lundi 27 mai 2013

Pourquoi aller dans l’espace : les astronautes sont-ils inutiles ?

L’astronaute canadien Chris Hadfield, tout juste revenu sur Terre après plus de cinq mois passés à bord de la station spatiale internationale (ISS), a brillamment démontré le pouvoir de séduction que le spatial incarne encore pour tout un chacun. Des centaines de milliers de personnes ont ainsi pu suivre sur Twitter et ailleurs ce sympathique moustachu aux multiples talents. Photographe actif, postant une moyenne de six images par jour, chanteur accompli et superstar en devenir, Hadfield a indéniablement su faire partager sa passion.

Communicateur hors pair, le Canadien vétéran de plusieurs missions en orbite a notamment profité de son dernier séjour pour réaliser quelque 88 vidéos attirant plus de 23 millions de clics. En détaillant de façon ludique le quotidien des occupants de la station et en livrant ses astuces pour vivre dans un environnement de micro-gravité – ainsi de Chris se préparant un sandwich, se lavant les mains, se brossant les dents ou se préparant à passer la nuit, et, mon préféré, Chris essorant une serviette trempée dans l’espace –, Chris Hadfield a cultivé l’engouement et « Made Us Care About Astronauts Again » comme le note un blogzine bien connu.


Reste que ce tableau idyllique n’est pas celui brossé par tout le monde. Des esprits chagrins prétendent que le retour sur Terre du commandant de l’expédition 35 est une bénédiction longtemps attendue qui sauvera au contribuable l’argent nécessaire pour financer la « vraie » recherche scientifique. « Chris Hadfield : rien pour la science ? » titre par exemple le quotidien montréalais La Presse. Un hebdomadaire de Toronto, Now, va plus loin : proposant une réponse, il n’hésite pas à faire un parallèle provocateur entre le séjour en orbite de Chris Hadfield et l’épisode fameux des Simpson dans lequel la NASA en manque d’audience fait cyniquement appel à Homer, « common man » s’il en est, pour revigorer l’intérêt de la nation dans son programme spatial. Pour Now, la question en appelle en réalité une autre, rhétorique elle aussi : a-t-on encore besoin des astronautes ?

Cette opinion tranchée n’est guère nouvelle alors que régulièrement apparaît dans les médias l’idée selon laquelle le vol spatial habité est un mythe dispendieux et inutile qui ne perdure que grâce au lobby spatial constitué des industriels et des agences elles-mêmes. La fin du programme Space Shuttle aux Etats-Unis a ainsi été l’occasion pour certains de rappeler que le rêve spatial gaspillait d’immenses ressources et rapportait finalement bien peu. Les véritables explorateurs du cosmos sont physiciens, astronomes, cosmologistes entend-on. Ceux là n’ont pas besoin d’une station spatiale à 100 milliards ni de l’infrastructure immense requise pour faire voler des hommes dans l’espace. Et ceux là seuls font véritablement progresser les connaissances. Alors, les astronautes ne seraient-ils que les « conquérants de l’inutile » pour reprendre la formule admirablement concise utilisée par Serge Brunier – journaliste pour Sciences & Vie, spécialisé dans l’astronomie – dans son ouvrage archétype de 2006 intitulé Impasse de l’espace : A quoi servent les astronautes ?

The sins of the father are to be laid upon the children. 
William Shakespeare, The Merchant of Venice

L’approche adoptée par Brunier fonctionne sur plusieurs niveaux. Elle prend d’abord pour appui le péché originel que l’homme aurait commis en voulant accéder aux cieux, qu’elle file ensuite du premier chapitre jusqu’à la conclusion. Fruit de l’Allemagne nazie et de sa soif destructrice de puissance, le rêve spatial de l’humanité ferait ainsi tout comme les Atrides l’objet d’une malédiction qui de génération en génération se perpétuerait. Aussi Wernher von Braun à l’origine du programme V2 commandé par Hitler, par ailleurs officier SS pour qui la main d’œuvre gratuite des prisonniers du camp de Peenemünde était une aubaine, est-il passé à l’Ouest après la guerre et a participé de près à cette impasse à 25,4 milliards de dollars (151 milliards constants pour l’année 2010) que fut l’apothéose Apollo. De même la course au prestige qui a caractérisé la guerre froide trouve-t-elle des réminiscences aujourd’hui en cristallisant espoirs crédules et inquiétudes feintes en Europe et aux Etats-Unis autour du programme spatial chinois pour lequel l’Empire du Milieu, pays encore pauvre par bien des aspects, dépense « sans sourciller des milliards d’euros pour singer l’Amérique et l’Union soviétique des années 1950 » (p. 206).

Elle met ensuite l’accent sur l’immaturité de nos sociétés qui, trop aisément dupées par leur soif de prestige, confrontent leur ego dans l’espace sans sens de la mesure aucun. Pour l’auteur, le caractère persistant du vol habité malgré les décennies est le signe que l’humanité refuse de grandir. Il est un véritable anachronisme qui témoigne à la fois d’une incapacité d’apprendre et d’une extravagance criminelle. Non seulement les astronautes sont encore et toujours les « conquérants de l’inutile » qu’ils poursuivent assidument depuis plus d’un demi-siècle, mais leurs efforts gratuits sont abjects alors que « A elles toutes, la Chine, la Russie, l’Europe et l’Amérique du Nord engloutissent une quinzaine de milliards d’euros par an dans les vols habités, soit l’équivalent du PNB de l’Albanie, de la Namibie ou de Madagascar » (p. 197). On trouve par conséquent régulièrement dans l’ouvrage la métaphore du « bac à sable » : le vol spatial est présenté comme un jeu, un « enfantillage » (p. 283), que se disputent entre elles les grandes puissances dans leur souci de paraître, paradoxalement, « comme une grande » (p. 207). Et Brunier d’indiquer qu’il est « temps de sonner la fin de la récréation » (p. 283) et d’abandonner nos fantasmes de jeunesse de colonisation galactique que les auteurs de science fiction sont coupables d’avoir follement semés en nous (p. 20-21), tout comme les nourrices étaient selon Descartes à l’origine des fausses évidences que les hommes une fois arrivés à l’âge adulte devaient désapprendre pour voir objectivement le monde.

Malgré ces quelque 300 pages, on ne saurait trouver de livre plus lapidaire dans la thèse défendue tant rien n’est épargné aux partisans des vols habités pour qui l’espace est surtout constitué par la « part du rêve ». Il ne s’agit pas ici d’une promenade de santé dont on goûte les charmes paisibles en folâtrant le brin d’herbe dans la bouche, mais d’une attaque dont la violence pourra paraître disproportionnée par rapport à la proie facile bien qu’au demeurant coupable. Certes cette Impasse de l’espace présente des arguments forts que l’on ne saurait balayer d’un simple revers de main alors que les enjeux dessinent plusieurs dizaines de chiffres avant la virgule. Pourtant l’intérêt du livre est limité par l’approche choisie, la forme prenant en quelque sorte le dessus sur le fond. Au fond, ce n’est pas le K.O qui est recherché, mais la mise à mort. L’auteur ne veut pas persuader ni inciter au débat, il veut polémiquer. Et de fait, jamais il n’indique vouloir convertir. En ridiculisant l’espace habité – ses croyances absurdes, son clergé au mieux sincère mais « idiot utile », au pire hypocrite et cynique et donc égoïste, son rituel absurde, son histoire reconstruite et ses saints mythifiés –, c’est au reste de la population qu’il s’adresse : caute, vigilance ! Dès lors, inutile de chercher dans ce livre pamphlétaire traces véritables d’arguments ou de preuves ; on n’y trouvera que de l’indignation et une vérité unique, exclusive. Avec de tels effets, Serge Brunier a pu gagner en visibilité et en audience ce qu’il a perdu en profondeur et subtilité. Il est néanmoins dommage de ne pas traiter un tel sujet avec le respect et l’intelligence qu’il lui est dû et participer ce faisant à l’échange serein des idées. Cela semblera d’autant plus vrai que le résultat est à mon sens contreproductif. A force d’enfoncer des portes ouvertes – mouvement dans lequel la virulence du propos et le verbe ironique se diluent trop aisément – et de semer son chemin de contorsions, le moindre des paradoxes de l’ouvrage est finalement celui d’avoir choisi apparemment le pamphlet ou la polémique pour s’exprimer, tout en optant curieusement pour une forme non pas courte et élancée comme le voudrait le genre, mais laborieuse et répétitive.

Certains trouveront cette Impasse de l’espace « bien renseigné[e] ». Prétendre toutefois que le vol habité est profondément inutile du point de vue de la science, en plus d’être ruineux, donc irrationnelle, est non seulement formuler une évidence maladroite et un peu courte, c’est aussi selon moi avouer le peu d’attention que l’on accorde à la véritable question : pourquoi l’humanité continue-t-elle, « absurdement » me dois-je d’ajouter, à vouloir poursuivre le rêve insensé d’Icare ? Plus particulièrement, pourquoi de plus en plus de nations succombent-elles au vice spatial et envoient cosmonautes, astronautes, spationautes et autres taïkonautes visiter l’orbite terrestre ? Ce faisant, Serge Brunier est coupable selon moi d’un péché relativement répandu parmi les spécialistes : le réductionnisme. Dès lors, que l’on s’accorde ou non sur le caractère inutile de la conquête de l’espace, une mise en contexte au moins partielle demeure absolument nécessaire.

Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir... 
Marcel Proust, Du côté de chez Swann

Parler de prestige – mot magique s’il en est – pour que, à peine avancée, l’explication soit aussitôt balayée sans autre forme de procès sous couvert d’« irrationalité », d’« immaturité » et de « gratuité » est à mon sens par trop réducteur. Face à une vision unidimensionnelle de la conquête de l’espace, la moindre des choses aurait été de procéder à un minimum d’effort de définition.

Rappelons ainsi que pour le politiste classique, qu’il s’appelle Hobbes ou Rousseau, la poursuite du prestige est un des éléments de différence permettant de distinguer l’homme de la bête et du primitif présocial. S’ensuit, si l’on en croit cette tradition du prestige comme « fin en soi », plusieurs caractéristiques : 1) Le prestige est un bien relatif– l’appropriation d’une position par l’un n’étant jamais absolue, mais toujours menacée par l’ambition des autres – pour lequel les hommes évoluant en société s’affronteront éternellement. 2) Le prestige est irrationnel dans le sens où la quête de celui-ci ne donne pas toujours des résultats matériels optimaux. Mais s’il est indéniable que du point de vue matériel rationnel le bien-être physique d’un individu est prioritaire, il n’est pas rare de voir l’un donner jusqu’à sa vie pour poursuivre un objectif a priori illogique. De ce point de vue, parler d’irrationalité, c’est assumer une certaine normativité. Ajoutons sur ce sujet que l’irrationalité supposée est aussi un doigt accusateur pointé sur la « non-proportionnalité » des fins et des moyens de la poursuite. Un événement apparemment vain pourra ainsi déclencher tout une spirale d’actions et d’efforts coûteux sans tenir compte des conséquences ou de la probabilité de réussite. 3) Enfin, essentielle dans le cas présent, est l’idée que la poursuite du prestige est socialement et historiquement conditionnée. Pour cette raison, le membre d’une société particulière pourra effectivement trouver absurde la compétition et le prix qu’une autre aura fixé pour un bien spécifique. La cérémonie bien connue en anthropologie du potlatch, où l’on voit chaque partie faire étalage de dons/contre-dons de plus en plus ruineux dans l’espoir d’être perçu comme le plus prodigue, est (au moins en partie) incompréhensible aujourd’hui dans notre société. Cette référence me semble d’autant plus appropriée que la course à l’espace a souvent été comparée à cette dynamique de dépense pure où la légitimité interne et externe des deux Grands était fonction de la qualité et de la quantité des contributions que chacun apportait à l’exploration spatiale (les fameuses « premières ») y compris en ruinant son économie.

Dès lors, loin de simplement « inhiber la recherche et le développement » ou apparaître comme « le frein le plus sûr, le plus efficace, à l’exploration réelle de l’espace » (p. 21), la présence des astronautes en orbite, aka « envoyés de l’humanité », impose de changer de focus. Elle est ainsi à mes yeux la plus belle preuve que l’espace puisse donner pour convaincre qu’une société internationale existe. Pour cause, l’espace en tant qu’« objet de prestige » me paraît indiquer une compréhension mutuelle entre les Etats aujourd’hui sur ce qui est ou non un symbole de supériorité ou d’éminence. Rien de bien surprenant d’une certaine manière si l’on considère la mondialisation et la fusion de plusieurs sociétés divergentes au sein d’une seule et même société globale. Impasse ou non, le caractère persistant du vol habité, loin d’être synonyme d’immaturité, est à la fois le symptôme et le résultat d’une société développée, sophistiquée, intégrée et globale. Il est aussi, et c’est l’envers de la médaille, le signe d’une société compétitive.

Reste que, du point de vue strictement spatial, à en juger par exemple par la Station spatiale internationale – décriée pour son prix exorbitant et son inutilité du point de vue scientifique principalement parce qu’elle a été conçue pour être habitée et disposée sur une certaine orbite peu pertinente pour les expériences en microgravité –, la poursuite de la reconnaissance internationale peut pousser à la coopération. On pourra bien entendu critiquer cette position (pour un avis plus sincère, préférer par exemple les ouvrages d’André Lebeau dont j’ai récemment annoncé la disparition) ; elle n’est d’ailleurs très logiquement pas exempte de processus d’exclusion de la famille des grandes puissances spatiales. Néanmoins, l’on s’accordera tout de même pour dire que, au-delà du progrès de la connaissance, la conquête de l’espace est aussi l’occasion de l’apprentissage d’un certain vivre-ensemble.


Images : Icare et Dédale, par Charles Paul Landon (1799) et Cmdr Hadfield/Spaceship command

dimanche 19 mai 2013

CNESMAG, magazine d’information du CNES

Le dernier numéro du magazine d’information trimestriel du Centre national d’études spatiales est paru cette semaine.

Outil de communication externe de l’agence spatiale française, ciblant les citoyens français et le public, sinon international, en tout cas anglophone, CNESMAG n’en a pas moins gagné en crédibilité au fil des numéros, des nouvelles initiatives (comme CNES Educ) et des différentes moutures depuis sa création en 1998. L’investissement continu des dirigeants du CNES est un signe qui ne trompe pas, de même que l’intérêt croissant de la presse généraliste et spécialisée pour ce document-relais.

CNESMAG N°56
Ce n°57, consacré à Ariane 6, affiche ainsi une « nouvelle page » pour marquer le changement de direction à la tête de l’agence et communiquer toujours mieux sur les succès de l’espace français et européen conformément aux souhaits de Jean-Yves Le Gall, par ailleurs directeur de la publication en tant que président du CNES (« Notre client, c’est le citoyen », voir aussi l’interview de Bertrand Auban, sénateur Haute-Garonne et président du GPE). Comme tous les autres, ce numéro est consultable en ligne, gratuitement, sur le site du CNES. CNESMAG est également disponible sur support papier à tout un chacun sur simple demande adressée à cnesmag@cnes.fr.

Important, ce numéro l’est aussi pour le premier entretien qu’accorde au magazine le nouveau président, nommé le 3 avril dernier. Jean-Yves Le Gall dévoile les grandes orientations de son action dans le cadre de son projet « Ambition 2020 ». Deux priorités : mener à bien le développement d’Ariane 6 pour que l’Europe conserve son autonomie en matière de lancement, et relancer la filière satellite menacée elle aussi par la concurrence américaine et l’apparition de nouvelles plateformes à propulsion électrique.

Un magazine à découvrir et à lire ! Plus d’information sur @CNES_France. 

mardi 14 mai 2013

Apollo-Soyouz Redux : quelle pertinence pour l’avenir des relations Etats-Unis/Chine dans l'espace ?

Début mai, le programme Espace du Stimson Center a organisé par l’entremise de son directeur, Michael Krepon, une conférence sur la coopération Etats-Unis/Chine dans l’espace. Au regard de l’organisation de la discussion, notamment des postulats de départs, l’événement peut être considéré en soi comme un follow-up d’un article publié par Space News en janvier dernier. Deux parties se dégagent ainsi : la première a pour objet l’expérience américaine issue de la guerre froide en matière de coopération spatiale, principalement la mission Apollo-Soyouz de 1975 ; quant à la seconde, elle pose la question de savoir si quelque chose de similaire, sinon d’aussi ambitieux et coûteux, est aujourd’hui possible entre la Chine et les Etats-Unis.

Pour en parler, Krepon a fait appel à des invités prestigieux. Le vétéran John Logsdon, professeur émérite à l’université George Washington, auteur de John F. Kennedy and the Race to the Moon et de sa suite à paraître sur l’Amérique Post-Apollo et la décision Nixon d’engager les Etats-Unis dans le programme Space Shuttle, a ainsi lancé le débat en rappelant le contexte politique et technique à l’origine du rendez-vous orbital entre un vaisseau Apollo et une capsule Soyouz en 1975. Les autres intervenants, non moins experts reconnus, sont Joan Johnson-Freese, du Naval War College, auteur de nombreux ouvrages dont Space as a Strategic Asset et Heavenly Ambitions, James Clay Moltz, étoile montante à qui l’on doit Asia’sSpace Race et surtout un livre de référence, paru pour la première fois en 2008, The Politics of Space Security, et Brian Weeden, de la Secure World Foundation et par ailleurs ancien de l’ISU (SSP07) tout comme votre serviteur.

La vidéo (1h30) vaut largement la peine d’être visionnée. On pourrait presque regretter toutefois que d’emblée rien n’ait été tenté pour limiter l’objet à un certain type de coopération tant les thématiques évoquées sont nombreuses et parfois contradictoires. Le vol spatial habité a ainsi tendance à figurer au premier rang des discussions, par réflexe naturelle autant que par choix – ce que la comparaison, discutable à mon sens, avec la mission Apollo Soyouz et plus largement la relation américano-soviétique laissaient de toute manière deviner. Aussi la conclusion est-elle largement ouverte : le futur de la coopération entre la Chine et les Etats-Unis sera-t-il centré sur le spatial habité ou sera-t-il de nature plus technique ? Un tel résultat ne doit pas étonner dès lors qu’aucun réel effort de définition n’a été conduit durant la présentation. N’en demeure pas moins que le Stimson Center a joué son rôle de think tank en produisant ici une contribution honnête au débat sur les relations entre la Chine et les Etats-Unis dans l’espace.

Parmi les points principaux discutés, on relèvera par exemple :
1) Dans la pensée de son plus ardent défenseur, le président Nixon, Apollo-Soyouz (ASTP selon la nomenclature américaine) n’était pas une fin en soi, mais un moyen vers quelque chose de plus ambitieux encore. Contexte international oblige (droits de l’homme, Afghanistan), son successeur, Jimmy Carter, a choisi de mettre fin à cette coopération. Il a fallu attendre les années 1990 pour voir celle-ci être relancée, pour des raisons toutes différentes. 
2) La Chine a longtemps voulu rejoindre le programme ISS, symbole de son intégration dans la famille des grandes puissances spatiales et de la reconnaissance de son statut de puissance technologique majeure. D’une certaine manière, elle est toujours désireuse. Reste que, pour parler de la coopération sino-américaine uniquement, elle a également pris conscience du fait que l’Amérique était un partenaire très difficile et que travailler avec Washington pourrait paradoxalement ralentir ses propres activités spatiales alors que celles-ci suivent un rythme soutenu. 
3) Le tout-ou-rien dont fait preuve Washington est néfaste pour son soft power, les Etats-Unis apparaissant de plus en plus aux yeux du monde comme la « méchante ado » des films hollywoodiens qui, forte de sa répartie, de son physique et de son apparente popularité, décide qui peut rejoindre le groupe et qui n’en est pas digne. D’autant plus que le fossé institutionnel existant entre la Congrès et la Présidence complexifie un peu plus la lecture du spatial américain, créé une situation internationale ambiguë et contribue à l’affaiblissement du leadership des Etats-Unis. 
Les intervenants s’accordent pour dire que le processus de coopération devra se faire étape par étape, les éléments les moins controversés devant figurer au premier rang : ainsi de la science spatiale selon Joan Johnson-Freese (moins à même d’impliquer des problématiques de transfert de technologie) et de la météorologie spatiale selon Brian Weeden (nécessite des systèmes complémentaires, bénéficie aux deux pays ainsi qu’à l’ensemble de la communauté spatiale, et n’implique pas ou très peu de considérations politique ou de prestige). Il en est de même pour Moltz pour qui trois pistes doivent être creusées : échanges SSA, discussion bi- et multilatérale sur l’établissement d’un système international de « monitoring », et création de « building blocks » à la manière de la guerre froide parmi lesquels un accord de non-interférence dommageable des « national technical means » figurerait au premier rang. A l’inverse, pour Logsdon, il faut viser haut avec des programmes de coopération à haute visibilité, i.e. un vol conjoint habité. 




lundi 13 mai 2013

« Community policing et lutte contre le jihadisme »

Pour leur 25e édition, les Cafés stratégiques vous invitent à vous attabler le jeudi 16 mai autour de Claire Arenes, doctorante et chargée de cours à Paris III, pour parler de l’approche britannique de la lutte contre le jihadisme.
https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjylisnSBsqWUtq7qL5JlIkeQitV7odaHCjZ8uZBjVVxemr1120JbEC5TpdVXftjVsHaK47Zbn4BPU4YxOyiaW-FcwBlNeraUcUe_peZBiCv_MvPbqatidVCT2VxuB0X1xPjNqP9K5HM8Y/s1600/cgs025_arenes_web_xl.jpg
Mettez vous à l’aise et n’hésitez pas à commander une boisson ! Comme de coutume, 239 boulevard Saint Germain, 19h. A bientôt.

jeudi 9 mai 2013

The Lebanese Rocket Society: L’étrange histoire de l’aventure spatiale libanaise

Film documentaire franco-libanais réalisé par Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, The Lebanese Rocket Society raconte comment un groupe d’étudiants de l’université arménienne de Beyrouth s’est lancé dans les années 1960 dans la construction et le développement de fusées-sondes. Sous la férule de Manoug Manougian, professeur de mathématique et de physique, l’entreprise de modeste envergure à ses débuts devient en l’espace de quelques années une fierté nationale capable d’électriser tout un peuple.
Soutenu par la présidence Fouad Chehab et l’armée libanaise, le projet culmine peu après 1962 à travers la naissance de la Lebanese Rocket Society (LRS) et surtout le lancement l’année suivante de Cèdre 4 qui atteint pour la première fois la thermosphère. Le succès de Cèdre 8, le 4 août 1967, marque la fin de l’aventure spatiale du Liban. L’oubli lui succède alors que le pays sombre à nouveau dans la guerre. Fruit de la parenthèse heureuse de 1958-1967, cet épisode de la conquête de l’espace aurait pu rester un souvenir – présent seulement à travers un timbre-poste, quelques rares photographies et coupures de presse – s’il n’y avait eu les cinéastes-plasticiens (italique requis, ils y tiennent !) pour s’interroger sur la façon d’évoquer ce rêve évanoui. Film militant réalisé au moment où se profilent les premières révolutions arabes, ce documentaire se veut ainsi avant tout une démonstration performative : « How to do things with words », en l’occurrence, comment agir sur le réel à travers le cinéma et l’art…

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ont recours à deux procédés, trois si l’on inclut la réalisation du film lui-même et l’impact symbolique – visible sur Google Images, exemple cité par le couple – qu’il a eu sur l’imaginaire de la société libanaise dans un pays où le mot « fusée » traduit davantage l’idée d’une arme de guerre que celle d’un engin spatial pacifique.

1) Le premier consiste à « redonner une matérialité à cette fusée oubliée » en prenant la décision de reconstituer la fusée emblématique Cèdre 4, celle du timbre-poste, pour la donner à l’université Haigazian. Fabriquée dans une usine de la région de Dbayé, à quelque distance de la capitale, près de l’endroit même où s’élevaient les fusées-sondes libanaises, elle est offerte symboliquement aux Beyrouthins qui voient très surpris cette forme oblongue aux allures de missile traverser leur ville. « Sur son passage, les gens s’interrogeaient. C’était l'idée... ». Mais si cette dernière est osée, elle est aussi le symbole d’une époque révolue entrant en résonance avec des rêves plus contemporains, d’un certain héritage (le panarabisme, la croyance en un nouvel horizon, la foi en la science) qui prend immédiatement sens lorsque confronté à la réalité du printemps arabe alors que le Liban paraît étrangement assoupi. « C’était incroyable. Comme un écho présent des aspirations d’hier, cette capacité retrouvée à rêver ensemble donnaient encore plus de sens à la fusée que nous construisions. »
© DR
2) Le second procédé, utilisé dans la toute dernière partie du film, a recours quant à lui à l’animation. Justifiée initialement alors qu’il fallait pallier le manque d’images et « prolonger » les photographies et que les cinéastes n’avaient pas encore rencontré Manougian et découvert son trésor, l’animation a selon les réactions que j’ai pu constater désarçonné lorsque projetée, en conclusion, à grand renfort de navettes spatiales – couchées ! – et sondes interplanétaires, au service d’une uchronie improbable. A quoi ressemblerait Beyrouth en 2025, si le projet spatial avait continué au-delà de 1967 ? « La science-fiction est un genre quasi absent du monde arabe. Cela nous a semblé intéressant d’y avoir recours pour interroger notre aptitude à nous projeter ». Sens de la dérision sans doute. Fausse bonne idée et geste maladroit aussi.

Or voilà sans doute ici une des principales critiques que j’adresserai à ce film. Davantage intéressé par le déplacement entre passé et présent et futur, que par l’histoire (et petites histoires) de cette LRS et plus paradoxalement encore de sa raison d’être – la conquête spatiale, trop rapidement évacuée sinon jamais évoquée pour elle-même – le documentaire paraît déséquilibré, privilégiant une seconde partie expérimentale à la première plus historique, et laisse en définitive un goût d’inachevé.

Ce faisant, l’exercice intriguera à défaut de totalement convaincre. Non pas qu’il soit inintéressant, bien au contraire ! – J’invite d’ailleurs le lecteur à profiter du fait que le film soit encore en salle pour se faire son propre avis. Le professeur Manoug Manougian est ainsi un personnage fascinant. L’est tout autant cette Lebanese Rocket Society que je m’autorise à personnifier. L’est encore le Liban, celui des années 1960 comme celui d’aujourd’hui. Mais peut-être le film manque-t-il quelque peu de subtilité. Pour ma part, j’aurais ainsi sans doute davantage apprécié un documentaire qui ose laisser au spectateur la place pour respirer et penser. Passif, simple laborantin sinon objet de l’expérience, celui-ci est en effet totalement et explicitement soumis à la volonté des auteurs dont l’omniprésence – présence active à l’écran, voix-off – empêchent toute appropriation personnelle du sujet.

Je me permets d’ajouter un post-scriptum spatial à ce billet critique ; nous sommes après tout sur un blog dédié à la conquête de l’espace et je dois cela au lecteur habitué. Je trouve symptomatique que les références à l’espace présentes dans ce documentaire soient faites de manière aussi légère. Anecdote prétexte à quelque chose de plus grand (l’acte performatif lui-même) soit, mais pourquoi ces approximations et ces absences ? 

- Ainsi parle-t-on sans cesse de fusées, méconnaissance propice aux comparaisons les plus farfelues avec ce qui était fait ailleurs au même moment et ce que cela présage pour l’avenir, lorsqu’il ne s’agit « que » de fusées-sondes développées en dehors ou presque de l’action de l’Etat. Je n’enlève évidemment rien à la prouesse : les fusées-sondes sont de l’accord de tous un outil essentiel, une étape primordiale qui permet de conjuguer accès aux altitudes spatiales (> 100 km) et très grande exigence technique. 

- Rien ou en tout cas trop peu sur le programme lui-même (les caractéristiques des fusées, les capacités induites ou révélées, la formation d’ingénieurs et de chercheurs, les payloads développées, les expériences menées et les résultats atteints, scientifiques et militaires), les raisons précises de sa terminaison (pressions des voisins, les usual suspects que sont la Syrie et Israël, ou de pays plus lointains, la France – selon Manougian et Wikipedia – et les Etats-Unis) et son impact possible direct ou indirect sur la dynamique régionale (programmes spatiaux irakien, égyptien, etc.).

- Enfin, que dire des aspirations et des rêves des membres – en majorité, arméniens – de la Haigazian College Rocket Society (HCRS) puis Lebanese Rocket Society ? Jules Verne semble-t-il, les activités pionnières d’associations de passionnés de l’entre-deux-guerres aussi ?

Pour en savoir plus : « “The Lebanese rocket society” : quand le Liban rêvait d’espace », Télérama.fr, 30 avril 2013, dont je tire la plupart des citations ; « Des Cèdres dans l’espace », Courrier International, 2 mai 2013 ; « 3 questions à Khalil Joreige, co-réalisateur de "The Lebanese Rocket Society" », CinéObs, 2 mai 2013 ; « Au Liban, l'odyssée spatiale oubliée », LeMonde.fr, 5 mai 2013 ; « Lebanon’s forgotten "Cedar" rocket program », 2012 ; « Lebanese sounding rocket program in the 60ies (Arz / Cedar rockets) », 2011.


Source Images : © URBAN DISTRIBUTION