jeudi 9 mai 2013

The Lebanese Rocket Society: L’étrange histoire de l’aventure spatiale libanaise

Film documentaire franco-libanais réalisé par Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, The Lebanese Rocket Society raconte comment un groupe d’étudiants de l’université arménienne de Beyrouth s’est lancé dans les années 1960 dans la construction et le développement de fusées-sondes. Sous la férule de Manoug Manougian, professeur de mathématique et de physique, l’entreprise de modeste envergure à ses débuts devient en l’espace de quelques années une fierté nationale capable d’électriser tout un peuple.
Soutenu par la présidence Fouad Chehab et l’armée libanaise, le projet culmine peu après 1962 à travers la naissance de la Lebanese Rocket Society (LRS) et surtout le lancement l’année suivante de Cèdre 4 qui atteint pour la première fois la thermosphère. Le succès de Cèdre 8, le 4 août 1967, marque la fin de l’aventure spatiale du Liban. L’oubli lui succède alors que le pays sombre à nouveau dans la guerre. Fruit de la parenthèse heureuse de 1958-1967, cet épisode de la conquête de l’espace aurait pu rester un souvenir – présent seulement à travers un timbre-poste, quelques rares photographies et coupures de presse – s’il n’y avait eu les cinéastes-plasticiens (italique requis, ils y tiennent !) pour s’interroger sur la façon d’évoquer ce rêve évanoui. Film militant réalisé au moment où se profilent les premières révolutions arabes, ce documentaire se veut ainsi avant tout une démonstration performative : « How to do things with words », en l’occurrence, comment agir sur le réel à travers le cinéma et l’art…

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ont recours à deux procédés, trois si l’on inclut la réalisation du film lui-même et l’impact symbolique – visible sur Google Images, exemple cité par le couple – qu’il a eu sur l’imaginaire de la société libanaise dans un pays où le mot « fusée » traduit davantage l’idée d’une arme de guerre que celle d’un engin spatial pacifique.

1) Le premier consiste à « redonner une matérialité à cette fusée oubliée » en prenant la décision de reconstituer la fusée emblématique Cèdre 4, celle du timbre-poste, pour la donner à l’université Haigazian. Fabriquée dans une usine de la région de Dbayé, à quelque distance de la capitale, près de l’endroit même où s’élevaient les fusées-sondes libanaises, elle est offerte symboliquement aux Beyrouthins qui voient très surpris cette forme oblongue aux allures de missile traverser leur ville. « Sur son passage, les gens s’interrogeaient. C’était l'idée... ». Mais si cette dernière est osée, elle est aussi le symbole d’une époque révolue entrant en résonance avec des rêves plus contemporains, d’un certain héritage (le panarabisme, la croyance en un nouvel horizon, la foi en la science) qui prend immédiatement sens lorsque confronté à la réalité du printemps arabe alors que le Liban paraît étrangement assoupi. « C’était incroyable. Comme un écho présent des aspirations d’hier, cette capacité retrouvée à rêver ensemble donnaient encore plus de sens à la fusée que nous construisions. »
© DR
2) Le second procédé, utilisé dans la toute dernière partie du film, a recours quant à lui à l’animation. Justifiée initialement alors qu’il fallait pallier le manque d’images et « prolonger » les photographies et que les cinéastes n’avaient pas encore rencontré Manougian et découvert son trésor, l’animation a selon les réactions que j’ai pu constater désarçonné lorsque projetée, en conclusion, à grand renfort de navettes spatiales – couchées ! – et sondes interplanétaires, au service d’une uchronie improbable. A quoi ressemblerait Beyrouth en 2025, si le projet spatial avait continué au-delà de 1967 ? « La science-fiction est un genre quasi absent du monde arabe. Cela nous a semblé intéressant d’y avoir recours pour interroger notre aptitude à nous projeter ». Sens de la dérision sans doute. Fausse bonne idée et geste maladroit aussi.

Or voilà sans doute ici une des principales critiques que j’adresserai à ce film. Davantage intéressé par le déplacement entre passé et présent et futur, que par l’histoire (et petites histoires) de cette LRS et plus paradoxalement encore de sa raison d’être – la conquête spatiale, trop rapidement évacuée sinon jamais évoquée pour elle-même – le documentaire paraît déséquilibré, privilégiant une seconde partie expérimentale à la première plus historique, et laisse en définitive un goût d’inachevé.

Ce faisant, l’exercice intriguera à défaut de totalement convaincre. Non pas qu’il soit inintéressant, bien au contraire ! – J’invite d’ailleurs le lecteur à profiter du fait que le film soit encore en salle pour se faire son propre avis. Le professeur Manoug Manougian est ainsi un personnage fascinant. L’est tout autant cette Lebanese Rocket Society que je m’autorise à personnifier. L’est encore le Liban, celui des années 1960 comme celui d’aujourd’hui. Mais peut-être le film manque-t-il quelque peu de subtilité. Pour ma part, j’aurais ainsi sans doute davantage apprécié un documentaire qui ose laisser au spectateur la place pour respirer et penser. Passif, simple laborantin sinon objet de l’expérience, celui-ci est en effet totalement et explicitement soumis à la volonté des auteurs dont l’omniprésence – présence active à l’écran, voix-off – empêchent toute appropriation personnelle du sujet.

Je me permets d’ajouter un post-scriptum spatial à ce billet critique ; nous sommes après tout sur un blog dédié à la conquête de l’espace et je dois cela au lecteur habitué. Je trouve symptomatique que les références à l’espace présentes dans ce documentaire soient faites de manière aussi légère. Anecdote prétexte à quelque chose de plus grand (l’acte performatif lui-même) soit, mais pourquoi ces approximations et ces absences ? 

- Ainsi parle-t-on sans cesse de fusées, méconnaissance propice aux comparaisons les plus farfelues avec ce qui était fait ailleurs au même moment et ce que cela présage pour l’avenir, lorsqu’il ne s’agit « que » de fusées-sondes développées en dehors ou presque de l’action de l’Etat. Je n’enlève évidemment rien à la prouesse : les fusées-sondes sont de l’accord de tous un outil essentiel, une étape primordiale qui permet de conjuguer accès aux altitudes spatiales (> 100 km) et très grande exigence technique. 

- Rien ou en tout cas trop peu sur le programme lui-même (les caractéristiques des fusées, les capacités induites ou révélées, la formation d’ingénieurs et de chercheurs, les payloads développées, les expériences menées et les résultats atteints, scientifiques et militaires), les raisons précises de sa terminaison (pressions des voisins, les usual suspects que sont la Syrie et Israël, ou de pays plus lointains, la France – selon Manougian et Wikipedia – et les Etats-Unis) et son impact possible direct ou indirect sur la dynamique régionale (programmes spatiaux irakien, égyptien, etc.).

- Enfin, que dire des aspirations et des rêves des membres – en majorité, arméniens – de la Haigazian College Rocket Society (HCRS) puis Lebanese Rocket Society ? Jules Verne semble-t-il, les activités pionnières d’associations de passionnés de l’entre-deux-guerres aussi ?

Pour en savoir plus : « “The Lebanese rocket society” : quand le Liban rêvait d’espace », Télérama.fr, 30 avril 2013, dont je tire la plupart des citations ; « Des Cèdres dans l’espace », Courrier International, 2 mai 2013 ; « 3 questions à Khalil Joreige, co-réalisateur de "The Lebanese Rocket Society" », CinéObs, 2 mai 2013 ; « Au Liban, l'odyssée spatiale oubliée », LeMonde.fr, 5 mai 2013 ; « Lebanon’s forgotten "Cedar" rocket program », 2012 ; « Lebanese sounding rocket program in the 60ies (Arz / Cedar rockets) », 2011.


Source Images : © URBAN DISTRIBUTION

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