Dans l’un des rares épisodes que la série télévisée The West Wing a consacré à la politique spatiale, Joshua Lyman, chef de cabinet adjoint de la Maison Blanche, confesse, après avoir été interpellé par des représentants de la NASA, que l’administration n’a qu’une seule priorité concernant l’espace, « that you guys stop screwing up », donnant à l’agence spatiale américaine un objectif essentiellement négatif et lui montrant que le mieux qu’elle puisse faire est de se faire oublier. Le lecteur pressé pourra trouver là un résumé condensé des problématiques présentes au cœur du dernier ouvrage de W. Henry Lambright. Et de fait, en affirmant cela, Josh révèle une vérité incontestable : les scientifiques peuvent toujours se mettre d’accord sur la direction à donner à un programme, ce sont les politiques qui déterminent le rythme. C’est tout particulièrement le cas de l’exploration martienne qui, loin de constituer un sprint à la manière du programme Apollo, s’apparente davantage à un marathon dont l’allure à laquelle il est poursuivi varie selon le nombre de détours et de zigzags que l’on emprunte. Comprendre le programme d’exploration de Mars relève ainsi d’un type de questionnement propre à la démocratie américaine : comment maintenir, sur le long terme, un programme fédéral de R&D de grande échelle (ce que Lambright qualifie de big science) qui, à la fois coûteux et très risqué, soit capable de résister aux aléas politiques habituels au pire des régimes à l’exception de tous les autres, tout en conciliant des priorités publiques, scientifiques et bureaucratiques souvent concurrentes ?
Professeur de politique publique à la Maxwell School of
Citizenship and Public Affairs de l’Université de Syracuse, l’auteur est un
habitué de ces questions pour avoir déjà écrit sur
le sujet dans
un langage toujours simple et à portée de tous, bien que rédigé d’abord et
avant tout pour les théoriciens et les praticiens du management public et les
universitaires intéressés par l’histoire politique de la conquête de l’espace.
Sa réponse procède ici de la même façon. La thèse de Why Mars est
qu’une coalition informelle et sans cesse mouvante de groupes de défense, à
l’intérieur et à l’extérieur de la NASA, s’est efforcée de faire de la NASA le
lieu principal au sein du gouvernement américain vers lequel doivent converger
tous les efforts ayant pour objet l’exploration de la planète rouge. Les succès
et les échecs de cette coalition de supporters pour attirer les financements et
fixer les priorités (Mars vs. les autres planètes, Mars vs. les activités
spatiales autres que l’exploration planétaire…), de même que les stratégies
scientifiques (partisans d’une exploration graduelle vs. défenseurs d’une
approche accélérée…) et politiques (la NASA vs. l’OMB, la NASA vs. le Congrès…)
employées, ont influencé en retour le rythme et le déroulement du programme
d’exploration martienne. Pour Lambright, le nœud principal du problème se situe
donc au niveau de la connexion qui s’établit ou non entre l’agence spatiale
américaine et ses maîtres politiques. Il faut demander, selon lui, quelle
motivation – ou combinaison de motivations – est susceptible de servir au mieux
de véhicule pour garantir un soutien politique et permettre à une vision entrée
dans une phase d’« équilibre ponctué »
de se matérialiser en action. Dit autrement, ce n’est qu’en répondant à la
question du pourquoi que l’on parviendra à résoudre la
problématique du comment. Cette leçon, pour n’être pas spécifique
au spatial comme Dan Goldin s’en
était enorgueilli face aux scientifiques surpris après l’échec du
Superconducting Super Collider au moment où tout semblait réussir au programme
martien de la NASA, est déterminante ici pour expliquer les influences et les
limites des partisans de l’exploration de Mars.
Présentée simplement, l’exploration de Mars a pour objectif
de mieux comprendre la planète qui, de l’avis général, est la plus intéressante
parmi toutes celles situées dans le voisinage de la Terre. Reste que trois
raisons particulières émergent plus nettement pour expliquer l’attrait
particulier que la planète rouge suscite chez les scientifiques et surtout le
public. La première d’entre elles – sans doute aussi la plus efficace et la
plus à même d’entrer en résonance avec le public, par ailleurs la plus constante
dans l’histoire de la NASA – repose sur la possibilité de vie sur Mars. La
question ouverte de la vie, qu’elle soit présente sous une forme actuelle –
cachée sous la surface, dans le permafrost – ou passée – à l’état de fossile,
lorsque la planète avait un climat différent de celui qui règne aujourd’hui et
lorsque l’eau coulait à sa surface – a toujours été un moteur déterminant du
programme d’exploration de Mars, susceptible à la fois de lui donner une
direction et un rythme. Aussi n’est-on pas surpris si son saint Graal a un
nom : le Mars Sample Return (MSR) qui désigne le programme
robotique de retour sur Terre, seul ou en coopération, d’échantillons prélevés
sur le sol martien pour examen en laboratoire. La seconde motivation repose sur
la volonté, non plus de trouver, mais d’envoyer de la vie sur Mars. Le
programme robotique apparaît ainsi comme un précurseur à de futures missions
habitées. Cette connexion, quoique n’allant pas toujours de soi dans le court
terme lorsque chaque programme cherche à rivaliser avec son voisin immédiat
pour obtenir le plus grand financement, est importante car elle fait du
programme de vol habité un allié potentiel du programme robotique. Le troisième
et dernier facteur est d’ordre politique, sans qu’il soit ici nécessaire
d’expliciter, sinon pour dire qu’il est toujours d’actualité, bien que sous une
forme plus coopérative que compétitive comme le montrent les relations
(tumultueuses il est vrai) entre la NASA et ses homologues soviétique/russe et
surtout européen.
Il devient dès lors possible, suivant la combinaison retenue
et les stratégies employées, de distinguer cinq voire six périodes différentes
que l’auteur présente le long de 13 chapitres. Deux exemples évocateurs peuvent
à mon sens être présentés avec profit :
1) Si la recherche de la preuve de vie martienne est
l’argument à même d’entrer le plus facilement en écho avec les aspirations de
la société, sa manipulation peut parfois être à double tranchant. En témoigne
l’époque du programme
Viking qui a été caractérisée par l’envoi réussi, en 1975, pour la
première fois dans l’histoire de l’humanité, d’un couple d’atterrisseurs
(Viking 1 et Viking 2). Bien qu’un succès à bien des égards, le programme fut
victime du fait qu’il ne parvint pas à atteindre son objectif avoué de trancher
une fois pour toute la question de la vie sur Mars. Pire, il entretint l’idée
que Mars était un astre mort comme la Lune. Le même moteur qui avait ainsi
permis au programme martien de trouver un financement dans un environnement
budgétaire inédit, car très contraint, contribua à stopper net tout nouvel
effort : une véritable tragédie pour un programme distribué (distributed
big science) comme le programme martien qui s’appuie explicitement sur une
série de missions successives (ce que la NASA appelle des projets) étendues sur
plusieurs années. Et de fait, désormais privées de cette motivation, les années
1980 furent marquées par un vide institutionnel que Lambright qualifie
d’interrègne, la société civile (la Planetary Society, la Mars Society…)
prenant alors le relais de la NASA pour maintenir le rêve. Ironie de
l’histoire, le programme connut un sursaut lorsque le lien avec la vie fut
renoué sous la forme d’une météorite martienne trouvée en Antarctique. Ajoutée
à la preuve donnée par l’atterrisseur Mars Pathfinder et
son rover historique Sojourner qu’une mission low-cost (dite
« Faster,
Cheaper, Better ») – compatible, qui plus est, avec la campagne de
rationalisation budgétaire entreprise par le vice-président Al Gore – était
possible, elle permit au programme d’exploration de Mars de la NASA de reprendre
de l’élan.
2) Le lien entre Mars et le programme de vol habité est le
plus souvent indirect et ambivalent. En sauvant le programme de vol
habité, la décision du président Nixon en 1972 de lancer le programme Space
Shuttle a certes permis à la NASA de survivre en tant qu’agence
indépendante, mais elle a imposé un certain nombre de contraintes sur les
autres programmes. De la même façon, la station spatiale que le président
Reagan a appelée de ses vœux en 1984 a défini les limites du possible pour le
programme robotique martien mais l’espace budgétaire dans lequel celui-ci
allait désormais évoluer était bien plus vaste avec la station que sans la
station. D’autant plus que l’ISS, en tant qu’outil de politique étrangère, a
permis dans les années 1990 de tenir le président Clinton et le vice-président
Al Gore informés des questions de politique spatiale et de les maintenir
étroitement impliqués dans les activités de la NASA. Véritable combinaison
gagnante, le fait néanmoins que le programme d’exploration martienne puisse
avoir pour but explicite à la fois de trouver et d’amener la vie a eu plusieurs
occurrences marquantes. La Vision for Space Exploration annoncée
par le président Bush en 2004, au moment où la NASA accumule les succès avec MER (rovers
Spirit et Opportunity), offre un exemple parlant de ce point de vue :
jamais les objectifs d’exploration habitée et d’exploration robotique de Mars
n’ont autant avancé main dans la main qu’à ce moment là. Fort de cette logique,
étant donné le contexte actuel créé par l’atterrissage réussi de MSL Curiosity et
sa couverture médiatique très positive, il est permis de croire, pense
l’auteur, qu’une future mission MSR capable d’unifier les différents programmes
de la NASA que sont le vol habité, les missions scientifiques et la recherche
et technologie a toute ses chances. Josh Lyman approuverait certainement.
En décrivant les hauts et des bas de la quête américaine de
Mars – la planète pour laquelle la NASA a de très loin le plus dépensé tout au
long de son existence –, l’ouvrage de Lambright vient compléter une
bibliographie demeurée lacunaire. Etant donné la place prépondérante occupée
par les Etats-Unis dans le paysage spatial international, il fait aussi œuvre
utile. Alors que la Lune met en relief le passé glorieux de l’agence spatiale
américaine au siècle dernier, la planète rouge se dresse comme un symbole de ce
que réserve le XXIe siècle. L’intérêt de Why
Mars : NASA and the Politics of Space Exploration est de rappeler
que Mars constitue une source permanente d’inspiration et de motivation autour
de laquelle des groupes de défense peuvent se mobiliser efficacement afin
d’organiser un véritable plan d’action, tirer parti de découvertes ou
d’événements potentiellement catalyseurs et obtenir un soutien politique.
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