dimanche 27 janvier 2013

L’Espace et la défense aujourd’hui : 1 + 2

Le 10 janvier dernier, l’équipe des Cafés Stratégiques de l’Alliance Géostratégique (AGS) organisait une discussion autour de Xavier Pasco (FRS). En attendant la 22e édition prévue pour le 14 février, il me semble opportun de revenir brièvement sur les grands axes de réflexion dont il a été question. A noter que ce compte-rendu n’engage que la responsabilité du rédacteur de ce blog : les omissions, choix et, le cas échéant, erreurs d’interprétation sont miens seulement.
Pour comprendre l’Espace aujourd’hui, il est intéressant de noter l’existence d’une constante et de deux variables.

1) Tout d’abord la constante. Depuis les débuts de l’âge spatial en 1957 jusqu’à aujourd’hui, un facteur de stabilité et d’organisation s’est dessiné : celui représenté par la prééminence américaine. En effet, il est frappant de voir que le rapport de force n’a jamais réellement varié au point qu’il soit possible de parler aujourd’hui de deux planètes : la première incarnée par les Etats-Unis, la seconde occupée par le reste du monde. Ainsi, 62% des dépenses spatiales mondiales civiles proviennent des Etats-Unis (43 millions en 2011). De même, 85 à 90% des dépenses spatiales militaires sont américaines. Un écart, il faut retenir l’ordre de grandeur plus que le détail des chiffres, qui se cumule alors que 50% des satellites civils et 64% des satellites militaires appartiennent aux Etats-Unis. Dans ces conditions, il devient plus facile de comprendre la logique américaine. Le fait est que la puissance des Etats-Unis repose plus que les autres sur le spatial, d’où aussi une vision du monde différente héritière de 50 ans d’investissements. C’est en grande partie ce constat qui a conduit à la redéfinition des trois dernières décennies. Pour l’administration Clinton élue en 1992, l’enjeu était de ne pas perdre des années d’investissements, tout en restant maître du jeu et donc en continuant à définir les règles. D’où par exemple l’accent mis sur la libéralisation de l’imagerie spatiale en 1994, du GPS en 1996, avec à chaque fois l’idée d’utiliser les points forts de la puissance américaine pour organiser normativement le spatial.

2) S’ensuivent deux facteurs d’évolution.
Le premier a trait à l’élargissement du club spatial. A mesure que la technologie évolue, le club se fait moins élitiste. Ainsi, de plus en plus de pays ont aujourd’hui accès à la technologie satellite (55 pour le moment). Il en est de même de l’accès à l’espace, longtemps le symbole par excellence du monopole des grandes puissances. Ce faisant, l’exploitation du spatial se diversifie : aux motifs traditionnels (symbole, prestige) s’ajoutant des objectifs nouveaux (utilité économique). 
Le second élément, décrit plus longuement dans un chapitre de l’ouvrage Envol vers 2025 par Xavier Pasco, se traduit par l’empilement de nouveaux cadres de compréhension, de nouvelles logiques d’utilisation. A la couche traditionnelle dite stratégique (le spatial de la guerre froide, l’équilibre bipolaire et la surveillance des silos nucléaires au travers des « National technical means of verification »), se sont ainsi superposées, sous l’impulsion des Etats-Unis, une couche opération-tactique (la « première guerre spatiale », celle du Golfe en 1990-91), puis une couche défense-sécurité qui vient compliquer un peu plus la lecture des politiques spatiales. Alors que dans les années 1950 l’Espace était identifié avec précision, il est aujourd’hui devenu un objet mouvant, large, servant à tout et nécessitant de penser en termes d’architectures, de systèmes, voire de systèmes de systèmes, le tout au sein de la société.
Une fois ce portrait 1 + 2 du spatial grossièrement brossé, il est possible d’entamer une réflexion de prospective. Alors que l’Espace entre soi n’est plus aussi central qu’auparavant et que, empilement des couches aidant, les systèmes spatiaux sont de plus en plus interdépendants – entre eux et avec les éléments non spatiaux –, donc vulnérables, de nouvelles préoccupations viennent sur le devant de la scène. Xavier Pasco qualifie de quatrième couche de l’« espace contrôlé » cette nouveauté. Ainsi, du point de vue américain, le contexte est en train de changer : désormais, il est envisageable d’utiliser le spatial de manière plus active au travers de mesures « counterspace » ou de manœuvres. Il n’en a pas été directement question lors de la conversation. Toutefois, pour revenir sur une formule relativement connue, une telle tendance serait synonyme d’« arsenalisation de l’espace ». Reste que, même si la frontière se fait de plus en plus floue (difficile de dire concrètement à quoi ressemble le Rubicon), le seuil n’a pas (encore) été explicitement franchi. Un constat qui doit s’accompagner d’une réflexion sur la posture stratégique des Etats-Unis pour l’Espace, pour laquelle j’ai proposé dans le cadre de mes recherches – au risque de faire peur à ceux qui n’aiment pas le jargon – le terme de « sous-arsenalisation ». Le fait, je ferme cet aparté, est que parallèlement l’environnement se modifie : l’Espace constituant un milieu physique particulier, compter seulement sur ses propres forces (et faiblesses) est de plus en plus difficile, le « self-help » ne peut être pratiqué avec la même vigueur et sur la même échelle que sur Terre et la sécurité collective se fait donc – de manière pragmatique – plus avantageuse. Il faut dès lors apprendre à gérer la coexistence…

Ce tableau resterait incomplet s’il n’y avait en sus la question de l’exploration et du spatial civil, de même que la problématique de l’Europe de l’Espace. Je laisse néanmoins cette deuxième partie du Café Stratégique pour une autre fois. J’en profite également pour effectuer un nouveau rappel : les dates des prochains rendez-vous ont été confirmées, à bientôt pour le 14 février et le 14 mars. 



samedi 19 janvier 2013

Retour de l’actualité : des résolutions sur tous les tons pour l’année 2013

CHAMPAGNE ?

Premier tir de l’année, tel un bouchon de champagne, un lanceur léger russe Rokot a décollé ce mardi depuis le cosmodrome de Plessetsk dans la région d’Arkhanguelsk pour placer avec succès – et non sans soulagement – trois satellites militaires Kosmos en orbite à 1400 km d’altitude. Initialement prévu début décembre, le lancement avait été reporté au 15 janvier 2013 suite à une défaillance au niveau de l’étage Briz-KM lors du lancement de Yamal 402. Le satellite de télécommunication, dont la durée de vie ne serait plus que de 11 années contre 15 originellement, est aujourd’hui apte aux opérations. Rokot – ci-dessous – est un lanceur de deux étages reconverti sur la base du missile balistique RS-18 actuellement retiré des arsenaux russes. Le premier lancement de Rokot a eu lieu le 16 mai 2000. 16 lancements ont été effectués depuis lors. Cette fois-ci, le véhicule transporte la constellation de satellites de communication militaire Rodnik-S/Strela-3M. A noter que l’étage Briz mis en défaut à de nombreuses reprises ces dernières années aurait à nouveau dysfonctionné lors de ce lancement. 
ESPOIR

Il y a des images dont on use et on re-use. Les habitués de ce blog reconnaîtront ainsi sans mal cette photographie prise par Apollo 8 lors de son voyage circumlunaire de Noël 1968. Listé parmi les « 100 photographies qui ont changé le monde » par le magazine Life, ce Lever de la Terre (« Earthrise ») est porteur d’une double prise de conscience : 1) la perspective spatiale englobe : depuis l’espace, la Terre ne fait qu’une, nulle frontière humaine ne vient en effet s’offrir à l’œil nu, 2) le point de vue spatial dépasse : l’horizon limité du terrien est d’autant plus local et provincial lorsque comparé à l’immensité noire. Globe magnifique, notre planète est ce vaisseau spatial (« Spaceship Earth » pour les anglo-saxons) qui nous fait voyager au sein de l’univers au gré des forces cosmiques, nous protège des tempêtes et nous épargne les catastrophes. Nous sommes tous embarqués. Ce phénomène cosmopolite que les astronautes qualifient de « Overview Effect » a récemment fait l’objet d’une série de communications à l’occasion d’une republication, ainsi de cette vidéo…


HUMOUR

La Maison Blanche a annoncé dans une réponse intitulée, non sans humour, « This Isn't the Petition Response You’re Looking For », qu’elle n’autorisera pas cette année la construction d’une Etoile de la Mort (« Death Star »). Cette nouvelle – que d’aucuns peuvent comprendre : pourquoi après tout le contribuable financerait-il une arme avec une faille pouvant être exploitée par un seul homme, serait-il un Jedi ; si l’Empire n’a rien compris des leçons du premier épisode, il est inutile de croire que la Terre fera la même erreur – a sans doute suscité la déception des 34 435 signataires de la pétition déposée sur le site « We the People ». Paul Shawcross, du trésor américain (le très austère et puissant OMB), plus connu par la communauté spatiale pour ses décisions allant parfois à l’encontre des désirs de la NASA, a su ainsi mélanger humour et sérieux pour rappeler combien la réalité avait rejoint ces dernières années l’imagination : de l’ISS, aux robots martiens – dont un possède un laser –, en passant par les sondes Voyager sur le point de quitter notre système solaire. A noter que le mois dernier, une pétition pour construire le vaisseau spatial Enterprise de la série télévisée Star Trek a été lancée. Elle a jusqu’au 21 janvier pour rassembler 25 000 signatures, le minimum requis pour provoquer une réponse de l’administration Obama.


INQUIETUDE

2013 aura également son lot de nouvelles inquiétantes. Ainsi, selon de nombreuses sources, gouvernementales et expertes, les Etats-Unis sont aujourd’hui préoccupés au plus haut niveau de l’Etat par la possibilité de voir la Chine opérer un nouveau test antisatellite. Si à notre connaissance rien n’est arrivé le 11 janvier dernier, un rapport américain, jugé crédible, relayé depuis septembre dernier, aurait néanmoins agité le risque de voir les ambitions chinoises remettre en cause les intérêts américains dont la flotte de satellites – on parle dans ce cas présent de la constellation GPS située en MEO – est particulièrement vulnérable à un tir de missile. 


NOUVEAUTE

Pour la nouvelle année, au bar, il faut offrir une tournée. L’exploration spatiale ne fait pas exception : quatre différents systèmes seront ainsi lancés en 2013, venant rejoindre la dizaine + de véhicules spatiaux qui poursuivent aujourd’hui leur mission d’exploration du système solaire et de ses occupants.
1) Chang’e 3 constituera sans doute le clou du spectacle. Contrairement aux deux sondes précédentes qui étaient des orbiteurs, Chang’e 3, 1 200 kg, doit atterrir sur la Lune pour y déployer un engin mobile, un rover de 120 kg, chargé d’explorer la surface de notre satellite. Le pays deviendra alors la troisième nation à faire atterrir en douceur un engin sur la surface lunaire. 
2) C’est également avec la Lune en ligne de mire que la petite sonde de 130 kg de la NASA, LADEE (Lunar Atmosphere and Dust Environment Explorer), s’envolera. Elle restera en orbite autour de notre satellite pendant 160 jours, le temps notamment d’analyser sa très fine atmosphère, ainsi la poussière lunaire.
3) Afin de profiter de la fenêtre de lancement qui s’ouvre avec Mars en 2013 à partir de novembre, la NASA lancera la sonde MAVEN (Mars Atmosphere and Volatile EvolutioN) dans le but de comprendre l’histoire du climat de la planète rouge, la disparition de son atmosphère et les interactions entre l’atmosphère résiduelle et le vent solaire. Comme la plupart des missions américaines d’exploration, MAVEN dispose d’un compte twitter. 
4) Enfin, last but not least, l’Inde lancera en novembre prochain une Mars Orbiter Mission de 1350 kg. Simple et modeste en comparaison de Curiosity, il s’agira avant tout pour l’Inde d’apprendre. Cette première mission dans l’espace profond est aussi symbolique.
A cela s’ajoute, voir l’image ci-dessus, l’accord officiellement signé le 16 janvier entre la NASA et l’ESA quant au module de service propulsant la capsule Orion : pour la première fois aux Etats-Unis, un élément essentiel, nécessaire pour obtenir le résultat désiré le long du « critical path », est confié à un autre pays. Le module de service sera dérivé des technologies acquises par l’ESA lors du développement du cargo automatique ATV dont le cinquième vol sera aussi le dernier. Le premier vol circumlunaire de la capsule Orion propulsée par le module européen aura lieu en 2017.


OPPORTUNITE

Une fois n’est pas coutume, place non au cinéma mais à la pub ! La marque Axe, fameuse pour ses déodorants, shampoings et autres savons pour hommes, a choisi de célébrer sa trentième bougie de manière originale en offrant la possibilité à ses fans de partir à la conquête de l’espace. Organisé en deux étapes dans 60 pays différents, un jeu concours est ainsi proposé avec pour objectif de gagner dans un premier temps une place pour le camp d’entraînement d’élite de l’Axe Apollo Space Academy (AASA) situé en Floride (cinq tickets étant ici alloués à la France) pour ensuite figurer, après trois jours d’exercices intensifs, parmi les 22 passagers (dont un Français) qui prendront place à bord de l’avion-fusée Lynx de l’entreprise XCOR et seront expédiés à 103 km d’altitude.

AXE ne s’est rien refusé : outre un porte parole prestigieux, Buzz Aldrin, pour qui « Space travel for everyone is the next frontier in the human experience […] I’m thrilled that AXE is giving the young people of today such an extraordinary opportunity to experience some of what I've encountered in space », la firme de déodorant mène actuellement une campagne de communication efficace visant à assurer le buzz, tout en mettant en lumière ses nouveaux produits. S’agissant de la France, elle n’a ainsi pas hésité à s’offrir les services de l’acteur Neil Patrick Harris (« How I Met Your Mother »).

Pour Andrew Nelson, de XCOR Aerospace, « When a global brand leader like Unilever makes a significant commitment to a product like our Lynx, it is a clear sign that commercial spaceflight has entered the main stream of worldwide commerce and truly is the Next Big Thing ». A travers XCOR ou Virgin Galactic, 2013 pourrait en effet bien marquer les débuts effectifs du tourisme spatial… 

dimanche 6 janvier 2013

« Politique spatiale : conversation avec Xavier Pasco »

Pour le premier Café Stratégique de l’année 2013, également la 21e édition, l’Alliance Géostratégique est heureuse d’accueillir Xavier Pasco, expert reconnu du spatial en France et à l’international, docteur en science politique et chercheur à la FRS, le 10 janvier prochain, de 19h à 21h. Ce sera l’occasion de prendre de la hauteur en échangeant et  débattant pour la première fois dans les Cafés Stratégiques d’un sujet aussi majeur que passionnant, l’Espace.
Alors qu’un nouvel environnement concurrentiel – congestionné, contesté et de plus en plus compétitif comme le veut la formule consacrée par la dernière National Security Space Strategy –, susceptible de remettre en cause l’hégémonie des acteurs historiques, est à l’œuvre aujourd’hui dans l’espace, il paraît opportun d’étudier comment les puissances spatiales établies, des Etats-Unis et de l’Europe, pensent ou repensent leurs motivations et leurs politiques d’exploration, infléchissent ou affirment leurs choix de « l’arsenalisation » et de la militarisation de l’espace. Carte blanche est laissée à l’invité pour nous parler du spatial militaire et civil aux Etats-Unis et en Europe…

Maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, Xavier Pasco est chargé du suivi des affaires spatiales américaines civiles et militaires et de la stratégie internationale des Etats-Unis dans les domaines de l’espace (civil et militaire) de haute technologie. Il est par ailleurs Research Fellow au très prestigieux Space Policy Institute de l’Université George Washington (Washington D.C., Etats-Unis) et rédacteur en chef pour l’Europe de la revue trimestrielle internationale Space Policy (Elsevier Science).

Nouvelle occasion modeste, mais ô combien stimulante, d’échange d’idées hors de tout cadre officiel, ce premier Café Stratégique de la nouvelle année se tiendra comme d’habitude au café Le Concorde (239 bd Saint-Germain, Paris – Métro : Assemblée Nationale) de 19h à 21h ce jeudi 10 décembre 2013. Venez nombreux !

Notes indicatives :
Xavier Pasco, La politique spatiale des États-Unis, 1958-1997, Technologie, Intérêt national et débat public, Paris, L’Harmattan, 1997.
Anne-Marie Malavialle, Xavier Pasco, Isabelle Sourbès-Verger, Espace et puissance, Paris, Ellipse, 1999.
Fernand Verger (dir.), L’Espace, nouveau territoire. Atlas des satellites et des politiques spatiales, Paris, Belin, 2002.
Pierre Pascallon et Stéphane Dossé (dir.), Espace et Défense, Paris, L’Harmattan, 2011.
François Heisbourg et Xavier Pasco, Espace militaire : L’Europe souveraineté et coopération, Paris, Choiseul, 2011.
Dossier « La reconquête de l’Espace », Géoéconomie, 61, printemps 2012, p. 23-114. 
J’invite également ceux que la politique spatiale en français intéresse à visiter les programmes Espace de think tanks à l’expertise reconnue que sont la Fondation pour la recherche stratégique et l’Institut français des relations internationales. On parcourra aussi avec intérêt les sites du Centre d’études stratégiques aérospatiales et du Ministère de la Défense où un dossier Espace militaire est depuis l’année dernière disponible, ainsi que ceux des Agences spatiales française (CNES) et européenne (ESA, refait à neuf).

jeudi 3 janvier 2013

Introduction à la Cyberstratégie et détour stratégique aux limites du cyberespace et de l’espace tout-court


Beaucoup d’entre vous l’ont sans doute déjà repéré, certains l’ont même peut-être vu sous le pied d’un sapin ce Noël dernier. Olivier Kempf, auteur du blog bien connu égea, membre fondateur de l’Alliance géostratégique [full disclosure : j’appartiens également à ce groupement], a en effet commis une Introduction à la Cyberstratégie sortie en novembre de l’année dernière chez Economica. Un tel ouvrage était attendu, doublement si je puis dire.
1) Attendu tout d’abord parce que le cyberespace et la cyberstratégie sont largement incompris des non-spécialistes – la prolifération des préfixes en cyber dont l’allié Cidris s’en est récemment, non sans humour, fait l’écho en étant la meilleure preuve. De ce point de vue, une réflexion introductive à la fois approfondie, pédagogique et plaisante à prendre en main, détaillée en neuf chapitres, deux parties et deux annexes, des structures, enjeux et acteurs du cyberespace était plus que nécessaire. Souhaitons qu’elle ne s’arrête pas là, car désormais il existe une référence sur laquelle bâtir. Il faut ainsi noter que ce livre constitue le premier volume de la collection « Cyberstratégie » dirigée par l’auteur lui-même, une collection ouverte aussi bien aux stratégistes qu’aux techniciens à en croire la présentation de l’éditeur et dont il faudra surveiller les prochaines publications.
2) Attendu ensuite car comme le relève à plusieurs reprises Olivier Kempf, le cyberespace n’est pas seulement un outil technique dont les informaticiens auraient le monopole, « c’est aussi un espace humain parce qu’artificiel : c’est un espace social, où des acteurs de tout type agissent, dialoguent mais aussi se confrontent » (p. 6). Dans son exposition des « grands fondements de cette cyberstratégie », ce livre affiche son ambition théorique : celle de venir combler au-delà de « l’effet de mode » les lacunes dont la pensée stratégique francophone souffre en partie, apporter des méthodes nouvelles de pensée, prendre du recul, élever le débat. L’ouvrage ne se situe-t-il pas explicitement dans la lignée du général André Beaufre, auteur d’un incontournable traité de stratégie dont Liddell Hart disait qu’il était « le plus complet, le plus soigneusement formulé et mis à jour […] de cette génération » ? Le choix de l’intitulé, il faut le dire, est admirable. Je salue l’audace et la bonne idée, tout autant que le résultat. 
De fait, avec une telle revendication intellectuelle, l’auteur sait qu’il sera attendu au tournant si défaut il y a. De ce que j’ai pu en lire néanmoins, les commentaires – nombreux – sont globalement très positifs. Je me joins à eux. Mais il est vrai que néophyte en matière cyber comme stratégique, je me garderai bien de chercher de quelconques failles si tant est qu’elles existent. Parce que de très bonnes présentations ont déjà été faites (comme ici), je vais plutôt m’efforcer de relever les points qui m’ont paru les plus intéressants selon la perspective qui me préoccupe sur ce blog et au gré des interrogations qu’ils suscitent. Autant dire que j’ai été séduit et ne compte pas m’arrêter ici !
1) Ainsi, j’ai grandement apprécié les réflexions sur les représentations stratégiques du cyberespace (chapitre 3), de même que celles sur la notion de « sphères stratégiques » (chapitre 4) dont la multiplication, à la façon de poupées gigognes à mesure que de nouveaux champs d’affrontements apparaissent, se produit sur plusieurs niveaux : physiques, regroupant les milieux traditionnels, et immatériels du nucléaire au cyberespace en passant par l’espace « des perceptions ». La présentation n’est pas nouvelle, on trouve des variantes dans plusieurs autres ouvrages de stratégie alors que les Américains ont longtemps parlé de full spectrum dominance incorporant la notion de domination sur tout le spectre des opérations, de l’espace et du cyber et des dimensions terrestres, maritimes et aériennes. Elle est certainement critiquable, ne serait-ce que parce qu’elle sous-entend l’existence d’une hiérarchie même si l’auteur la rejette. Pour ma part, pour prendre un exemple, je ne suis pas certain que l’espace – notamment pour ce qui est de la composante sol – soit particulièrement et de manière spécifique vulnérable aux attaques cyber. Colosse aux pieds d’argile, la puissance spatiale est davantage préoccupée par les attaques physiques que les menaces cyber une fois que ces dernières ont été correctement identifiées et corrigées. Reste que l’image est heuristique, notamment parce qu’elle implique l’existence d’intersections dont il peut être utile d’étudier les caractéristiques. Ainsi des relations qui unissent, compliquent et interagissent aux niveaux des sphères cyber, spatial et électromagnétique. C’est en partie ce que j’ai tenté de produire dans l’article publié sur le site de la RDN en juin dernier. Etudier les synergies et intersections intermilieux, c’est aussi évidemment se poser la question des définitions…
2) Comment définir le cyberespace ? Il faudrait résumer le livre dans son intégralité pour répondre à cette interrogation dans toute sa subtilité. L’auteur nous livre toutefois des clés d’analyse fort intéressantes à travers sa présentation des « trois couches du cyberespace » (chapitre 1) et des frontières et limites que cela suppose (chapitre 2). Selon Olivier Kempf, le cyberespace est construit en trois couches superposées alliant une couche matérielle physique (assimilable mais pas seulement au « hardware » du langage courant : les ordinateurs et systèmes d’informations et toute l’infrastructure nécessaire à l’interconnexion, y compris les relais satellites) à une couche logique ou logicielle (le « software » : tous les programmes informatiques qui traduisant l’information en données numériques, utilisent l’information et la transmettent) et à une couche sémantique ou informationnelle, cognitive ou sociale, bref humaine. Rapportée au spatial et à la question des intersections et conséquences de celles-ci, cette triple définition est stimulante. Il serait sans doute possible de la développer de manière plus systématique que je n’ai pu le faire dans l’article précédemment cité. Jetons quelques éléments. 1) La diffusion de la puissance spatiale, récemment illustrée de manière si spectaculaire par la Corée du Nord, mais plus révélatrice encore lorsque l’on se penche du côté des Etats/acteurs non-étatiques disposant de satellites en orbite, est un exemple frappant lorsque l’on compare cette situation nouvelle à l’époque du duopole de la guerre froide. Un témoin du « pouvoir égalisateur du cyberespace » ? 2) Un autre exemple pourrait être illustré par l’analyse combinée des effets cinétiques et non-cinétiques. Une puissance cyber est-elle nécessairement une puissance spatiale ? 3) Enfin, les enjeux d’influence, de culture, de récits nationaux et de souveraineté que l’espace, « apanage de l’humanité », illustre au quotidien, qu’il s’agisse de parler capteurs (imagerie) ou tuyaux (relais de communications) ou même géopositionnement, pourraient constituer un dernier point. Ici aussi les interférences, au sens littéral, entre cyber et spatial sont nombreuses...
Sur un tout autre registre, je finirai sur une légère déception purement formelle. Si l’adoption d’une bibliographie indicative, par ailleurs bien garnie, est parfaitement compréhensible, j’ai néanmoins trouvé qu’elle aurait mérité des soins plus spécifiques : les titres se suivent en effet parfois sans se ressembler ou lorsque c’est le cas seulement pour se répéter et paraître redondants. Peut-être, je pose naïvement la question, une bibliographie commentée beaucoup plus ramassée et exclusivement centrée sur la littérature francophone cyber aurait-elle été préférable et finalement plus utile dans la perspective de cette Introduction à la Cyberstratégie. Il va sans dire que c’est bien peu de chose, que la plume d’Olivier Kempf est toujours aussi agréable et surtout pertinente et qu’il faut donc lire ce traité particulièrement bienvenu !

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Outre un clin d’œil amical à l’auteur, que l’on me permette d’ajouter ces quelques références : il faut (re)lire et écouter « Cyberstratégie. Quelle place et quel rôle tient-elle dans les relations internationales ? » chez Les Enjeux Internationaux de Thierry Garcin sur France Culture, « Introduction à la cyberstratégie: enfin paru ! » sur égéa pour la fortune critique, « Cyber : introduction à la nouvelle dimension stratégique » sur AGS, ainsi que le cahier Stratégies dans le cyberespace paru en 2011 sous la direction de Stéphane Dossé et Olivier Kempf.