Mercredi 5 juin, à 18 heures 52 (23 heures 52, heure de
Paris), a décollé de Kourou une fusée Ariane
5 ES emportant dans sa coiffe l’ATV-4 baptisé « Albert Einstein »,
le quatrième vaisseau de ravitaillement construit par Astrium pour le compte de
l’Europe dans le cadre de sa contribution au programme de la Station spatiale
internationale (ISS). Avec 20 193 kg de charge utile à injecter sur une
orbite basse, très inclinée, la performance demandée au lanceur a dépassé tous
les records. Deux allumages successifs, particularité de ce tir très spécial,
ont ainsi été conduits grâce à l’étage supérieur EPS pour placer en orbite à
260 km d’altitude le cargo de haute précision.
Véhicule spatial européen le plus ambitieux jamais développé
à ce jour, l’ATV assure régulièrement depuis 2008 l’approvisionnement en aller
simple de la station – ici, eau (565 kg), ergols (860 kg), oxygène (100 kg), vivres,
pièces de rechange et autres matériels scientifiques (2 485 kg) – et participe
aux manœuvres de propulsion du laboratoire orbital (reboosts, rehausses
d’orbite). En fin de mission, il récupère par ailleurs les déchets issus de
l’ISS avant de se désintégrer dans l’atmosphère. Au total ce sont 5 véhicules
de transfert automatique (Automated
Transfer Vehicle) que l’ESA aura ainsi engagés comme contrepartie aux coûts
de maintenance, d’opérations et d’exploitation de la station.
Pour
cette mission (voir brochure CNES
et ESA),
une coiffe d’une hauteur de 17 m et d’un diamètre de 5,4 m a été utilisée. Grâce
aux caméras embarquées – pratique répandue outre-Atlantique, mais une première particulièrement
attendue en Europe –, elle apparaît distinctement lors de la séparation à une
altitude de 107 km lorsque les flux aérothermiques sont suffisamment faibles
pour être supportés par l’ATV. Après 10 jours de vérification,
« Albert Einstein » viendra s’amarrer le 15 juin à la station Pour
éviter que l’étage EPS ne devienne un débris spatial et permettre sa
désorbitation en accord avec un usage responsable de l’espace, une heure et 20
minutes après la séparation de l’ATV-4, un dernier allumage a
été commandé.
Invité sur le site de la Direction des Lanceurs par le CNES
pour partager en toute simplicité ce moment intense, rencontrer quelques
camarades bloggeurs (que je salue ici : @FlorencePorcel, @pierretran, @fthouvenin, @bloggeeklette, @nicotupe) et échanger quelques
éléments techniques avec les experts (merci notamment à Christophe Bonnal), je
tiens à adresser toutes mes félicitations à @CNES_France pour cette expérience
« embedded »
très inspirée. L’occasion aussi d’approfondir quelques thèmes d’importance et
revenir sur principalement deux questions.
1) La première concerne l’apport scientifique de
l’exploration habitée de l’orbite basse, tout particulièrement le bilan
souvent critiqué du programme ISS en la matière comme je m’en faisais
l’écho récemment. Le moment est d’autant plus opportun que l’ATV-4 a été baptisé
du nom du physicien allemand Albert Einstein, père des théories de la
relativité et icône de la science moderne.
2) La seconde s’intéresse aux perspectives futures alors que
la fin du programme ATV est programmée pour l’année prochaine avec le lancement
de « Georges Lemaître ». Cette brève discussion se tourne
explicitement vers la problématique des débris spatiaux et questionne l’apport
technologique du vaisseau européen.
* - *
Alors qu’une copie de Die
Grundlage der allgemeinen Relativitätstheorie (1916) s’est envolée à bord de l’ATV, peut-être convient-il
effectivement de davantage s’intéresser à la petite tonne de recherche que
transporte le véhicule plutôt qu’aux lasagnes commandées par Luca Parmitano. Je
le fais d’autant plus volontiers que ce n’est curieusement pas l’aspect que
mettent en avant les astronautes embarqués sur l’ISS, la stratégie de
communication étant le plus souvent axée sur les petites choses du quotidien
(la visite des toilettes et autres anecdotes troublantes) a priori plus
excitantes et bénéficiant de plus d’attention de la part du public. On notera
par ailleurs, simple constat, que rares sont les scientifiques « pur
jus » envoyés en orbite. L’ESA se démarque notamment avec des profils
beaucoup plus axés « pilote de ligne » que la NASA plus variée dans
ses choix.
L’ATV-4 amène ainsi
dans ses soutes deux expériences ayant pour objet le corps humain et l’impact
du vol spatial sur son fonctionnement, Biological
Rhythms 48 (JAXA) et Energy
(ESA). En physique fondamentale,
la cargaison inclut quatre éléments, dont DECLIC développé
par le CNES dans le cadre d’un accord de coopération avec la NASA : Capillary
Flow Experiments-2 (CFE-2), Constrained
Vapor Bubble (CVB), Device
for the Study of Critical Liquids and Crystallization-High Temperature
Insert-Reflight (DECLIC-HTI-R)
tous les trois sponsorisés par la NASA et Dynamic
Surf soutenu par la JAXA. Les
applications sont naturellement variées. Ainsi, dans le cas du minilaboratoire
DECLIC, il s’agit de mieux comprendre la solidification de matériaux, mais
aussi d’accumuler les connaissances de base nécessaires au développement de
systèmes de recyclage de déchets organiques.
Laboratoire à 100 milliards de dollars habité en permanence
depuis 2000 mais réellement devenu opérationnel en 2011, l’ISS a il est vrai du
mal à répondre aux attentes énormes suscitées : ni médicament miracle, ni
alliage révolutionnaire ne sont encore tombés du ciel. Pourtant, le bilan à
mi-chemin est tout à fait convenable avec 200 expériences conduites en moyenne
durant chaque mission et un nombre d’articles dans des revues à comité de
lecture (principalement Nature, Proceedings of the National Academy of
Sciences of the United States of America et Physical Review Letters) approchant des 600 selon une étude
conduite par la NASA (voir .pdf).
Si de façon prévisible un bon tiers concerne la physiologie humaine, les autres
disciplines (biologie et biotechnologie, sciences de la Terre, physique
fondamentale, technologie) sont largement présentes alors que le principal
intérêt de l’ISS est la microgravité qui y règne de manière permanente bien que
variable. J’ajoute par ailleurs, élément qui a son importance pour expliquer le
décalage, que les recherches conduites à bord de l’ISS sont souvent motivées
par des enjeux industriels majeurs (brevets, etc.) expliquant dès lors le
caractère « confidentiel » des résultats ou le peu de publicité faite
autour (isolement des astronautes, absence de vidéos, etc.).
Je ne voudrais évidemment pas tomber dans le travers inverse
qui est celui de réduire l’ISS aux résultats scientifiques qu’elle aura permis
d’établir d’ici sa fin annoncée en 2028. A
mon sens, le plus important reste sans doute d’avoir permis à 5 agences
spatiales représentant 16 nations différentes (Allemagne, Belgique, Canada,
Danemark, Espagne, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Norvège, Pays-Bas,
Royaume-Uni, Russie, Suède, Suisse + Brésil) de travailler ensemble sur un
projet gigantesque, prélude peut-être à une coopération plus extraordinaire
encore vers Mars et au-delà. Le montage de la station, prolongé par le
développement de l’ATV pour nous autres Français et Européens, a également
permis par exemple d’accomplir des progrès en ingénierie et en mécanique
spatiale.
Le futur de l’ATV constitue une décision importante, le défi
étant au moins à la hauteur des succès passés. Le véhicule de transfert
automatique est en effet le vaisseau de tous les records dont l’ESA
s’enorgueillit en précisant qu’il a vivement impressionné la NASA qui avait pourtant
mis la barre très haut en matière de fiabilité et de redondances croisées. Par
ailleurs, si l’ATV est automatique tout comme le vaisseau Progress russe, il est aussi autonome. Pour toutes ces raisons, il
convient naturellement de s’assurer que les technologies développées ne soient
pas perdues, de même que les nombreuses données « vol habité »
récupérées au cours des 5 missions courant de 2008 à 2014.
Pour le moment, l’avenir est en partie assuré alors que l’expertise
développée dans le cadre de l’ATV trouvera un premier débouché à travers le
module de service de la capsule américaine Orion
qui devra assurer la propulsion du vaisseau, son alimentation en énergie, son
contrôle thermique, de même que le stockage de l’eau et de l’air. Le 16 janvier
2013, la NASA
et l’ESA ont de fait conclu un accord selon lequel l’Europe devra fournir
ledit module pour la première mission Orion
prévue en 2017 à l’occasion du vol
inaugural du lanceur SLS et peut-être
pour un vol habité vers la Lune en 2021. Ce dérivé de l’ATV constituera ainsi
l’élément de troc (« barter element »,
estimé pour la période concernée à 455 millions d’euros) qui est à la base de
la poursuite de l’exploitation de la Station spatiale internationale jusqu’en
2020 par les Européens.
La France, aidée de l’Italie, soutenait à
l’époque des négociations une option alternative qui, si elle avait réussi à convaincre les
partenaires européens – notamment allemands – et américains, aurait vu le
développement d’un système capable de manœuvrer en orbite basse pour accomplir
toute une série de missions, dont celle ADR de nettoyage des débris (« Active Debris Removal »). Au
passage, telle est d’ailleurs la raison expliquant pourquoi la contribution
française pour Orion a été vue à la
baisse (seulement 20%). Le Versatile
Autonomous Concept (VAC) aurait sans doute coûté plus que la somme due par
l’Europe à la NASA, mais selon la France il aurait aussi propulsé l’Europe au
premier rang des puissances robotiques et constitué ce faisant une solution à
l’impasse technologique dans laquelle s’engage probablement l’ESA à travers le
partenariat actuel.
La réalité est que l’ATV
constitue effectivement une base technologique crédible sur laquelle démarrer
un projet ADR. Aussi l’avenir sera-t-il peut-être mixte alors que les
Européens, notamment depuis l’incident du satellite Envisat, ont montré qu’ils étaient proactifs face à la problématique des
débris. Le CNES ne s’y est
pas trompé, lui qui continue par ailleurs d’investir la place et de soutenir son projet désormais baptisé Orbital Transfer Vehicule (OTV). Bien entendu de nouvelles technologies
devront être développées afin de permettre un rendez-vous non coopératif
(1) et non préparé, avec la possibilité qu’aucune interface sur laquelle
s’accrocher ne soit distinguable a priori (2), ciblant, qui plus est, un objet
en mouvement (3) difficilement reconnaissable voire même « invisible »
sur fond noir du fait de son vieillissement (4). Toutes choses égales par
ailleurs, les incertitudes politiques et juridiques (tout le monde participe,
tout le monde finance ; taxe pollueur-payeur, etc.) mises de côté, les
experts indiquent néanmoins qu’une mission européenne – en direction par
exemple d’Envisat – pourrait être conduite de manière réaliste dès 2022.
Bref, le lancement
de l’ATV 4 conduit à un double constat : s’il invite tout d’abord à
évoquer ensemble les succès du spatial européen, il exhorte aussi l’Europe à poursuivre
les efforts pour sauvegarder son expertise et ne pas subir de déclassement.
L’ambition spatiale a beau être coûteuse, elle n’est certainement pas déplacée
alors que de plus en plus de pays se pressent sur le devant de la scène.
"L’ambition spatiale a beau être coûteuse"
RépondreSupprimerRelativement, pas tant que ça.
Le budget de la NASA pour l'année fiscale 2014 est d'environ 13 milliards d'euros, ce qui correspond à la mission "Solidarité, insertion et égalité des chances" du budget de l'Etat français.
Je maintiens néanmoins. Plus que jamais, ici comme aux Etats-Unis - fin de la navette et bilan sur le vol habité -, se pose la question de pourquoi aller dans l'espace.
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