleil.

A partir d’ici, je laisse la parole à l’astronome américain Carl Sagan à qui revient la postérité de cette comparaison établie pour la première fois dans son ouvrage de 1994… Pale Blue Dot : 
       Regardez encore ce petit point. C’est ici. C'est notre foyer. C'est nous. Sur lui se trouve tous ceux que vous aimez, tous ceux que vous connaissez, tous ceux dont vous avez entendu parler, tous les êtres humains qui aient jamais vécu. Toute la somme de nos joies et de nos souffrances, des milliers de religions aux convictions assurées, d’idéologies et de doctrines économiques, tous les chasseurs et cueilleurs, tous les héros et tous les lâches, tous les créateurs et destructeurs de civilisations, tous les rois et tous les paysans, tous les jeunes couples d'amoureux, tous les pères et mères, tous les enfants plein d'espoir, les inventeurs et les explorateurs, tous les professeurs de morale, tous les politiciens corrompus, toutes les « superstars », tous les « guides suprêmes », tous les saints et pécheurs de l’histoire de notre espèce ont vécu ici, sur ce grain de poussière suspendu dans un rayon de soleil... Il n’y a peut-être pas de meilleure démonstration de la folie des idées humaines que cette lointaine image de notre monde minuscule. Pour moi, cela souligne notre responsabilité de cohabiter plus fraternellement les uns avec les autres, et de préserver et chérir ce point bleu pâle, la seule maison que nous ayons jamais connue. (Citation-traduction wikipédia)
Vous l’aurez compris, la conquête dont je parle ici est toute intérieure : avec l’espace, l’humanité accède enfin à la conscience de soi, de sa place dans l’univers et de la grand part d’inconnu qui lui reste encore à découvrir. En bref, une leçon d’humilité. 

C’est un peu ce que le grand Carl Sagan voulait raconter : un livre à mettre dans toutes les bonnes bibliothèques...

Billets précédents 

(4) « Le tourisme spatial (2e partie) », 21 août 2011
(4) « Le tourisme spatial (1ere partie) », 14 août 2011
(2) « La nouvelle course à l’espace », 22 juillet 2011
(1) « La révolution SpaceX », 26 juin 2011

J'aurai évidemment l'occasion de revenir sur cette (r)évolution de l'espace non-étatique. Pour le moment, le propos est resté anecdotique. Mais le changement de paradigme est réel et influence aussi bien l'espace-défense des Etats (arsenalisation) que l'espace commercial (mondialisation).

mardi 23 août 2011

Guerre en Libye : mise en perspective. L’assassinat comme pratique de relations internationales

L’intervention occidentale en Libye – et le cours que semble prendre la guerre à l’heure où j’écris – me pousse à poser la question suivante : étant donné que beaucoup de chose ont semblé dépendre de Kadhafi, pourquoi ne pas l’avoir éliminé durant ces six derniers mois comme les US l’ont fait avec Ben Laden ? J'ai conscience que cette question n'est pas nouvelle, mais elle reste opportune...
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Tuer Ben Laden n’a pas été une décision prise au hasard. Après tout, les Etats-Unis pouvaient très bien le capturer vivant, et si cela n’a pas été le cas, c’est parce qu’ils ne le voulaient pas. Pour revenir à la Libye, le sénateur John McCain avait par exemple déclaré en mai dernier que la mort violente (i.e. l’assassinat) du leader libyen ne lui posait pas problème. 

Par ailleurs, nous savons que l’OTAN a bombardé à plusieurs reprises le quartier général de Kadhafi, sans que nous sachions exactement si sa personne était visée. Aux dires des responsables de l’organisation, Kadhafi n’était pas l’objectif. Reste qu’un coup « malheureux » n’aurait peut-être pas été regretté. 

Rappelons aussi que les grandes puissances (US compris) n’ont généralement pas semblé avoir de problèmes avec la notion : Kadhafi a par le passé été la cible de plusieurs tentatives de la part tant des services américains que des services britanniques ; idem pour Saddam Hussein ; idem638 pour Fidel Castro… 

A l’opposé, s’il n’existe pas de loi, on peut tout de même parler d’une certaine réticence de la part de nos dirigeants à viser leurs homologues étrangers (ne serait-ce que parce qu’il n’est pas vraiment dans l’intérêt des présidents et autres chefs de gouvernement de faire de l’assassinat une pratique courante).

Peut-être qu’un peu de perspective serait utile. Qui a dit RI ?

En lisant l’article de Thomas L. Ward, un professeur à Princeton et désormais une célébrité dans le monde médiatico-académique, « Norms and Security: The Case of International Assassination », 2000, relayé par Steve Walt (traduit ici), on apprend ainsi que « There is a long-standing consensus in the international community that the murder of foreign leaders is a grossly inappropriate means of conducting foreign policy ».Un tel énoncé peut surprendre. L’interdiction de l’assassinat peut paraître difficile à comprendre lorsque nous la confrontons à l’argument moral par excellence : étant donné l’alternative (l’entrée en guerre, les bombardements ou les sanctions économiques), ne faut-il pas mieux que le dirigeant paye plutôt que son peuple ? Le thème est classique : et si Hitler avait été tué en... Ce qui montre par ailleurs que si l'étude des relations internationales veut rester pertinente, elle ne doit pas faire l'économie totale de la figure de l'homme d'Etat.

Un peu d’histoire

"Tu quoque mi fili", série-péplum HBO, Rome
Selon l’auteur, à l’exception de Rome – où la norme stigmatisait l’assassinat des dirigeants étrangers ennemis, mais étrangement pas celui de leurs propres leaders –, l’assassinat a toujours été une pratique répandue. L’explication serait à la fois morale (l’éthique militaire valorisait la confrontation des armes plutôt que l’intrigue) et géopolitique : les Romains possédant l’armée la plus puissante du monde, il était dans leur intérêt de délégitimer de tels subterfuges, tout en exaltant la pratique héroïque de l’action militaire. Les Italiens des Cités-Etats de la Renaissance n’avaient pas les mêmes contraintes.


Tout change au XVIIe siècle au moment où les violences liées aux guerres de religion diminuent. La norme a depuis gagné en consistance au point d’être totalement acceptée. Pas même la première moitié du XXe siècle ne saura inverser la tendance. Il faut en fait attendre les années 1970 et 1980 pour percevoir les premiers cas où l’ambigüité est apparente. Mais là encore, la violence est limitée puisqu’à chaque fois la tentative est niée par les dirigeants, le plus souvent avec indignation (« the desire to publicly disassociate these attacks from the intent to kill any particular individual speaks to the sensitivity that the norm has engendered »).

Quelle analyse ?

Retrouvant l’analyse qu’il prête à l’empire romain, l'auteur explique ce glissement par principalement deux raisons. 1) La première est que les grandes puissances ont préféré circonscrire le conflit armé au champ de bataille, c'est-à-dire là où elles avaient l’avantage sur les Etats les plus faibles. Cette explication matérialiste (les intérêts des acteurs les plus puissants du système international) souligne l’importance gagnée par les armées de masse. A cela, vient se combiner une autre tendance…

2) La seconde raison s’appuie sur l’idée selon laquelle la guerre est conduite par des Etats et non par des individus. La norme contribue donc à renforcer la légitimité politique de l’Etat et finalement parvient à acquérir une emprise telle que l’assassinat devient une pratique marginale. Ce phénomène, de nature idéationnelle (ces changements sont légitimés par le biais de valeurs normatives comme la morale, la justice ou l’honneur), traduit en fait la montée des Etats souverains comme acteurs prédominants dans le contexte de l’après-traité de Westphalie.

L’évolution récente

Mais Thomas Ward avance aussi l’idée selon laquelle cette norme serait en train de se déliter. Nous pouvons trouver deux raisons à cela. 1) La première explication est d’ordre structurel : l’émergence des acteurs non-étatiques et de modes de violence asymétriques, bien illustrés par la montée du terrorisme, conduisent au rejet du sceau d’illégitimité qui frappait la pratique de l’assassinat. Le recours systémique à de telles actions contre les Etats poussent ces derniers à répondre à leur tour par le meurtre ciblé des chefs terroristes présumés. Implicitement, c'est ce que nous raconte ce jeu vidéo...


2) Le second changement a pour origine les guerres de plus en plus destructrices (de la Première guerre mondiale au risque d’apocalypse nucléaire) qui conduisent les Etats à chercher des alternatives moins coûteuses. En outre, l’environnement post-Nuremberg dans lequel nous a mené l’après-Deuxième guerre mondiale a montré combien l’idée westphalienne avait reculé : désormais, les dirigeants nationaux sont de plus en plus considérés comme individuellement responsables des actions entreprises sous leurs ordres. La raison d’Etat ne protège plus les dirigeants de leurs actions et donc de l’assassinat.

Déclin ne veut pas dire pour autant disparition. La norme reste puissante et a eu le temps depuis des siècles d’investir la pratique de l’assassinat de connotations négatives. En outre, malgré les frustrations passagères, les Etats les plus puissants continuent de voir dans la norme le reflet de leurs intérêts. Un monde sans norme serait en effet synonyme d’incertitude. 

Quelles leçons pour les puissances occidentales ?

C’est d’autant plus vrai pour les Etats-Unis. De manière très similaire à ce qui passerait dans le cas où le seuil de l’arsenalisation de l’espace serait franchi, une politique pro-assassinat apparaîtrait avec le temps contre-productive puisqu’elle échangerait les avantages de la norme et de la supériorité militaire conventionnelle pour un terrain de jeu dans lequel la balle n'appartiendrait plus aux seuls Etats-Unis.

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C’est la posture que choisit de défendre Stephen Walt. Malgré les capacités satellitaires des Etats-Unis, le « brouillard de guerre » reste une réalité et les meurtres ciblés ont presque toujours pour conséquence inévitable la mort d’innocents. A noter en passant que ces victimes collatérales provoquent chez l’autre la colère et la création de davantage d’adversaires. Enfin, le meurtre de dictateurs étrangers ou de tels autres apprentis chefs terroristes ne peut avoir pour résultat que de légitimer de la part du reste de la confrérie mondiale des pratiques identiques – d’ailleurs meilleur marché que l’achat de capacités militaires conventionnelles peu efficaces.
First edition cover art
Ainsi, « even if this attempt at "decapitation" were to succeed in the short-term, the longer-term consequences may not be quite so salutary ». L’amateur des romans de Tom Clancy est prévenu, lui qui se souvient très certainement de la fameuse doctrine Ryan venant clôturer le roman Sur Ordre (Executive Orders).

Quelles leçons pour la théorie ?

La persistance de cette norme a une ou deux conséquences au niveau théorique. Tout d’abord, le réalisme est remis en question par le rôle joué par les normes dans les politiques étrangères des Etats, y compris pour ce qui des questions de sécurité. Mais Thomas Ward va plus loin en montrant que les normes sont le résultat de processus complexes non-univoques, 1) en partie le reflet des intérêts des Etats les plus puissants, 2) en partie le fruit de forces idéationnelles plus larges (qu’elles soient politiques, sociales ou intellectuelles) venant contraindre les Etats en jouant à la fois sur la façon avec laquelle ils poursuivent leurs intérêt (le coût qu’une violation implique) mais aussi sur la manière avec laquelle ils forment leurs perceptions (le schéma de pensée). Plus largement, c’est la notion de puissance elle-même qui doit être revue.

Quant à la guerre en Libye, sur laquelle ce billet commence, il semble prématuré de donner de quelconques leçons. Je m'arrête toutefois un instant sur les conséquences théoriques – grandes  stratégiques – que Dan Drezner évoque rapidement lorsqu’il balaye du revers de la main la critique « réaliste » tant de fois répétée ici et là et surtout aux Etats-Unis :
The United States should never have intervened!! It's a civil war!!! Libya is an example of the militarization of American foreign policy!! The U.S. will be drawn into an expensive quagmire that is not a core national interest!! Air power alone will never work!! Many, many other realist cliches!! Oops.
Ceci étant dit, si quelques commentateurs se chargent tout de même de distribuer les médailles et les blâmes,  ils remarquent aussi que tout n'est pas fini : reste l'après ! La leçon définitive ne sera tirée que lorsque la paix sera gagnée. En bref, ce qui importe maintenant, c’est la transition.

A suivre...

dimanche 21 août 2011

Evolution de l’espace non-étatique (4) Le tourisme spatial (2e partie)

Le tourisme orbital à bord de l’ISS a beau être spectaculaire, il reste toutefois très limité. Un modèle beaucoup plus intéressant et pertinent pour la décennie à venir est incarné par le tourisme suborbital. Parlons donc maintenant de ce secteur en pleine révolution.

(Presque) toucher les étoiles !

Le potentiel est en effet gigantesque ! Telle était déjà la conclusion d’un rapport de la compagnie Futron de 2002, intitulé Space Tourism Market Study. Selon Futron, d’ici 2021, plus de 15 000 passagers prendront leurs billets annuellement pour un total de 700 millions à 1 milliard de dollars. Le chiffre est certainement optimiste. Mais il est clair que le tourisme spatial a de beaux jours devant lui.

L’important est que les publications de ces différentes statistiques ont su convaincre les investisseurs. Sans doute ne leur ont-t-ils pas échappé que le nombre de millionnaires dans le monde allait en augmentant au fur et à mesure qu'émergeaient de nouvelles puissances. Déjà les foules se pressent au portillon. En effet, dans la foulée du X-Prize, l’effet de notoriété a fonctionné à plein régime…

En témoigne ces individus qui n’hésitent pas à acheter des billets alors même que la technologie n’est toujours pas prête et qu’aucun calendrier n’existe pour des vols opérationnels. Virgin Galactic a su en bénéficier : son marketing spectaculaire a réussi à attirer plus de 38 000 candidatures et 430 futurs touristes ayant d’ores et déjà payé leurs 200 000 dollars (les prix se tassent à partir des 100 premiers sièges – candidats fondateurs –, de 100 à 400 – candidats pionniers –, l’acompte n’est plus que de 150 000 dollars, à partir de 400, nous tombons à 20 000 dollars).

L’exemple a fait florès et la tendance a été de nouveau confirmée par les décisions politiques de l’administration Obama en faveur de vols de routines privatisés en direction de la LEO. La semaine dernière, l’Agence spatiale américaine a annoncé s’être offerte les services de sept sociétés privées, sous condition qu’elles parviennent à rendre opérationnels les avions spatiaux que chacune d’entre elles développe. Parmi elles : Armadillo Aerospace, Near Space Corp., Masten Space Systems, Up Aerospace Inc., Virgin Galactic, Whittinghill Aerospace LLC et XCOR.

Le calendrier semble chaque année reculer, mais le nombre des principaux acteurs de cette nouvelle course à l’espace témoigne bien de l’importance des enjeux. Trois modèles technologiques se dessinent peu à peu. 

1) Le premier s’appuie sur l’idée de petits lanceurs poussant jusqu’à 100 km d’altitude. C’est le modèle le plus simple : la technologie existe déjà (les fusées), mais c’est aussi le plus coûteux sur le long terme.

2) Une autre approche considère un avion porteur avec une fusée placée sous les ailes ou posée sur le dos et larguée à 10 km d’altitude. Les contraintes opérationnelles sont élevées. En outre, à terme, le modèle bloquera sur l’industrialisation des gros avions-porteurs trop coûteuse d’un point de vue investissement. Il s’agit cependant du modèle le plus avancé, notamment développé par Virgin Galactic et son très médiatique SpaceShipTwo. Sur le marché, on trouve également, comme un lecteur nous l’avait rappelé, Dassault et son projet d’aéronef suborbital habité VSH.
A promotional shot of Virgin Galactic's Spaceship Two.Avec ses larges baies vitrées, le VSH offrira le spectacle unique de la « <em>vision de la Terre depuis l’espace</em> », explique Philippe Coué. © Dassault Aviation
3) Le troisième et dernier modèle incarne sans doute l’avenir. Il s’agit de construire un avion spatial : un jet de l’espace. Ici, l’appareil ne nécessite aucune infrastructure spécifique. L’envers du décor (ses faiblesses dans l’immédiat) est le prix de développement. Ce modèle constitue en réalité un pari sur l’avenir, en aucun cas un exemple de développement à court terme. Cela n’empêche pas XCOR Aerospace de préparer un véhicule de ce type capable de grimper jusqu’à 60 km d’altitude. Ce concept est également utilisé – sur le papier – par Astrium et son spaceplane. 
An artist's rendition of XCOR Aerospace's Lynx space plane high above the Earth. Roughly the size of a small private airplane, the craft is designed to make several flights a day into a zero-gravity environment.

Perspectives ?

Une menace plane toutefois sur ce nouveau marché : celui d’un accident mortel. Si un tel accident survenait, alors ce serait certainement la fin immédiate du tourisme spatial et de l’essor dont nous sommes aujourd’hui les témoins… du moins avant longtemps.

Pour aller plus loin, je ne peux que conseiller l’écoute des podcasts de Ciel et Espace, notamment ici et . Sur l’industrie du tourisme spatial, voir aussi Erik Seedhouse, Tourists in Space: A Practical Guide, 2008 (pour une revue critique, ici).

mercredi 17 août 2011

Stratégie spatiale. Intermède photo

Je ne peux m'empêcher de montrer ces quelques photos étonnantes où nous voyons, pour la première et dernière fois, les orbiteurs Discovery et Endeavour presque nez à nez sur une piste du Centre spatial Kennedy. La page se tourne doucement pour les navettes. Les prochains mois ne manqueront certainement pas de « dernières » et d’intermèdes nostalgiques de ce type…
Shuttles Nose to NoseSpace Shuttles
Space ShuttlesSpace ShuttlesSpace Shuttles
Il reste que nous pouvons toujours nous interroger sur la raison pour laquelle les Etats-Unis ont non seulement abandonné leur unique capacité de vol habité, mais encore l’ont fait sans avoir la moindre perspective de remplacement sur le court terme.

Cette anecdote est donc l’occasion de revenir sur un nouveau principe stratégique, le n°5, celui dit « cardinal » car constituant un « principe de base de la stratégie spatiale » (p. 244), à savoir « Accéder à l’espace par ses propres moyens ». Rares sont en effet les pays à avoir cette capacité spatiale autonome : citons les Etats-Unis, la Russie, l’Europe, le Japon, la Chine et l’Inde, peut-être encore l’Ukraine, Israël et l’Iran, et peut-être bientôt le Brésil et la Corée du Sud. 

Nous retiendrons de ce constat, d’autant plus significatif maintenant que la firme californienne Space X s’est ajoutée à la liste, l’idée selon laquelle « il n’y a pas de puissance spatiale véritable qui ne dispose de son propre accès à l’espace » (p. 245). L’Europe l’a appris à ses dépens et a su en tirer les leçons en investissant de manière massive en faveur du programme Ariane. L’Iran n’a elle-même pas suivi un chemin bien différent de 1958 à 2009, même si le contexte géopolitique est sans doute différent aujourd'hui.

Ceci étant dit, je vois peut-être un corollaire à ce principe dont je détourne la logique initiale pour maintenant le reformuler ainsi : « il n’y a pas de grande puissance spatiale véritable qui ne dispose de son propre accès habité à l’espace ». En effet, posons la question : ce principe s’applique-t-il également au vol habité ? 

Si nous en croyons Jean-Luc Lefebvre, « chaque Etat doit trouver le compromis qui correspond à ses ambitions de puissance, et surtout à ses moyens » (p. 266). Clairement, le vol habité constitue une prérogative de grande puissance. La guerre froide l’a montré. Et si besoin est, la rivalité triangulaire asiatique (Chine, Japon, Inde) le prouve à nouveau. (Quant à l’Europe, bien qu’elle n’ait pas choisi d’investir dans ce domaine  ne se perçoit-elle pas comme une grande puissance ? –, nous pouvons noter qu’avec l’installation du Soyouz en Guyane elle peut désormais compter sur un service théorique de vol habité.)

Or il n’existe à présent dans le monde que seulement deux capacités de vol habité, celle du Soyouz russe et celle offerte par la fusée Longue Marche chinoise. Les Etats-Unis sont donc en train de faire cruellement l’expérience d’une capacité disparue. Et si cette disparition est certes intentionnelle, il n’empêche que la question du leadership ne peut que se poser. En attendant la fin de l’orbite de transfert, les Etats-Unis ont-ils eu raison de laisser leurs rivaux spatiaux prendre la main sur les vols habités ? … a priori, cette parenthèse ne sera que de courte durée (à l’image de ce que la période post-Columbia avait été). Mais qu’adviendra-t-il à l’Amérique si jamais son statut et prestige de superpuissance est remis en cause par l’impossibilité de trouver un remplaçant crédible à la navette ? Quelle valeur attribuer au vol habité dans un monde s'éloignant peu à peu de l'unipolarité ?


dimanche 14 août 2011

Evolution de l’espace non-étatique (4) Le tourisme spatial (1ere partie)

Je poursuis ma série consacrée à l’évolution de l’espace non-étatique. Aujourd’hui, un secteur en pleine expansion : l’industrie du tourisme spatial.
Fichier:Satellites For Sale - GPN-2000-001036.jpg
Par tourisme spatial, il faudrait comprendre ces voyages amateurs entrepris pour le plaisir au-delà de l’espace atmosphérique. Toutefois, on bute ici sur la définition à accorder à l’espace : quand commence-t-il ? Rappelons à ce titre qu'un individu ne peut se dire spationaute que lorsqu'il est allé au-delà des 100 km. Devrait-il en être de même pour le futur touriste spatial ? Mais on bute aussi, technologie oblige, sur l’altitude maximale à laquelle les touristes vont pouvoir accéder. Pour le moment comme à moyen-terme, il semble difficile de dépasser la LEO. De fait, l’ISS est la destination finale : l’ultime frontière.

A partir de ces quelques réflexions, le tourisme spatial peut se décomposer en deux branches :

- le tourisme spatial au sens propre, celui dont la destination est la Station internationale 

- le tourisme spatial suborbital, celui qui se fixe comme palier le balcon du monde

1) Objectif ISS !

Le séjour en orbite à bord de l’ISS constitue, pour quelques années encore, l’unique moyen de voir la planète depuis l’espace pour tout civil en manque de sensations fortes (mais non pas d’argent). A ce jour, seuls sept individus ont accepté (de payer) l’aventure.

- Dennis Tito (US), 8 jours (du 28 avril au 6 mai 2001)

- Mark Shuttleworth (RSA), 11 jours (du 25 avril au 5 mai 2002)

- Gregory Olsen, (US), 11 jours (du 1er au 11 octobre 2005) 

- Anousheh Ansari, (Iran/US), 12 jours (du 18 au 29 septembre 2006)

- Charles Simonyi (Hongrie/US), 15 jours (du 7 au 20 avril 2007), puis à nouveau, 14 jours (du 26 mars 2009 au 8 avril 2009)

- Richard Garriot (US/UK), 12 jours (du 12 au 23 octobre 2008)

- Guy Laliberté (Canada), 12 jours (du 30 septembre au 11 octobre 2009)
Charles Simonyi Crew PhotoGuy Laliberte crew photo
Ce modèle est limité pour au moins trois principales raisons. 1) Il y a tout d’abord le prix : pour des sommes comprises entre 20 et 35 millions de dollars le siège, l’espace n’est pas à la portée de tous les portefeuilles. 2) Vient ensuite la méthode employée : l’Agence spatiale fédérale russe, pour le moment la seule à fournir ce genre de transport, ne dispose pas toujours de place disponible à bord de ses Soyouz. C’était par exemple le cas en 2003 après l’accident Columbia, ça l’est à nouveau aujourd’hui maintenant que la navette n’est plus opérationnelle, et ça le sera peut-être encore demain si Roskosmos ne choisit pas d’augmenter sa fréquence de lancement. 3) Enfin, il y a l’entraînement long et très dur à supporter derrière les barbelés de la Cité des Etoiles (Zviozdny gorodok). Centrifugeuse, chambre d’altitude, sport intense, chambre climatique, impesanteur, entraînement de survie, voire apprentissage des bases de la langue russe et dégustation des mets qu’il faudra apprécier là-haut en orbite… tout y passe.

A voir cette commercialisation du programme spatial russe, on ne peut s’empêcher de rêver à l’époque glorieuse de l’URSS triomphante. Tel est d’ailleurs un des thèmes que choisit de décrire le documentaire – que je conseille à tout le monde – de Christian Frei, Space Tourists, 2009 (pour une revue critique). Deux histoires sont assez habilement mises en parallèle : 

1) D’un côté, nous suivons les pas de la touriste américano-iranienne Anousheh Ansari (une « fana » de l’espace dont nous avons déjà croisé la figure à propos du Ansari X-Prize et des 10 millions qu’elle y a investi ; ajoutés aux 20 millions de l’ISS : cela commence à faire beaucoup ! mais comme elle-même se plaît à le dire : « How do you put a price on a dream? ») depuis le sol russe jusqu’à l’ISS et son retour sur Terre…

2) De l’autre côté, la caméra nous montre l’envers du décor : la « décadence » après la chute de l’URSS, mais aussi et surtout les retombées – que Space Adventures, pourtant à l’affut de la moindre opportunité, n’avait certainement pas imaginées – au sens propre et économique du terme. Le documentaire nous révèle en effet l’existence des ferrailleurs kazakhs qui n’hésitent pas, parfois au péril de leur vie, à venir patrouiller la steppe à la recherche du Soyouz parti en morceaux (boosters, étages, etc.) et de ses métaux précieux. Pour ces chasseurs d’un nouveau genre, un cadeau du ciel ! Mais pour d’autres, une épée de Damoclès !
 Space Tourists
Une fois de plus un magnifique documentaire qui nous montre une bien étrange relation presque symbiotique entre l’industrie du tourisme spatial et les populations locales…

… à suivre


mardi 9 août 2011

Des briques dans l'espace !

Mission réussie pour la NASA ! Preuve que l’arrêt de la navette spatiale n’empêche pas l’exploration de l’espace, la sonde Juno est en ce moment même en train de filer vers son objectif, la plus grande planète du système solaire, j’ai nommé : Jupiter.
LEGO Figurines to Fly on Juno Spacecraft

Sauf que Juno ne part pas seule : outre la palette d’instruments scientifiques nécessaire pour conduire à bien son objectif, elle est également accompagnée de trois figurines LEGO représentant : 

- le dieu romain Jupiter, seigneur de l’Olympe et reconnaissable à l’éclair qu’il tient dans la main et qui lui permet d’appeler les nuages pour mieux cacher ses infidélités.

- sa femme, la déesse Junon, capable de discerner la nature vraie de Jupiter, depuis le Mont Olympe et à travers les nuées. La loupe, symbole de la recherche de la vérité, rappelle la mission de la sonde dont le but est de dévoiler les secrets de la géante gazeuse.

- enfin, l’inventeur du télescope et le premier à avoir découvert les quatre plus grands satellites du système jovien, l’italien Galileo. 

Cette cargaison a certainement de quoi surprendre. Y compris pour ceux qui, parmi nous, gardent un souvenir nostalgique des briques de leur enfance. Pourtant, ce n’est pas la première fois que la NASA et la firme LEGO ont l’occasion de travailler ensemble. 

Cette collaboration s’inscrit dans le cadre du Bricks in Space project, un programme développé dans le but d’inspirer les enfants en leur donnant le goût de l’exploration spatiale, de la science, de la technologie et des mathématiques. 

Ainsi, les parents attentifs n’auront certainement pas manqué de remarquer la présence de LEGO à bord de missions STS-133 et 134 en 2010 et 2011, de même qu’à bord de la Station spatiale internationale.
LEGO's version of the International Space Station will be built by astronauts living aboard the real orbiting complex.
Notez que le modèle ISS est unique : sa construction ne peut être achevée qu’en situation d’impesanteur. Mais rassurez-vous, le choix reste large : il existe plus de 30 modèles différents.
Ce billet peut sembler anecdotique. Et assurément, il l’est. Pour autant, on retrouve aussi ici le « principe préalable » n°2 de la stratégie spatiale chère à Jean-Luc Lefebvre, à savoir « Entretenir une culture imaginaire tournée vers les étoiles ». 

Si les Agences spatiales nationales, à l’image de la NASA ou du CNES, s’efforcent d’attirer les plus jeunes, c’est parce que « la génération que l'on fait rêver aujourd'hui réalisera de grandes choses demain » (p. 235).
 

samedi 6 août 2011

Blogs, navette spatiale et remerciements

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Je voudrais prendre ici le temps de faire quelques remerciements.

Tout d’abord, à Olivier Kempf à qui je dois la double publication sur Egéa et sur AGS d’un article sur la fin de la navette spatiale.

Ensuite, à Mars Attaque qui me fait l’honneur de référencer Terre à la Lune et, par la même occasion, m’encourage à poursuivre. 

Je remercie enfin tous les autres lecteurs, les nouveaux, ceux qui restent fidèles et ceux qui font passer le mot.

Ce billet est aussi l’occasion de signer la fin de mon dossier spécial sur la navette spatiale et de revenir sur les principaux textes écrits sur le sujet.
L’arrêt du système de transport spatial américain constituera sans doute un des événements majeurs de cette année 2011. C’est bel et bien la première fois qu’une puissance spatiale disposant d’une capacité de vol habité renonce à celle-ci librement. En conséquence, la fin de l’exploitation des Space Shuttles continuera logiquement d’être un sujet de préoccupation pour le peuple américain, comme le montre encore ce nouveau sondage paru il y a quelques jours :

- 59% des Américains s’opposent à la décision de mettre un terme au programme ;

- 74% pensent que la navette représentait un bon investissement ;

- 60% se disent inquiets quant au maintien du leadership américain dans l’espace.

Ai-je oublié quelque chose ?

PS : J'inaugure aujourd'hui une sitographie en complément du blogroll déjà disponible. 

jeudi 4 août 2011

Bilan et perspectives : l'espace en 2011 (2)

Suite au conseil d’un lecteur, je reviens sur un de mes premiers articles écrit il y a de cela quelques semaines. Le billet en question cherchait à donner une description thématique (à visée programmatique pour ce blog) de l’espace à venir.

Il proposait aussi ce que je voyais alors (et vois toujours) comme un des thèmes majeurs de l’année spatiale 2011 : une sorte d'entrée de l’espace dans la maturité un peu plus d'un demi-siècle après Spoutnik, et l’aspect nostalgique qui en résulte forcément. De fait, les deux anciens rivaux de la guerre froide ont chacun leur cinquantenaire à fêter.

Ainsi, tandis que la Russie fête Gagarine, les Etats-Unis célèbrent le discours de Kennedy. Mais le moment où l’on souffle les bougies d’un anniversaire est aussi souvent l’heure de faire un bilan. Et peut-être est-il plus difficile d’être optimiste lorsque l’on est Américain, que l’on vient d’assister à la fin de trois décennies de navette spatiale et que l'on ne voit rien de bien défini se profiler à l'horizon.

De mon côté, je vois aujourd’hui que cette description peut être complétée avec utilité par une analyse plus précise de l’évolution des différentes puissances spatiales. C’est ce que choisit de faire le colonel Jean-Luc Lefebvre dans une publication récente intitulée « Année spatiale 2010 : Gare à la phase balistique ! », in Pascal Chaigneau (dir.), Enjeux diplomatiques et stratégiques 2011, Economica. L’utilisation de la métaphore spatiale permet en effet à l’auteur d’identifier de manière originale les problématiques et perspectives propres à chaque grande puissance spatiale. En quelques mots : 
Cette analogie entre les phases d’une mission et celles d’une politique spatiale peut servir de fil conducteur pour décoder les tendances de l’année 2010. Il est effectivement éclairant de discerner les puissances en phase de propulsion initiale, de celles en situation balistique ou encore de celles qui ont décidé d’appliquer une notable correction de trajectoire (p. 356)
Plus précisément, Jean-Luc Lefebvre nous propose ici d’appréhender l’espace sous l'angle des lancements (sur les satellites, on peut toujours se référer à ce billet). Voici très succinctement ce que l’analogie donne pays par pays. Je ne peux que vous conseiller d’aller jeter un œil à l’article pour y lire le reste de l’analyse.

1) Le leader russe domine toujours avec près de 30 lancements réussis sur les 70 exécutés dans le monde. Pour mémoire, en 2006, la Russie et les Etats-Unis étaient au coude à coude. La Russie peut envisager l’avenir avec sérénité.

2) La Chine est « en pleine poussée vers la puissance spatiale » alors qu’elle vient d’atteindre le seuil symbolique de 15 lancements réussis, égalisant ici avec les Etats-Unis.

3) Malgré un léger retard dû à deux échecs, l’Inde reste évidemment dans la course et exprime son ambition pour l’espace.

4) Les Etats-Unis initient quant à eux « une correction de trajectoire majeure ». Ce blog en a longuement parlé. Dans cette perspective, le nouvel accent mis sur un secteur commercial élargi peut être synonyme (si la méthode fonctionne) d’une « nouvelle orbite de transfert ». Les enjeux sont énormes : les Américains jouent leur prépondérance spatiale.

5) L’Europe, enfin, se place en « phase balistique ». Le bilan est plus qu’honorable, mais les perspectives pour l’avenir sont bien moins radieuses alors que se profile une concurrence féroce. Par rapport aux quatre autres puissances, les Européens manquent d’ambitions et semblent camper sur leurs positions.

Selon vous, à quoi ressemblera l’année 2011 ? Que retiendra-t-on ?