jeudi 13 juin 2013

Futur de l’ATV : lancement réussi pour « Albert Einstein », l’occasion d’un premier bilan ?

Mercredi 5 juin, à 18 heures 52 (23 heures 52, heure de Paris), a décollé de Kourou une fusée Ariane 5 ES emportant dans sa coiffe l’ATV-4 baptisé « Albert Einstein », le quatrième vaisseau de ravitaillement construit par Astrium pour le compte de l’Europe dans le cadre de sa contribution au programme de la Station spatiale internationale (ISS). Avec 20 193 kg de charge utile à injecter sur une orbite basse, très inclinée, la performance demandée au lanceur a dépassé tous les records. Deux allumages successifs, particularité de ce tir très spécial, ont ainsi été conduits grâce à l’étage supérieur EPS pour placer en orbite à 260 km d’altitude le cargo de haute précision.



Véhicule spatial européen le plus ambitieux jamais développé à ce jour, l’ATV assure régulièrement depuis 2008 l’approvisionnement en aller simple de la station – ici, eau (565 kg), ergols (860 kg), oxygène (100 kg), vivres, pièces de rechange et autres matériels scientifiques (2 485 kg) – et participe aux manœuvres de propulsion du laboratoire orbital (reboosts, rehausses d’orbite). En fin de mission, il récupère par ailleurs les déchets issus de l’ISS avant de se désintégrer dans l’atmosphère. Au total ce sont 5 véhicules de transfert automatique (Automated Transfer Vehicle) que l’ESA aura ainsi engagés comme contrepartie aux coûts de maintenance, d’opérations et d’exploitation de la station.

Pour cette mission (voir brochure CNES et ESA), une coiffe d’une hauteur de 17 m et d’un diamètre de 5,4 m a été utilisée. Grâce aux caméras embarquées – pratique répandue outre-Atlantique, mais une première particulièrement attendue en Europe –, elle apparaît distinctement lors de la séparation à une altitude de 107 km lorsque les flux aérothermiques sont suffisamment faibles pour être supportés par l’ATV. Après 10 jours de vérification, « Albert Einstein » viendra s’amarrer le 15 juin à la station Pour éviter que l’étage EPS ne devienne un débris spatial et permettre sa désorbitation en accord avec un usage responsable de l’espace, une heure et 20 minutes après la séparation de l’ATV-4, un dernier allumage a été commandé.



Invité sur le site de la Direction des Lanceurs par le CNES pour partager en toute simplicité ce moment intense, rencontrer quelques camarades bloggeurs (que je salue ici : @FlorencePorcel, @pierretran, @fthouvenin, @bloggeeklette, @nicotupe) et échanger quelques éléments techniques avec les experts (merci notamment à Christophe Bonnal), je tiens à adresser toutes mes félicitations à @CNES_France pour cette expérience « embedded » très inspirée. L’occasion aussi d’approfondir quelques thèmes d’importance et revenir sur principalement deux questions.

1) La première concerne l’apport scientifique de l’exploration habitée de l’orbite basse, tout particulièrement le bilan souvent critiqué du programme ISS en la matière comme je m’en faisais l’écho récemment. Le moment est d’autant plus opportun que l’ATV-4 a été baptisé du nom du physicien allemand Albert Einstein, père des théories de la relativité et icône de la science moderne. 

2) La seconde s’intéresse aux perspectives futures alors que la fin du programme ATV est programmée pour l’année prochaine avec le lancement de « Georges Lemaître ». Cette brève discussion se tourne explicitement vers la problématique des débris spatiaux et questionne l’apport technologique du vaisseau européen.

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Alors qu’une copie de Die Grundlage der allgemeinen Relativitätstheorie (1916) s’est envolée à bord de l’ATV, peut-être convient-il effectivement de davantage s’intéresser à la petite tonne de recherche que transporte le véhicule plutôt qu’aux lasagnes commandées par Luca Parmitano. Je le fais d’autant plus volontiers que ce n’est curieusement pas l’aspect que mettent en avant les astronautes embarqués sur l’ISS, la stratégie de communication étant le plus souvent axée sur les petites choses du quotidien (la visite des toilettes et autres anecdotes troublantes) a priori plus excitantes et bénéficiant de plus d’attention de la part du public. On notera par ailleurs, simple constat, que rares sont les scientifiques « pur jus » envoyés en orbite. L’ESA se démarque notamment avec des profils beaucoup plus axés « pilote de ligne » que la NASA plus variée dans ses choix.

L’ATV-4 amène ainsi dans ses soutes deux expériences ayant pour objet le corps humain et l’impact du vol spatial sur son fonctionnement, Biological Rhythms 48 (JAXA) et Energy (ESA). En physique fondamentale, la cargaison inclut quatre éléments, dont DECLIC développé par le CNES dans le cadre d’un accord de coopération avec la NASA : Capillary Flow Experiments-2 (CFE-2), Constrained Vapor Bubble (CVB), Device for the Study of Critical Liquids and Crystallization-High Temperature Insert-Reflight (DECLIC-HTI-R) tous les trois sponsorisés par la NASA et Dynamic Surf soutenu par la JAXA. Les applications sont naturellement variées. Ainsi, dans le cas du minilaboratoire DECLIC, il s’agit de mieux comprendre la solidification de matériaux, mais aussi d’accumuler les connaissances de base nécessaires au développement de systèmes de recyclage de déchets organiques.

Laboratoire à 100 milliards de dollars habité en permanence depuis 2000 mais réellement devenu opérationnel en 2011, l’ISS a il est vrai du mal à répondre aux attentes énormes suscitées : ni médicament miracle, ni alliage révolutionnaire ne sont encore tombés du ciel. Pourtant, le bilan à mi-chemin est tout à fait convenable avec 200 expériences conduites en moyenne durant chaque mission et un nombre d’articles dans des revues à comité de lecture (principalement Nature, Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America et Physical Review Letters) approchant des 600 selon une étude conduite par la NASA (voir .pdf). Si de façon prévisible un bon tiers concerne la physiologie humaine, les autres disciplines (biologie et biotechnologie, sciences de la Terre, physique fondamentale, technologie) sont largement présentes alors que le principal intérêt de l’ISS est la microgravité qui y règne de manière permanente bien que variable. J’ajoute par ailleurs, élément qui a son importance pour expliquer le décalage, que les recherches conduites à bord de l’ISS sont souvent motivées par des enjeux industriels majeurs (brevets, etc.) expliquant dès lors le caractère « confidentiel » des résultats ou le peu de publicité faite autour (isolement des astronautes, absence de vidéos, etc.).

Je ne voudrais évidemment pas tomber dans le travers inverse qui est celui de réduire l’ISS aux résultats scientifiques qu’elle aura permis d’établir d’ici sa fin annoncée en 2028. A mon sens, le plus important reste sans doute d’avoir permis à 5 agences spatiales représentant 16 nations différentes (Allemagne, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Russie, Suède, Suisse + Brésil) de travailler ensemble sur un projet gigantesque, prélude peut-être à une coopération plus extraordinaire encore vers Mars et au-delà. Le montage de la station, prolongé par le développement de l’ATV pour nous autres Français et Européens, a également permis par exemple d’accomplir des progrès en ingénierie et en mécanique spatiale.
European Space Agency's 4th Automated Transfer Vehicle
Le futur de l’ATV constitue une décision importante, le défi étant au moins à la hauteur des succès passés. Le véhicule de transfert automatique est en effet le vaisseau de tous les records dont l’ESA s’enorgueillit en précisant qu’il a vivement impressionné la NASA qui avait pourtant mis la barre très haut en matière de fiabilité et de redondances croisées. Par ailleurs, si l’ATV est automatique tout comme le vaisseau Progress russe, il est aussi autonome. Pour toutes ces raisons, il convient naturellement de s’assurer que les technologies développées ne soient pas perdues, de même que les nombreuses données « vol habité » récupérées au cours des 5 missions courant de 2008 à 2014.

Pour le moment, l’avenir est en partie assuré alors que l’expertise développée dans le cadre de l’ATV trouvera un premier débouché à travers le module de service de la capsule américaine Orion qui devra assurer la propulsion du vaisseau, son alimentation en énergie, son contrôle thermique, de même que le stockage de l’eau et de l’air. Le 16 janvier 2013, la NASA et l’ESA ont de fait conclu un accord selon lequel l’Europe devra fournir ledit module pour la première mission Orion prévue en 2017 à l’occasion du vol inaugural du lanceur SLS et peut-être pour un vol habité vers la Lune en 2021. Ce dérivé de l’ATV constituera ainsi l’élément de troc (« barter element », estimé pour la période concernée à 455 millions d’euros) qui est à la base de la poursuite de l’exploitation de la Station spatiale internationale jusqu’en 2020 par les Européens.

La France, aidée de l’Italie, soutenait à l’époque des négociations une option alternative qui, si elle avait réussi à convaincre les partenaires européens – notamment allemands – et américains, aurait vu le développement d’un système capable de manœuvrer en orbite basse pour accomplir toute une série de missions, dont celle ADR de nettoyage des débris (« Active Debris Removal »). Au passage, telle est d’ailleurs la raison expliquant pourquoi la contribution française pour Orion a été vue à la baisse (seulement 20%). Le Versatile Autonomous Concept (VAC) aurait sans doute coûté plus que la somme due par l’Europe à la NASA, mais selon la France il aurait aussi propulsé l’Europe au premier rang des puissances robotiques et constitué ce faisant une solution à l’impasse technologique dans laquelle s’engage probablement l’ESA à travers le partenariat actuel.

La réalité est que l’ATV constitue effectivement une base technologique crédible sur laquelle démarrer un projet ADR. Aussi l’avenir sera-t-il peut-être mixte alors que les Européens, notamment depuis l’incident du satellite Envisat, ont montré qu’ils étaient proactifs face à la problématique des débris. Le CNES ne s’y est pas trompé, lui qui continue par ailleurs d’investir la place et de soutenir son projet désormais baptisé Orbital Transfer Vehicule (OTV). Bien entendu de nouvelles technologies devront être développées afin de permettre un rendez-vous non coopératif (1) et non préparé, avec la possibilité qu’aucune interface sur laquelle s’accrocher ne soit distinguable a priori (2), ciblant, qui plus est, un objet en mouvement (3) difficilement reconnaissable voire même « invisible » sur fond noir du fait de son vieillissement (4). Toutes choses égales par ailleurs, les incertitudes politiques et juridiques (tout le monde participe, tout le monde finance ; taxe pollueur-payeur, etc.) mises de côté, les experts indiquent néanmoins qu’une mission européenne – en direction par exemple d’Envisat – pourrait être conduite de manière réaliste dès 2022.

Bref, le lancement de l’ATV 4 conduit à un double constat : s’il invite tout d’abord à évoquer ensemble les succès du spatial européen, il exhorte aussi l’Europe à poursuivre les efforts pour sauvegarder son expertise et ne pas subir de déclassement. L’ambition spatiale a beau être coûteuse, elle n’est certainement pas déplacée alors que de plus en plus de pays se pressent sur le devant de la scène.

2 commentaires:

  1. "L’ambition spatiale a beau être coûteuse"

    Relativement, pas tant que ça.
    Le budget de la NASA pour l'année fiscale 2014 est d'environ 13 milliards d'euros, ce qui correspond à la mission "Solidarité, insertion et égalité des chances" du budget de l'Etat français.

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  2. Je maintiens néanmoins. Plus que jamais, ici comme aux Etats-Unis - fin de la navette et bilan sur le vol habité -, se pose la question de pourquoi aller dans l'espace.

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