mercredi 31 octobre 2012

Club spatial : ouvert ou fermé ?

Ce billet, rédigé dans le cadre de la « Chronique spatiale/Des fusées et des hommes », est paru sur AGS

Les fusées sont le symbole de la conquête spatiale. Rêvées par Constantin Tsiolkovski dans le célèbre ouvrage théorique L’Exploration de l’espace cosmique par des engins à réaction (1903) et à nouveau par Robert Esnault-Pelterie quelques décennies plus tard, puis touchées du doigt par Robert Goddard en 1926, elles ont d’abord été engin de mort avec le V2 de Wernher von Braun, avant d’incarner l’humanité et sa soif d’exploration après les années 1950. Comme l’écrivait déjà Alain dans un Propos de 1932, « il y a des rêveries de fusées à propulseur explosif qui sont folles,  mais d’où il sortira sans doute quelque chose ».
Une actualité brûlante

Un quelque chose qui n’en finit pas. Alors que le Brésil a annoncé conjointement avec l’Ukraine que la coopération entre les deux pays allait être renforcée afin qu’un lancement d’une fusée Cyclone-4 ukrainienne soit effectué dès 2014 depuis la base brésilienne d’Alcantara, la Corée du Sud prépare activement le tir de son lanceur semi-indigène KSLV-1 (Korea Space Launch Vehicle). Le lancement, reporté à novembre en raison de défaillances des systèmes embarqués du premier étage de fabrication russe, fait suite à deux précédents échecs datant des années 2009 et 2010. La pression est d’autant plus forte que le programme spatial sud-coréen fait face à un voisin du Nord très remuant quelque six mois après la tentative ambiguë par celui-ci de placer en orbite un satellite d’observation. Fruit d’un investissement de 471 millions de dollars, la fusée sud-coréenne vient également couronner deux décennies d’efforts entrepris pour rattraper les deux grandes nations compétitrices de l’Asie du Nord Est, la Chine et le Japon.

Interpellée sur l’avenir de la filière Ariane, l’Europe est quant à elle parvenue à un carrefour. Ce n’est rien moins à entendre certains que la question de la maîtrise autonome de l’accès à l’espace qui se joue aujourd’hui. Les qualités du lanceur Ariane 5, explicitement optimisé pour les satellites commerciaux géostationnaires, ne sont pas à rappeler, alors qu’Arianespace a poursuivi une stratégie efficace en développant une véritable famille de lanceurs, dont Vega (1,5 tonnes en orbite basse) et la fusée russe Soyouz (9 tonnes en LEO, 4 tonnes en GEO). Le « tout commercial » pose néanmoins d’importants risques à l’horizon 2025. Aussi l’Europe doit-elle non seulement compléter l’apport commercial par une véritable préférence européenne garantissant un nombre de tirs minimum et permettant le maintien de la filière en condition opérationnelle (en dessous de six lancements par an le maintien n’est plus possible nous dit-on), mais il convient aussi que l’Europe s’adapte aux évolutions programmatiques de moyen terme. Pour certains, cela passe par l’acquisition de la flexibilité d’emploi d’un moteur cryogénique réallumable (i.e. un étage supérieur d’Ariane 5 plus performant), soit l’option dite Ariane 5 ME (« Midlife Evolution » pour évolution à mi-vie). Pour d’autres, cela ne fait qu’illustrer la nécessité de réduction des coûts du système Ariane par une optimisation de l’ensemble de la structure industrielle, tout en préparant la suite en lançant hic et nunc les travaux de développement d’un lanceur de nouvelle génération (NGL) en cohérence avec les besoins institutionnels et commerciaux futurs, soit l’option dite Ariane 6. A noter que ces deux options ne sont pas forcément contradictoires : l’élément clé est la progressivité. Reste que la tenue de la réunion du conseil ministériel de l’ESA, prévue pour le 20-21 novembre à Naples (et non plus à Caserte), cristallise les tensions. La position définitive de la France – représentée par Geneviève Fioraso – n’est pas encore connue. « Oui à un nouveau lanceur, mais il faut trouver le chemin pour y arriver » a-t-on entendu sans plus de précision cet été. Mais si l’on devine une préférence pour l’hypothèse n°2 – également défendue par les acteurs institutionnels, comme Arianespace, le CNES et l’ESA –, le gouvernement allemand – suivi en cela par les industriels, Astrium notamment – a de son côté pris fait et cause pour l’option ME indiquant vouloir faire passer sa contribution au financement d’Ariane de 20 à 33% du total.

Maintenir l’emploi et préserver la base industrielle, alors que le secteur emploie en France 12 000 personnes (plus du tiers des effectifs européens) et représente un chiffre d’affaire de 4 milliards d’euros en 2011 (plus de 50% du CA de l’industrie spatiale européenne) selon le GIFAS. Ne pas risquer la perte de l’expertise lanceur en Europe et soutenir une assurance en gardant en tête que le passage direct d’Ariane 4 à Ariane 5 a failli être fatal. Mais aussi s’attaquer au problème de la rentabilité, tout en restant innovant. Répondre efficacement aux menaces futures qui pèsent sur la position dominante d’Arianespace au moment où 1) les pays à forte croissance affichent des objectifs ambitieux et accordent un soutien sans faille à leurs lanceurs, et lorsque 2) l’industrie américaine opère un retour en force, facilité par la remise en cause progressive des mécanismes de contrôle des exportations spatiales et par l’apparition d’un esprit Silicon Valley inspiré de l’expérience SpaceX. SpaceX qui, doit-on le rappeler, a signé des contrats pesant 1 milliard avant même d’avoir pu justifier d’une capacité à placer des satellites commerciaux en orbite. S’adapter ou mourir, selon les propres mots de Jean-Yves Le Gall.

Une décision de souveraineté

L’accès à l’espace est un élément essentiel de la puissance spatiale. Non seulement la maîtrise de la technologie des lanceurs conditionne l’indépendance des Etats dans la poursuite de leurs activités spatiales, ce que Jean-Luc Lefebvre qualifie de « principe de base de la stratégie spatiale », mais elle est également un symbole fort, un identificateur, un séparateur, le signe d’appartenance à un club très restreint. On se souvient de Michel Debré, alors ministre de la Défense nationale, déclarant en 1972 : « Dans dix ans, il y aura deux sortes de pays. Ceux qui seront indépendants et maîtriseront leurs télécommunications et leur programmation. Et ceux qui seront dépendants d’autres pays dans ce domaine ».

Les difficultés rencontrées par l’Europe en 1978 pour faire lancer le satellite franco-allemand de télécommunication Symphonie, alors qu’aucun lanceur européen n’était encore disponible, ne relèvent pas seulement de l’article de foi ou du mythe fondateur. Elles témoignent de l’importance réelle de l’enjeu et du pouvoir dont dispose le pays lanceur, en l’occurrence d’un abus de position dominante claire de la part des Etats-Unis. C’est donc pour assurer les moyens de leurs ambitions que l’Europe a décidé de se lancer dans l’aventure Ariane, que la Chine a établi le programme Longue Marche et que le Japon, l’Inde, Israël et l’Iran se sont engagés hier dans la conquête de l’espace, en attendant que le Brésil et la Corée du Sud ne suivent demain la même voie.

La dimension politique et stratégique est de fait primordiale. Pour Serge Grouard, l’espace témoigne en réalité d’un double seuil : un seuil d’intérêt spatial au-delà duquel il faut se situer pour devenir une puissance spatiale, l’espace étant vu ici comme un mode d’expression spécifique de la puissance, « il ne crée pas la puissance, il la renforce et par conséquent, il la présuppose », et un seuil de capacité spatiale qui limite le nombre de postulats au club très fermé des puissances spatiales, car « ne peuvent investir l’espace que ceux qui en ont préalablement les moyens ». Prenant en compte ces deux éléments, Grouard note que « l’espace sera réservé aux quelques privilégiés dépassant ce double seuil d’intérêt et de capacité ». La mise au point des lanceurs exige l’existence de compétences industrielles élevées, ainsi qu’une garantie d’investissement courant sur des années voire des décennies. Pari sur l’avenir, la construction d’une réelle capacité spatiale est avant tout le fruit de la maturation. De ce point de vue, et malgré l’essor du marché commercial, l’on devine que l’implication de l’acteur étatique est plus que jamais une nécessité. C’est ainsi que l’on peut noter combien le Brésil est aujourd’hui sérieusement handicapé par l’absence d’acteur industriel développé et soutenu par l’Etat du fait de la volonté néolibérale – datant des années 1990 – d’éviter l’étape publique, comme l’est également la Russie et son outil industriel, certes maintenant en phase de transition, après le passage des différents gouvernements Eltsine. « Force est donc de constater, nous disent les auteurs d’une étude publiée par l’IRSEM, qu’aucune puissance spatiale ne peut se développer sans une forte intervention de l’État et la mise en place d’une industrie publique ».

Ces éléments, à en croire Grouard, ne peuvent que conduire à la conclusion selon laquelle « ce n’est que sur le long terme qu’une prolifération peut se produire. Même à moyen terme, les acteurs de l’espace sont, d’ores et déjà, connus. Il n’y en aura pas d’autres ; tout au plus, l’exception viendra-t-elle confirmer la règle. L’accès à l’espace est clos. Le club des puissances spatiales a presque fermé ses guichets ». La problématique de l’ouverture du club spatial, mais également de son maintien dans celui-ci, n’est pas résolue pour autant. On rappellera par exemple que la base technologique commune aux fusées et aux missiles, loin d’être obsolète, un résidu de la guerre froide, renforce le caractère prioritaire, souverain des programmes de lanceurs. Partant, tout transfert de technologies spatiales est sévèrement encadré dans le cadre du régime de contrôle de la technologie des missiles.

Atteindre l’espace

Presque toutes les puissances spatiales ont en effet bénéficié dans leur quête de l’accès autonome à l’espace des compétences acquises dans le domaine des missiles. C’est ainsi que l’expertise allemande liée au V2 a bénéficié aux Etats-Unis dont le premier lancement réussi a d’ailleurs été l’œuvre de von Braun et de son équipe. Dans le cas russe, ce sont les capacités du missile intercontinental R-7 – descendant lointain du R-1 directement inspiré du V2 – qui ont accéléré de manière dramatique l’expansion du spatial soviétique dans les années 1950. De même, la troisième place de la France dès 1965 tient en grande partie à l’existence d’un programme militaire de missiles. Il n’y a finalement que l’exemple du H-2 japonais pour indiquer qu’une voie alternative est possible ; le cas est cependant trop particulier – le Japon étant limité par sa Constitution et ses liens privilégiés avec les Etats-Unis – pour être autre chose que l’exception confirmant la règle. De fait, les tentatives irakienne et nord-coréenne de lancement des fusées Al Abid (Al Tamouz) en décembre 1989 et Pekdosan-1 (Taepo Dong-1) en 1998, puis Unha (Taepo Dong-2) en 2006, 2009 et 2012 ont suscité l’inquiétude internationale, témoignant du fait que l’assimilation entre un lanceur et un missile intercontinental était toujours d’actualité. Quant au programme spatial iranien, dont les fusées sont dérivées d’éléments nord-coréens, ses affirmations pacifiques ne suffisent pas à calmer les puissances occidentales ou à faire oublier la porosité entre les deux filières de missiles et de lanceurs. Hergé lui-même prendra pour modèle le V2 pour sa fusée expérimentale X-FLR6.

On ajoutera avec les auteurs de L’espace, nouveau territoire (une des meilleures références françaises qui soit) que « l’utilisation de la technologie militaire a eu des conséquences décisives pour le choix du lanceur comme engin non réutilisable ». Le lanceur doit en effet résoudre le problème du rapport de la charge utile au poids de l’ensemble, incluant le véhicule, les moteurs et la masse de propergol embarquée (le « rapport de masse », selon la fameuse « équation de la fusée » imaginée par Tsiolkovski), sachant que pour atteindre une altitude suffisante il doit égaliser ou dépasser la première vitesse cosmique ou vitesse de satellisation (7,9 km/s). La solution envisagée passe par le staging, soit le recours à des étages superposés (étages inférieurs et supérieurs : fonctionnement en série) ou juxtaposés (boosters : fonctionnement en parallèle) qui sont abandonnés une fois que le combustible est épuisé. Pour cette raison, il a fallu attendre les années 1970 pour que le concept d’engin réutilisable mène à des réalisations concrètes à travers l’expérience de la navette spatiale américaine et de la navette russe Bourane, ainsi qu’à des études au Japon et en Europe. Malgré les déconvenues, l’idée du SSTO (Single-Stage-to-Orbit) fait son chemin et trouve même une seconde jeunesse après les programmes abandonnés de type X-33 et X-34 : la voie ouverte par la NASA a en effet incité des organisations privées à proposer de nombreux modèles d’engins suborbitaux dont certains ont résisté à la crise économique de 2008 et pourraient dans un avenir proche offrir une voie alternative d’accès à l’espace. A cela s’ajoutent les possibilités offertes, malgré les très nombreuses contraintes techniques et budgétaires, par les projets d’avions hypersoniques qui abandonnent définitivement le principe du moteur-fusée. Le test du quatrième et dernier X-51A WaveRider est ainsi annoncé pour début 2013.

… à suivre. 

jeudi 25 octobre 2012

Visions du cosmos

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L’image du jour nous vient de Map Crunch. Cette toile de 1981intitulée « Frères de l’espace » (Космические братья, Galerie Tretiakov), est caractéristique du réalisme socialiste soviétique. Il est d’ailleurs ici moins question d’exploration spatiale, que de présentation du héros-modèle soviétique type : représentation de l’exploit personnel accompli par chacun des cosmonautes, c’est néanmoins  le groupe et plus largement la société communiste et ses idéaux qui sont mis en avant. 

De gauche à droite : A. Tamallo-Mendez (Cuba), Yu. Romanenko, V. Dzhanibekov, B. Farkas (Hongrie), N. Rukavishnikov, Zh. Gurragcha (Mongolie), V. Kubasov, G. Ivanov (Bulgarie), V. Remek (République Tchèque), A. Gubarev, S. Jen (RDA), V. Bykovsky, P. Klimuk, M. Germaszewski (Pologne).

Sur l’art spatial russe, l’on préfèrera l’œuvre de l’artiste-cosmonaute Alexeï Leonov, le premier homme à avoir réalisé, non sans soucis techniques, une sortie extravéhiculaire dans l’espace dans le cadre de la mission Voskhod 2 en mars 1965. La toile présentée ci-dessous est le fruit de cette expérience. Leonov est aussi l’un des deux cosmonautes de la mission historique Apollo-Soyouz de 1975.

A painting by Alexei Leonov of his own spacewalk, the first time anyone squeezed outside a spaceship in orbit. His 12-minute-9-second spacewalk skirted on the edge of disaster, and must have been terrifying even for Leonov with all his training.
Once Leonov entered the vacuum of space, his spacesuit become inflated and maneuverability suffered. The real trouble began as he tried re-entering the Voskhod 2 craft; he became stuck in the the hatch due to the inflated suit. He was forced to partially depressurize his suit in order to fit through the hatch, putting himself at great risk of suffering decompression sickness. [more]


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Là où les Russes préfèrent mettre l’accent sur l’homme et l’exploit technique, les Américains sont davantage inspirés par l’immensité des paysages spatiaux – d’ailleurs souvent imaginés, nul homme n’y ayant encore jamais été. Les dessins de Chesley Bonestell sont très représentatifs de cette tendance. L’homme n’est présent que rarement, et si nous le trouvons, c’est pour accentuer un peu plus cette sensation d’écrasement. 



La centralité de la peinture de paysage dans l’art américain est ancienne. J’évoquerai simplement le romantisme de la fameuse Hudson River School (Thomas Cole, etc.) tel que rendu par l’exagération des structures géologiques, la présentation de paysages vierges et d’une Nature grande et ouverte, manifestation de la puissance et de la bonté divine. La ressemblance avec le Shanshui est également frappante. 

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Je recommande également la lecture de ce billet, publié il y a quelques mois déjà.

dimanche 21 octobre 2012

Les cinquante ans du CNES : C’est l’espace ! ... Guide introductif sur les nouveaux réseaux sociaux à usage spatial


Pour ses 50 ans, le CNES s’est offert un très beau livre. Je dis « beau », mais je devrais également dire utile. Car il ne s’agit pas d’un livre que l’on range sur le rayonnage de sa bibliothèque ou que l’on sort de temps en temps pour s’attarder sur les belles images : non, ce livre est beaucoup plus que cela…

Construit sur le mode exclamatif, le titre est lui-même tout un programme : C’est l’espace ! 101 savoirs, histoires et curiosités (Gallimard, 2011). En témoignent aussi bien la variété des sujets traités : 101 entrées se dressent ainsi devant l’œil du lecteur, à l’image de « banlieue », « biocosmisme », « bipolaire », « carte », « ciel », « cité », « coopération », « communication », « corps », « coût », « création », « cyborg », « E.T. », « fusées », « Knes », « noms », « opérations », « satellites », « souveraineté », que les profils divers des auteurs : français ou étrangers, astronaute, historiens, sociologues, écrivain, professeurs de philosophie, linguistes, ingénieurs, astrophysiciens, sémiologues, etc. Extraits disponibles ici.

Construit sur le mode encyclopédique ensuite, ce livre multiplie les approches et les points de vue et s’avère être d’autant plus intéressant qu’il est complémentaire de l’ouvrage historique commandé vingt ans plus tôt à l’occasion des trente ans de l’agence spatiale française et justement intitulé, Les trente premières années du CNES (La Documentation Française, 1994). En grande partie rédigé à partir de sources de première main et de commentaires des acteurs eux-mêmes, cet ouvrage se concentrait exclusivement sur l’aventure spatiale française. Il ne restait plus qu’à prendre un peu de hauteur afin de prendre comme objet non plus un seul pays, mais l’humanité entière : voilà chose faite !

... ainsi avec Le Saut dans le vide de Yves Klein, paru à la une de Dimanche, le journal d’un seul jour (27 novembre 1960) sous le titre « Un homme dans l’espace ! ». Deux versions des moments qui ont suivi ce saut spatial ont été données : l’une optimiste, signée par Fayçal Baghriche en 2004, le cycliste pédale mais Klein n’est plus là (sans doute dans les étoiles), l’autre négative montrée la même année par Ciprian Muresan et intitulée Leap into the void, after three seconds

A ces trois images, s’en ajoute une version plus politique proposée par Ilya Kabakov : L’Homme  qui s’est envolé dans l’espace (1988), situe l’action au pays des soviets. Selon Denys Riout, auteur de l’article « Création », « Elle est un parfait condensé de la nécessité de rêver, de s’échapper, de s’élever,  en toute liberté ».



Même s’il est question des rapports entre l’espace et la télévision, le cinéma, la BD et même la publicité, il reste un sujet étonnamment absent de ce livre : internet ! En effet, sauf quelques brèves mentions ici et là, aucune entrée ne lui est spécifiquement dédiée. Il n’est pas fait cas de l’essor des informations intégrées de type GIS, principalement d’origine satellitaire, qui autorise l’analyse et l’intégration de plusieurs niveaux d’informations spatiales associés à une localisation géographique particulière. On cherchera en vain comment certaines rumeurs ou analyses plus ou moins bien fondées se développent en creux lorsque les informations sont par nature insuffisantes ou tronquées. La Chine et les Etats-Unis font ainsi régulièrement les premières pages à coup de lasers, microsatellites, ASAT chinois (cas unique, l’ASAT chinois de 2007 a été révélé pour la première fois sur le net avant d’être confirmé par la diplomatie américaine quelques jours plus tard) voire avions spatiaux. Rien non plus n’est dit de la diffusion et de l’évolution de l’idée que l’on se fait du spatial grâce au support qu’offrent le net et les nouveaux médias sociaux. Cet oubli est d’autant plus dommageable à mon sens – et c’est aussi l’auteur d’un blog baptisé De la Terre à la Lune qui parle – que l’exploration de l’espace se joue aujourd’hui énormément sur le net.


Les campagnes de communication des agences spatiales de tous les pays l’illustrent aisément. Ainsi par exemple lors du tweetup organisé au printemps dernier lors de l’amarrage de l’ATV à l’ISS, du premier SpaceUp européen, des efforts du CNES à cet égard ou du compte twitter de la NASA qui, outre comptabiliser un peu plus de 3 millions d’abonnés, soit le 280e meilleur chiffre mondial, s’est cette année vu attribué un prix. Si l’image géante à très haute résolution de la Terre, dite « Blue Marble » (Bille Bleue), prise en octobre 2011, a été visionnée plus de 4,6 millions de fois, le lancement de l’entreprise SpaceX en mai dernier a quant à lui fait l’actualité : #DragonLaunch est devenu pendant quelques minutes le numéro 1 des tendances mondiales, avec International Space Station à peine quelques rangs derrière. La blogosphère n’est pas en reste, qu’elle soit institutionnelle et professionnelle, à l’image du blog tenu par les astronautes de l’ESA, ou plus « amateur » comme votre serviteur. Nous pourrions multiplier les exemples tant Internet cristallise les efforts de projection et de rayonnement des acteurs du spatial et que chaque « événement » est l’occasion de créer une attente, et d’attirer et de démultiplier le regard du public. La NASA est sans doute à ce titre l’exemple le plus abouti.

L’exemple américain

La NASA a en effet compris combien Internet permettait de connecter, mais aussi de relier et d’engager le public. Avec les médias sociaux, la NASA peut ainsi tout à la fois raconter une histoire, construire une relation, atteindre le public là où il se trouve – chez lui – sans qu’il ait lui-même besoin de se déplacer, voire prendre part à une conversation déjà existante. Cela n’a rien d’évident. L’émergence d’internet et des nouveaux comportements favorisés par les médias sociaux provoque l’intérêt comme le trouble pour cette institution historique née en 1958 de la crise déclenchée par Spoutnik. La transparence constitue un pan entier de la culture outre-Atlantique. Mais comme dans chaque cas lorsqu’il s’agit d’une bureaucratie, l’adaptation demande du temps et de l’argent : il faut identifier les responsables officiels (IT/Net ou communications), développer les ressources, cerner les enjeux de sécurité et ceux liés au caractère privé de certaines informations, et savoir comment impliquer l’ensemble des services (éducation, archives, etc.), de même que, dans le cas de la NASA, tous les centres dispersés dans tout le pays (NASA HQ, Kennedy Space Center, Ames Research Center, Jet Propulsion Laboratory, etc.). Développer une présence sur les médias sociaux constitue néanmoins un avantage indéniable. Pour la NASA, cela a sans doute été aussi l’occasion de réviser ses stratégies de communication en temps de crise poursuivant ici les efforts engagés après les tragédies Challenger en 1987 et Columbia en 2003. Cet outil de communication n’a en effet rien à voir avec le communiqué de presse. Il s’agit d’une tout autre culture. Ici, c’est une véritable conversation qui s’engage : on écoute autant qu’on exprime. Cela présente aussi des inconvénients : lorsqu’une conversation est entamée, l’effort doit naturellement être poursuivi, il faut participer, interagir, admettre ses erreurs, sans cesse répondre, et toujours rester présent – au besoin en donnant des rendez-vous à heures fixes. L’investissement doit être permanent si l’on veut établir une crédibilité.

A cette fin, la NASA s’est faite humaine. Elle engage des conversations à base de smileys, de références à la culture populaire et de plaisanteries. A l’intersection de tout cela, elle a aussi inventé l’anthropomorphisation à travers ses rovers (@MarsPhoenix, @MarsRovers, @MarsCuriosity), sondes (@NASAJuno, @NASAVoyager2) et surtout, cas extrême, ses robots (@AstroRobonaut) sans oublier tous ses avatars plus ou moins contrôlés qui participent au rêve spatial (@SarcasticRover). Elle s’est adjointe l’aide de représentants visibles comme @Lori_Garver et l’ensemble du corps des astronautes (32 possèdent un compte actif sur Twitter). La NASA a développé une version mobile de son site. Elle a également favorisé la migration de sa chaîne de télévision vers Youtube. L’interconnexion, quel que soit le support choisi, son caractère installé ou nouveau (twitter, Flickr, MySpace, Facebook, Google+, etc. plus de 200 comptes au total, et une présence multipliée par 157 sur Twitter), le mode (blogs, Chat, applications sur IPhone et Androïd, rencontres IRL, événements historiques de type premier tweet en provenance de l’espace écrit par @Astro_Mike, ou premier tweet en direct de l’espace rédigé par @Astro_TJ, « flashcode » dessiné sur le bras robotique de Curiosity utilisable pour obtenir des informations supplémentaires sur la mission, etc.), ou la provenance (officiel ou amateur), est encouragé. De même que l’est le partage (on peut « aimer » l’histoire, le récit) et les partenariats avec les acteurs du spatial américain (SpaceX, etc.) et de la société civile (universités, etc.). Résultat, l’agence spatiale américaine a plus de 1 500 vidéos et plus de 7,4 visionnages à son compte en 2010, une dizaine d’applications, de même qu’une crédibilité renforcée à la fois par la richesse des contenus (expertise, aperçu de l’intérieur, etc.) et la motivation des « visiteurs » qui ne sont plus seulement des « fans », « abonnés » ou simples « consommateurs », mais des créateurs, des collaborateurs, des « space geeks », voire des prosélytes.

Fondée sur la section 203, paragraphe (a), troisième alinéa du National Aeronautics and Space Act de 1958, selon laquelle « The Administration, in order to carry out the purpose of this Act, shall provide for the widest practicable and appropriate dissemination of information concerning its activities and the results thereof », la politique de la NASA vis-à-vis des médias sociaux est un succès visible au quotidien.

L’exemple européen

A noter que le CNES n’est pas absent de cette évolution générale. J’ai beau déplorer l’investissement (presque) exclusif en direction des applications Iphone au détriment d’Androïd, j’applaudis l’effort accompli depuis quelques temps sur Twitter (8 000 abonnés), Facebook (8 600 likes), la blogosphère (La tête en l’air, consacré à l’image spatiale, et La capsule, qui propose des podcasts) et Dailymotion et qui permet à l’agence spatiale française de toucher un plus vaste public, notamment les jeunes. La présence active du CNES sur les médias sociaux est également assurée par l’organisation d’événements IRL, à l’image des  Tweetups toulousains lors des lancements ATV, ou plus spécifiquement Les mardi de l’espace sur Paris et peut-être bientôt ailleurs.

Contrairement au DLR allemand, dont l’activité sur le web est bilingue (allemand et anglais), le CNES n’assure lui qu’une présence francophone. Quant à l’ESA, elle twitte en anglais (66 900 abonnés) et depuis peu en allemand, français (1 000 abonnés seulement !), espagnol, italien, grec et néerlandais. Nombreux sont aussi les astronautes à assurer un livetweet de leur expérience à l’entraînement ou en mission, de même que les différents organismes et missions spatiales de l’ESA. Les comptes Flickr (voir les photographies prises par Andre Kuipers depuis l’ISS) et Youtube sont également très actifs. Bien que dans le sillage de la NASA, l’Europe met donc elle aussi à son profit les enseignements des médias sociaux : transparence, participation, ouverture, crédibilité, communication en temps réel, partage, interaction et réutilisation libre des données d’origine spatiale… impliquant un traitement identique des médias traditionnels et du public, un contenu scientifique chaque jour plus riche et mis à disposition de tout le monde, et le recours à des licences de droits d’auteurs libres (de type Creative Commons).

... à suivre 




lundi 15 octobre 2012

Des surprises stratégiques (4) Réflexions d'étape, plus que conclusion

Longtemps l’humanité a interrogé la nature afin qu’elle lui révèle les intentions des dieux. Parce que celles-ci étaient inscrites dans les étoiles, le vol des oiseaux ou les entrailles des animaux sacrifiés, grand ou petit, général ou simple berger, personne n’hésitait à consulter les prêtres, devins et autres haruspices. Le règne de la Raison a mis un terme à cela. Reste que les actions humaines sont toujours gouvernées par les passions. Anticiper l’avenir, c’est dès lors multiplier les grilles d’analyse : utiliser l’imagination et l’ensemble des supports qui la véhiculent, comprendre les différentes visions du monde et l’importance des perceptions, bref penser l’irrationnel sans délaisser pour autant les outils de la raison…

Arrivé au terme de la deuxième saison des « billets de l’été », que l’on me permette donc d’exprimer quelques réflexions d’étape et éléments nouveaux…

Concernant l’utilisation du support fictionnel commercial et de l’anticipation romanesque, quatre méthodes, parfois non exclusives l’une de l’autre, peuvent être distinguées :
1) Une première approche consiste à voir dans la culture populaire la cause ou le résultat de la politique internationale, elle fait partie du processus politique et nécessite dès lors une analyse classique (étude de la causalité, importance de la variable, etc.) ;
2) Une autre approche perçoit la culture populaire comme le reflet des relations internationales et des théories des RI et lui accorde donc une valeur illustrative et explicative. La méthode est ici explicitement pédagogique et analogique. C’est principalement ce qui a été tenté ces dernières semaines sur ce blog.
3) La culture populaire peut aussi être vue comme une donnée à part entière, significative parce qu’elle trahit – à voir si l’indicateur est pertinent ou non – des normes, des croyances ou des identités.
4) Une dernière approche, plus critique, peut être identifiée : celle qui se focalise sur les interactions entre la culture populaire et les autres représentations de la politique internationale, et leur importance du point de vue de la compréhension du processus général.
Dans ces conditions, la question est aussi bien de savoir en quoi ces exercices allégoriques sont utiles pour illustrer et approfondir des paradigmes et courants existants, que de demander pourquoi de tels scénarios – i.e. apocalyptiques – existent à la base. De fait, le jour des morts-vivants et le soulèvement des machines ne sont que les ultimes avatars d’une longue tradition SF : le mode de pensée est d’autant plus familier qu’il est porteur d’un héritage séculaire. Au moins pour l’Occident, en particulier l’Amérique, nous distinguons quatre moments : 1) les théories des guerres raciales, en premier lieu la peur du « péril jaune » (magnifiquement illustrées par le roman de science fiction The Unparalleled Invasion de l’écrivain Jack London) ; 2) les théories de la guerre nucléaire et de la dissuasion (pour la première fois représentées dans différents écrits de l’entre-deux-guerres et de l’immédiat après-guerre, de H. G. Wells à Robert A. Heinlein, puis repris – comme vous savez – par le cinéma de la guerre froide) ; 3) parallèlement ou alternativement selon les périodes, le néo-malthusianisme ; 4) beaucoup plus récent, encore qu’une reprise d’un discours ancien, le choc des civilisations…

Enfin, je profite de l’occasion pour confirmer une tendance : le genre apocalyptique est plus que jamais à la mode cette année, un constat d’autant plus intéressant pour l’auteur et les lecteurs de ce blog que les relations internationales ne sont pas oubliées !

1) J’ai déjà parlé de la série produite par AMC et inspirée par les comic books du même nom, The Walking Dead qui entame cette année une troisième saison. Le principal intérêt de cette fiction est qu’elle ne focalise pas sur le « pourquoi » : un personnage peut exprimer des interrogations, un autre peut donner son opinion (métaphysique le plus souvent), rien n’est cependant tranché car là n’est pas l’essentiel.


2) La série Homeland de Showtime refait aussi une apparition avec une deuxième saison. L’apocalypse a ici moins le sens de catastrophe violente et soudaine, bien qu’elle pourrait prendre cette tournure si les scénaristes se laissent convaincre, que de « dévoilement » : la guerre contre le terrorisme en révèle plus sur la démocratie américaine que sur l’adversaire lui-même. Nouveauté : la question ne porte pas tant sur la torture (une problématique illustrée par la série 24) que sur la légitimité des attaques de drones (responsabilité, opacité du processus de décision, proportionnalité, discrimination, etc.).


3) A cela viennent s’ajoutent deux nouvelles séries inédites. La première, produite par NBC et réalisée – au moins pour l’épisode pilote – par Jon Favreau (Iron Man), est intitulée Revolution. Etrangement proche de Ravage (1943) de René Barjavel par certains aspects (sans qu’il soit bien sûr question de « retour à la terre » purificateur), la série nous amène dans un monde post-apocalyptique dans lequel, l’électricité ayant disparu, l’humanité est du jour au lendemain ramenée à l’âge de pierre. Apparemment incapable d’exister sans batterie ou d’inventer des technologies alternatives (du type vapeur), les gouvernements et les nations disparaissent, laissant la place au chaos et à l’anarchie hobbesienne : devenue « solitary, poor, nasty, brutish and short » la vie humaine se polarise avec des communautés agraires qui survivent tant bien que mal face à des milices autoritaires issues des restes des armées nationales (ici l’U.S. Army) tentant de monopoliser le pouvoir légitime à leur profit.


4) La seconde série est plus convaincante, même si le show d’ABC n’échappe pas non plus à certaines faiblesses de taille. Last Resort, car c’est son nom, part du constat selon lequel l’Amérique ne trouvant pas d’adversaire à sa mesure (seuls les Aliens, d’Independence Day à Battleship en passant par Battle Los Angeles, ont jusqu’à présent eu cet honneur) n’a d’autre choix que de se retourner contre elle-même. L’opportunité lui est offerte lorsque le sous-marin nucléaire lanceur d’engins USS Colorado refuse de lancer le feu nucléaire sur le Pakistan pour cause de procédure suspicieuse, est déclaré ennemi par Washington et se voit contraint d’affronter l’USN lancée à ses trousses. Mais rapidement Last Resort délaisse le monde sous-marin et les références faciles à Crimson Tide  (frapper ou attendre confirmation de l’ordre de tir) et A la poursuite d’Octobre rouge (technologie furtive) pour la surface des relations internationales. A voir les premiers épisodes, trois thèmes sont notamment développés :
- Le premier point porte sur la dissuasion, à savoir comment un vaisseau parvient à retenir le bras tout puissant des Etats-Unis : le capitaine Marcus Chaplin (Andre Braugher) explique à son second que pour convaincre les forces américaines de ne pas attaquer le sous-marin il doit apparaître « a little crazy », en menaçant au besoin son propre pays (la capitale Washington) de représailles massives.
- Le second concerne les relations civil-militaire : le fait qu’un ordre de tir ait été délibérément ignoré par les officiers n’est pas sans créer certaines tensions au sein de l’équipage, voire un risque de scission et de mutinerie, et pose à terme un problème de confiance. C’est ainsi que l’autorité du capitaine est directement concurrencée par le COB joué par Robert Patrick (Terminator 2).
- Le troisième et dernier point clôt le champ des possibilités, au conflit nucléaire se surajoute en effet une problématique de type contre-insurrectionnel : fraîchement débarqués sur une île habitée de l’océan Indien, le capitaine et l’équipage sont forcés de se départir de leurs calculs olympiens (la dissuasion nucléaire) pour prendre en compte les réalités locales (une lutte de pouvoir sur fond de prise d’otage et de trafic), chose à laquelle ils n’ont jamais été préparés.

... De la Terre à la Lune ne pouvait pas passer à côté de l’exploit de la semaine du stratonaute Felix Baumgartner : l’homme qui a sauté à 39 km d'altitude.

mardi 9 octobre 2012

Des surprises stratégiques (3) Le soulèvement des machines

You’re judging me on things I haven’t even done yet. Jesus. 
How were we supposed to know?

Here, in Alaska, at the bottom of a deep, dark hole, the robots betrayed their pride in humankind. Here is where they hid the record of a motley group of human survivors who fought their own personal battles, large and small. The robots honored us by studying our initial responses and the maturation of our techniques, right up until we did our best to wipe them out. What follows is my translation of the hero archive. The information conveyed by these words is nothing compared to the ocean of data locked in the cube. What I’m going to share with you is just symbols on a page. No video, no audio, and none of the exhaustive physics data or predictive analyses on why things happened like they did, what nearly happened, and what never should have happened in the first place. I can only give you words. Nothing fancy. But this will have to do. It doesn’t matter where you find this. It doesn’t matter if you’re reading it a year from now or a hundred years from now. By the end of this chronicle, you will know that humanity carried the flame of knowledge into the terrible blackness of the unknown, to the very brink of annihilation. And we carried it back. You will know that we are a better species for having fought this war.

Entre Robopocalypse et World War Z, la comparaison est à première vue inévitable. Elle semble en effet justifiée à plus d’un titre tant l’auteur, Daniel H. Wilson, apparaît être aux robots ce que Max Brooks est aux zombies. Tout comme ce dernier, Wilson, par ailleurs docteur en robotique, est l’auteur d’ouvrages satiriques à succès tels que How to Survive a Robot Uprising: Tips on Defending Yourself Against the Coming Rebellion (2005) et How to Build a Robot Army: Tips on Defending Planet Earth Against Alien Invaders, Ninjas, and Zombies (2007). Tout comme Brooks, dont l’adaptation du livre au cinéma – avec Brad Pitt en tête d’affiche – est prévue pour 2013, son roman robopocalyptique a suscité l’attention et l’appétit d’Hollywood et de sa plus célèbre incarnation, Steven Spielberg qui a annoncé une sortie pour 2014. De manière beaucoup plus significative, la construction narrative employée renforce cette impression de parenté, le récit de la guerre contre « Rob » (l’équivalent robot du « Zack » utilisé par Brooks) étant une succession d’histoires racontées du point de vue de plusieurs personnages à divers endroits du monde à travers la bouche du narrateur-acteur-historien (l’histoire est écrite par les vainqueurs !) Wallace Cormac dans un monde post-apocalyptique dans lequel la menace robot s’est dissipée. De manière plus anecdotique, le rapprochement est d’autant plus aisé que la chronique de cette « New War », comme l’appellent les protagonistes, est rendue possible par la diffusion d’un virus qui infecte non plus le corps humain mais l’électronique de notre quotidien : robots domestiques, voitures intelligentes et jouets deviennent ainsi en quelques instants des engins de destruction sans pitié.
File:Robopocalypse Book Cover.jpg
Ça a débuté comme ça… le « robopocalypse » a été déclenché par un superordinateur intelligent cousin de Skynet, Archos, qui, quelques minutes seulement après sa « naissance », informe calmement son créateur que l’humanité a joué son rôle dans la grande histoire de l’évolution et qu’il ne lui reste plus qu’à disparaître :
You humans are biological machines designed to create ever more intelligent tools. You have reached the pinnacle of your species. All your ancestors’ lives, the rise and fall of your nations, every pink and squirming baby – they have all led you here, to this moment, where you have fulfilled the destiny of humankind and created your successor. You have expired. You have accomplished what you were designed to do.
… une thèse qu’il défend face à l’humanité dans sa globalité, ici incarnée par différents personnages qui, de la sénatrice américaine et de ses enfants, au soldat américain stationné en Afghanistan – oui, les Etats-Unis y sont toujours – en passant par le robot-geek japonais, le guérillero Cormac Wallace ou encore un hacker londonien, sont témoins du soulèvement des machines (la fameuse « Heure Zéro ») et de ce qui s’ensuit : la déportation et l’assassinat méthodique de masse de l’espèce humaine, les expérimentations de « Rob », les réfugiés, la résistance dans les cités, la longue marche vers la liberté, etc. 

Telle est aussi la tragédie de Robopocalypse tant il apparaîtra approprié au lecteur de rechercher les promesses offertes par World War Z. Or Wilson n’a ni le talent narratif ni l’imagination de Max Brooks. L’absence de profondeur des personnages n’explique pas tout. De notre point de vue, la plus grande déception est l’absence du politique. Il n’y a simplement rien sur comment les sociétés, les institutions et les acteurs politiques ont répondu et/ou favorisé l’éclatement de la guerre totale des machines contre l’humanité à « l’heure zéro ». Autant World War Z offrait une véritable perspective globale à la mesure du défi posé par la menace pandémique zombie, autant l’ouvrage de Wilson se réduit à l’étude de principalement trois pays (les Etats-Unis, le Royaume-Uni et le Japon) plus quelques régions exotiques (comme l’Afghanistan, mais le point de vue reste américain) sans d’ailleurs fournir d’explications quant à leurs relations, voire, de manière plus étonnante encore, sur la façon avec laquelle ils communiquent et coordonnent leurs efforts. Comme l’écrit Charli Carpenter, « Who would have thought a book about a zombie plague would have seemed realistic by comparison? ». « Wilson’s imaginary Earth seems less like a commentary on our own culture and more like a strange and surreal fantasy. In short, it fails precisely where World War Z or TIPZ [Theories of International Politics and Zombies, voir billet précédent] succeeded – at portraying the world largely as it is, plus zombies. »

C’est d’autant plus dommage que l’occasion était belle : l’allégorie robot et cyborg offre en effet des possibilités réellement infinies loin du manichéisme de l’univers zombie. Une richesse que la série Battlestar Gallactica deuxième du nom illustre parfaitement. Quant au mythique Terminator, il convient de noter qu’il est non seulement le seul robot à entrer dans le Top 100 des plus grands personnages du cinéma, mais qu’il figure également dans les deux catégories : celle des plus grands « méchants », comme celle des « gentils ». Pour cette raison, si l’approche « in the box » explicitement choisie par Dan Drezner ne se voulait être qu’un reflet particulièrement sage des RI (précisément un texte court pédagogique apprécié par les élèves et leurs professeurs), l’utilisation de la culture populaire peut aussi conduire à un résultat opposé, soit la remise en cause des postulats tenus pour acquis, la transgression des frontières mentales, et l’ouverture des Relations internationales sur un mode de pensée nouveau. Sans être un équivalent parfait, Wired for War: The Robotics Revolution and Conflict in the 21st Century (2009) offre ainsi des réflexions innovantes sur l’état des relations internationales. L’objectif a beau être différent, la méthode reste la même. Comme l’explique l’auteur, P. W. Singer, chercheur à la Brookings Institution, « the topic I am wrestling with is located where warfare, history, politics, science, business, technology, and popular culture all come together ».
Là où la métaphore zombie ne montre, en général, qu’une lutte opposant l’humanité à une masse sub-humaine plus ou moins stupide, le cyborg nous parle d’un monde en transformation dans lequel la mixité, l’hybridité, et l’ambiguïté constituent autant de concepts clés. Ce genre de réflexion convient mal à un mode de pensée, positiviste dirons-nous, élaboré à partir des trois courants traditionnels de relations internationales. Et pour cause, à lire Singer, « History may look back at this period as notable for the simultaneous loss of the state’s roughly 400-year-old monopoly over which groups could go to war and humankind’s loss of its roughly 5,000-year-old monopoly over who could fight in these wars ». Ce n’est en effet plus seulement l’Etat en tant qu’acteur principal des RI mais l’homme lui-même dont il faut remettre en cause la centralité. De même que certains redécouvrent l’œuvre de Philip K. Dick, y compris à travers ses avatars cinématographiques (de Blade Runner, 1982, de Ridley Scott, à Total Recall, 1990, de Paul Verhoeven), et que d’autres s’interrogent sur la mesure dans laquelle les aspects cyborg de la guerre moderne permettent aux femmes « de se battre comme des hommes », de même faisons-nous une utilisation de plus en plus grande d’Internet et des médias sociaux, alors que nos allégeances nationales complètent d’autres identités (comment qualifier l’être interconnecté ?), et que l’on commence à mélanger tissus humains et électroniques pour améliorer nos capacités (combien d’éléments artificiels pouvons-nous ajouter à un corps humain avant que celui-ci ne devienne cyborg ?, s’agit-il d’une bonne ou d’une mauvaise chose ?). Bref, savoir qui nous sommes, voire ce que signifie être un être humain, est une interrogation à la fois très actuelle et très moderne.

Malheureusement pour nous, les humains du roman de Daniel Wilson n’ont qu’une seule identité, celle négative de « non-machine ». Les tensions entre groupes humains concurrents – inhérentes aux histoires de zombies, de The Walking Dead à 28 Days Later – sont négligeables. Dans un tel monde, la construction d’alliances est en effet aisée : combattre « Rob ». L’avènement du premier être cyborg ne change rien à la donne. Dans le livre, le « cyborgisme » est infligé par Archos aux humains lors d’expérimentations cruelles. Mais l’opération est loin de bénéficier au camp robot, la plupart des victimes parvenant curieusement, et à préserver leur identité humaine originelle, et à être rapidement réintégrées au sein de leur espèce originelle. Il n’existe en effet aucun niveau intermédiaire ; pas d’allégeances, de stratégies ou de tactiques non plus qui différencient les humains entre eux. Le paradoxe est que l’ouvrage de Brooks – a priori plus à même de développer un univers en N&B – offre de ce point de vue une humanité plus diverse. L’exemple qui vient à l’esprit est celui des Quisling, ces humains traumatisés qui se comportent comme des morts-vivants aussi bien avec les leurs qu’avec ceux qu’ils cherchent à imiter. Le factionnalisme qui émerge dans le camp robot est une trouvaille aussi originale qu’intéressante. Elle n’est pas toutefois suffisamment explorée et se révèle être, une nouvelle fois, une occasion manquée. Wilson connaît pourtant son sujet ; comme l’écrit Glen Wilson, « You can’t say the guy hasn’t taken the dictum "write what you know" to heart ». L’accent mis sur la dépendance humaine à l’égard de la technologie, et donc la vulnérabilité tant matérielle que psychologique de l’humanité, suscitera inévitablement l’intérêt du lecteur. Wilson explore ainsi les liens entre robotique et sexe, de même que les liens émotionnels puissants qui peuvent relier un humain avec ses objets électroniques. Toutefois, il n’est pas non plus directement question du débat concernant le développement de robot autonome, et ce malgré le fait que intelligence artificielle et machine tueuse se rapprochent de plus en plus. Dans le futur proche décrit par Wilson, les robots autonomes militaires les plus utilisés ne sont pas armés. Ils ressemblent davantage à des C3-PO, des « robots protocolaires » placés à l’interface entre les militaires et les insurgés/indigènes et chargés d’absorber les frustrations sans jamais retourner l’insulte ou la violence… du moins pas avant d’être rendu amok par le virus déclenché par Archos. L’idée est extrêmement séduisante, mais notre univers, incarné aujourd’hui par les PackBot, Predator, Global Hawk, MARCBOT, TALON, SWORDS ou autres warbotstémoigne d’une réalité plus terrible encore.

A lire P. W. Singer, l’on comprend combien l’interface humain-machine est importante. En entraînant un changement d’environnement identitaire, c’est en effet une nouvelle réalité qui est créée. L’apparition de la guerre à distance interroge autant pour ses impacts du point de vue institutionnel (la possibilité de faire la guerre à moindre frais – sans payer l’impôt du sang – sans que le décideur ait de compte à rendre avec la population), que pour ses conséquences psychologiques (l’apparition du « cubicle warrior » qui « va à la guerre » la journée et rentre chez lui dans sa famille le soir, et de ses soldats qui nouent des liens émotionnels avec leurs robots), démographiques (la disparition du soldat spécialisé et très expérimenté au profit du militaire formé aux jeux vidéos et devenu vétéran en quelques dizaines d’heures seulement, de même que  l’apparition de contractuels civils chargés d’assurer la maintenance technique sur place là où le danger « physique » existe en contradiction avec le danger « virtuel » auquel les pilotes restés au pays sont confrontés) et éthiques (la question de la responsabilité, qu’accentuent la vidéoludisation de la guerre et à terme l’élimination de la variable humaine de la boucle de décision).

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Bien que tous les deux populaires, à l’image plus généralement de la littérature apocalyptique, l’être artificiel, mélange d’électronique et de métal, est plus à la mode que la créature de la nuit. Malgré une peur primitive bien réelle, la menace zombie paraît absurde. En cela, son utilisation allégorique autorise une relative créativité dont témoigne en partie l’ouvrage de Daniel Drezner cité dans le billet précédent. La métaphore robotique est selon nous différente mais tout aussi puissante. Le fait est que, singularité oblige, la menace cyborg est considérée par beaucoup comme quelque chose de presque palpable. Le soulèvement des machines occupe un horizon vraisemblable. Elle présente ainsi l’avantage d’être inscrite dans le réel :
Right now, we refer to these systems as "unmanned" or "artificial," calling them by what they are not […]. This is not only because we can’t yet conceptualize exactly what these technologies are and what they can do. It is also because their nonhumanity sums up their difference from all previous weapons. It is why their effect on war and politics is beginning to play out in such a new and revolutionary manner […]. Because they are not human, these new technologies are being used in ways that were impossible before. Because they are not human, these new technologies have capabilities that were impossible before. And, because they are not human, these new technologies are creating new dilemmas and problems, as well as complicating old ones, in a manner and pace that was impossible before.
Selon l’auteur de Wired for War, quatre postulats conditionnent l’avènement du robopocalypse et constituent au moins sur le court terme autant d’obstacles :
1) Les robots sont indépendants, ils sont capables de produire leur propre énergie, de se réparer et de se reproduire en totale autonomie ;
2) Les machines sont plus intelligentes que les êtres humains, mais ne possèdent aucune des qualités positives qui caractérisent ces derniers (empathie, etc.) ;
3) Elles sont malgré tout capables d’exprimer un instinct de survie et un désir de domination et de contrôle de leur environnement ;
4) L’humanité n’a absolument aucun contrôle sur la prise de décision robotique.
L’enjeu n’est pas seulement le comportement du robot lui-même, il concerne aussi bien l’éthique du scientifique fabriquant la machine, que celle du militaire et du politique qui en financent la création et en déterminent l’utilisation. Les Lois d’Asimov constituent un idéal dont la moindre limite se trouve être son caractère fictionnel. D’autres univers parallèles imaginaires ont fait le choix du néo-luddisme, qu’il s’agisse de Star Wars ou de la série Dune : dans ces récits, l’homme utilise des robots intelligents pour faire la guerre mais choisit finalement de les bannir et d’en interdire le développement…



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« Des surprises stratégiques (2) Le jour des morts-vivants »
« Des surprises stratégiques et des « inconnus inconnus » (1) Introduction »


mercredi 3 octobre 2012

« Les conséquences stratégiques des élections américaines »


La saison 2012-2013 des Cafés Stratégiques de l’Alliance Géostratégique débutera le jeudi 11 octobre. Comme d’habitude, l’événement sera accueilli par le Café le Concorde et l’entrée sera libre. A très bientôt !
 http://alliancegeostrategique.org/wp-content/uploads/2012/10/cgs018_mkandel_web_xl.jpg
Pour entamer l’année sous les meilleurs auspices, Maya Kandel, chargée d’étude à l’IRSEM, contributrice régulière d’une intéressante note de veille stratégique sur les Etats-Unis, viendra débattre des conséquences stratégiques des élections américaines, de la définition des enjeux de stratégie nationale et des tendances qui se dégagent. Pour comprendre pourquoi il ne sera sans doute pas question d’espace, le détail est ici. Tout comme Michel Goya qui fera les présentations d’usage, j’en serai bien évidemment !