samedi 16 août 2014

Pourquoi Mars : les chroniques martiennes de la NASA

Cette recension, tout comme la précédente, a fait l’objet d’une publication parallèle sur War Studies Publications. Merci à son auteur, Olivier Schmitt, pour avoir rendu possible cette coopération.

Dans l’un des rares épisodes que la série télévisée The West Wing a consacré à la politique spatiale, Joshua Lyman, chef de cabinet adjoint de la Maison Blanche, confesse, après avoir été interpellé par des représentants de la NASA, que l’administration n’a qu’une seule priorité concernant l’espace, « that you guys stop screwing up », donnant à l’agence spatiale américaine un objectif essentiellement négatif et lui montrant que le mieux qu’elle puisse faire est de se faire oublier. Le lecteur pressé pourra trouver là un résumé condensé des problématiques présentes au cœur du dernier ouvrage de W. Henry Lambright. Et de fait, en affirmant cela, Josh révèle une vérité incontestable : les scientifiques peuvent toujours se mettre d’accord sur la direction à donner à un programme, ce sont les politiques qui déterminent le rythme. C’est tout particulièrement le cas de l’exploration martienne qui, loin de constituer un sprint à la manière du programme Apollo, s’apparente davantage à un marathon dont l’allure à laquelle il est poursuivi varie selon le nombre de détours et de zigzags que l’on emprunte. Comprendre le programme d’exploration de Mars relève ainsi d’un type de questionnement propre à la démocratie américaine : comment maintenir, sur le long terme, un programme fédéral de R&D de grande échelle (ce que Lambright qualifie de big science) qui, à la fois coûteux et très risqué, soit capable de résister aux aléas politiques habituels au pire des régimes à l’exception de tous les autres, tout en conciliant des priorités publiques, scientifiques et bureaucratiques souvent concurrentes ?

Professeur de politique publique à la Maxwell School of Citizenship and Public Affairs de l’Université de Syracuse, l’auteur est un habitué de ces questions pour avoir déjà écrit sur le sujet dans un langage toujours simple et à portée de tous, bien que rédigé d’abord et avant tout pour les théoriciens et les praticiens du management public et les universitaires intéressés par l’histoire politique de la conquête de l’espace. Sa réponse procède ici de la même façon. La thèse de Why Mars est qu’une coalition informelle et sans cesse mouvante de groupes de défense, à l’intérieur et à l’extérieur de la NASA, s’est efforcée de faire de la NASA le lieu principal au sein du gouvernement américain vers lequel doivent converger tous les efforts ayant pour objet l’exploration de la planète rouge. Les succès et les échecs de cette coalition de supporters pour attirer les financements et fixer les priorités (Mars vs. les autres planètes, Mars vs. les activités spatiales autres que l’exploration planétaire…), de même que les stratégies scientifiques (partisans d’une exploration graduelle vs. défenseurs d’une approche accélérée…) et politiques (la NASA vs. l’OMB, la NASA vs. le Congrès…) employées, ont influencé en retour le rythme et le déroulement du programme d’exploration martienne. Pour Lambright, le nœud principal du problème se situe donc au niveau de la connexion qui s’établit ou non entre l’agence spatiale américaine et ses maîtres politiques. Il faut demander, selon lui, quelle motivation – ou combinaison de motivations – est susceptible de servir au mieux de véhicule pour garantir un soutien politique et permettre à une vision entrée dans une phase d’« équilibre ponctué » de se matérialiser en action. Dit autrement, ce n’est qu’en répondant à la question du pourquoi que l’on parviendra à résoudre la problématique du comment. Cette leçon, pour n’être pas spécifique au spatial comme Dan Goldin s’en était enorgueilli face aux scientifiques surpris après l’échec du Superconducting Super Collider au moment où tout semblait réussir au programme martien de la NASA, est déterminante ici pour expliquer les influences et les limites des partisans de l’exploration de Mars.

Présentée simplement, l’exploration de Mars a pour objectif de mieux comprendre la planète qui, de l’avis général, est la plus intéressante parmi toutes celles situées dans le voisinage de la Terre. Reste que trois raisons particulières émergent plus nettement pour expliquer l’attrait particulier que la planète rouge suscite chez les scientifiques et surtout le public. La première d’entre elles – sans doute aussi la plus efficace et la plus à même d’entrer en résonance avec le public, par ailleurs la plus constante dans l’histoire de la NASA – repose sur la possibilité de vie sur Mars. La question ouverte de la vie, qu’elle soit présente sous une forme actuelle – cachée sous la surface, dans le permafrost – ou passée – à l’état de fossile, lorsque la planète avait un climat différent de celui qui règne aujourd’hui et lorsque l’eau coulait à sa surface – a toujours été un moteur déterminant du programme d’exploration de Mars, susceptible à la fois de lui donner une direction et un rythme. Aussi n’est-on pas surpris si son saint Graal a un nom : le Mars Sample Return (MSR) qui désigne le programme robotique de retour sur Terre, seul ou en coopération, d’échantillons prélevés sur le sol martien pour examen en laboratoire. La seconde motivation repose sur la volonté, non plus de trouver, mais d’envoyer de la vie sur Mars. Le programme robotique apparaît ainsi comme un précurseur à de futures missions habitées. Cette connexion, quoique n’allant pas toujours de soi dans le court terme lorsque chaque programme cherche à rivaliser avec son voisin immédiat pour obtenir le plus grand financement, est importante car elle fait du programme de vol habité un allié potentiel du programme robotique. Le troisième et dernier facteur est d’ordre politique, sans qu’il soit ici nécessaire d’expliciter, sinon pour dire qu’il est toujours d’actualité, bien que sous une forme plus coopérative que compétitive comme le montrent les relations (tumultueuses il est vrai) entre la NASA et ses homologues soviétique/russe et surtout européen.

Il devient dès lors possible, suivant la combinaison retenue et les stratégies employées, de distinguer cinq voire six périodes différentes que l’auteur présente le long de 13 chapitres. Deux exemples évocateurs peuvent à mon sens être présentés avec profit :

1) Si la recherche de la preuve de vie martienne est l’argument à même d’entrer le plus facilement en écho avec les aspirations de la société, sa manipulation peut parfois être à double tranchant. En témoigne l’époque du programme Viking qui a été caractérisée par l’envoi réussi, en 1975, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, d’un couple d’atterrisseurs (Viking 1 et Viking 2). Bien qu’un succès à bien des égards, le programme fut victime du fait qu’il ne parvint pas à atteindre son objectif avoué de trancher une fois pour toute la question de la vie sur Mars. Pire, il entretint l’idée que Mars était un astre mort comme la Lune. Le même moteur qui avait ainsi permis au programme martien de trouver un financement dans un environnement budgétaire inédit, car très contraint, contribua à stopper net tout nouvel effort : une véritable tragédie pour un programme distribué (distributed big science) comme le programme martien qui s’appuie explicitement sur une série de missions successives (ce que la NASA appelle des projets) étendues sur plusieurs années. Et de fait, désormais privées de cette motivation, les années 1980 furent marquées par un vide institutionnel que Lambright qualifie d’interrègne, la société civile (la Planetary Society, la Mars Society…) prenant alors le relais de la NASA pour maintenir le rêve. Ironie de l’histoire, le programme connut un sursaut lorsque le lien avec la vie fut renoué sous la forme d’une météorite martienne trouvée en Antarctique. Ajoutée à la preuve donnée par l’atterrisseur Mars Pathfinder et son rover historique Sojourner qu’une mission low-cost (dite « Faster, Cheaper, Better ») – compatible, qui plus est, avec la campagne de rationalisation budgétaire entreprise par le vice-président Al Gore – était possible, elle permit au programme d’exploration de Mars de la NASA de reprendre de l’élan.

2) Le lien entre Mars et le programme de vol habité est le plus souvent indirect et ambivalent. En sauvant le programme de vol habité, la décision du président Nixon en 1972 de lancer le programme Space Shuttle a certes permis à la NASA de survivre en tant qu’agence indépendante, mais elle a imposé un certain nombre de contraintes sur les autres programmes. De la même façon, la station spatiale que le président Reagan a appelée de ses vœux en 1984 a défini les limites du possible pour le programme robotique martien mais l’espace budgétaire dans lequel celui-ci allait désormais évoluer était bien plus vaste avec la station que sans la station. D’autant plus que l’ISS, en tant qu’outil de politique étrangère, a permis dans les années 1990 de tenir le président Clinton et le vice-président Al Gore informés des questions de politique spatiale et de les maintenir étroitement impliqués dans les activités de la NASA. Véritable combinaison gagnante, le fait néanmoins que le programme d’exploration martienne puisse avoir pour but explicite à la fois de trouver et d’amener la vie a eu plusieurs occurrences marquantes. La Vision for Space Exploration annoncée par le président Bush en 2004, au moment où la NASA accumule les succès avec MER (rovers Spirit et Opportunity), offre un exemple parlant de ce point de vue : jamais les objectifs d’exploration habitée et d’exploration robotique de Mars n’ont autant avancé main dans la main qu’à ce moment là. Fort de cette logique, étant donné le contexte actuel créé par l’atterrissage réussi de MSL Curiosity et sa couverture médiatique très positive, il est permis de croire, pense l’auteur, qu’une future mission MSR capable d’unifier les différents programmes de la NASA que sont le vol habité, les missions scientifiques et la recherche et technologie a toute ses chances. Josh Lyman approuverait certainement.

En décrivant les hauts et des bas de la quête américaine de Mars – la planète pour laquelle la NASA a de très loin le plus dépensé tout au long de son existence –, l’ouvrage de Lambright vient compléter une bibliographie demeurée lacunaire. Etant donné la place prépondérante occupée par les Etats-Unis dans le paysage spatial international, il fait aussi œuvre utile. Alors que la Lune met en relief le passé glorieux de l’agence spatiale américaine au siècle dernier, la planète rouge se dresse comme un symbole de ce que réserve le XXIe siècle. L’intérêt de Why Mars : NASA and the Politics of Space Exploration est de rappeler que Mars constitue une source permanente d’inspiration et de motivation autour de laquelle des groupes de défense peuvent se mobiliser efficacement afin d’organiser un véritable plan d’action, tirer parti de découvertes ou d’événements potentiellement catalyseurs et obtenir un soutien politique.



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