dimanche 4 septembre 2011

Stratégie spatiale : ce que peut nous apprendre l’accident russe


Proton Rocket Hoisted Into Launch Position
La Russie est en train de vivre un vrai cauchemar : après la perte d’un satellite suite à une défaillance de la fusée Protoss – le troisième échec en moins d’un an –, elle vient d'assister à l'explosion d’un cargo Progress à destination de l’ISS risquant de gravement remettre en cause la fusée mythique Soyouz. Si nous en croyons Mme Sourbès-Verger interrogée par le Figaro, la faute en incomberait à la période de vide traversée dans les  années 1990 par le programme spatial russe, alors en quasi-effondrement, d’où semble-t-il l’absence de continuité entre la génération formée durant l’époque soviétique et celle éduquée au sein de la nouvelle Russie aujourd’hui : « les rares anciens ont eu du mal à s'adapter et les jeunes qui sont à nouveau attirés par cette filière manquent d'expérience ». En bref, « la crise des années 1990 a créé une pénurie d'ingénieurs ».
Soyuz launch of Progress M-12M
De cet événement – et des conséquences majeures qu’il provoque au niveau international –, je tire deux conclusions générales… et un constat pour le futur.

1) Il faut « informer et former »

Ce principe stratégique, dit « préalable » si l’on en croit la typologie lefebvrienne, souligne l’idée selon laquelle « les puissances spatiales doivent former et entretenir un corps de spécialistes pour mettre en œuvre les systèmes et exploiter les informations spécifiques dont elles disposent » (p. 236). Ce corps d’experts fonctionne à plusieurs niveaux : il doit disposer d’une bonne connaissance du milieu spatial, des possibilités qui celui-ci peut offrir et des moyens dont le pays peut disposer, il doit aussi savoir maîtriser une spécialité applicative, il doit s’entraîner dans des exercices d’ensemble, il forme enfin ceux chargés de conseiller le commandement et d’informer le reste des troupes (p. 237). 

Jean-Luc Lefebvre parle d’un véritable « embryon d’armée spatiale » et choisit comme illustration les 47 000 professionnels de l’espace qui constituent le United States Air Force Space Command (STARTCOM) aux Etats-Unis, voire plus modestement, pour ce qui nous concerne, le tout nouveau Commandement interarmées de l’espace (CIE). De fait, notons l’effort de « vulgarisation » et d’accompagnement conduit actuellement par les Etats-Unis au sein de leurs forces armées par l’intermédiaire de ce que les Américains appellent les Space Forces, à l’image de celle-ci

Aujourd’hui, les choses vont plus loin puisque ces spécialistes sont directement intégrés au sein d’unités sur le terrain (Irak, Afghanistan, etc.) quelle que soit l’arme, et cela, afin de donner à leurs camarades l’efficacité requise pour se battre (précision, navigation, communication, etc.). Vous pouvez lire le témoignage donné par le Brig. Gen. John Raymond lors d’un séminaire tenu en 2009 :
I learned a lot in space operations. It changed the whole way that I thought about space capabilities. It is not about the satellites, it is not about the widgets, it is about getting those critical space capabilities into the hands of the warfighters so people […] can come home. Space plays a big part in today’s joint fight. It will play a big part in all future joint fights.
Ce qui est vrai au niveau militaire l’est aussi de manière plus générale. Les Etats-Unis l’ont compris, eux qui n’hésitent pas à mettre en avant dans leur dernière National Space Policy (NSP) la nécessité de « Develop and Retain Space Professionals » (p. 6). Une nécessité que nous trouvons déjà exprimée chez Clinton et chez Bush. En bref, l’essentiel – au regard du cas russe – est qu’il « ne faut pas négliger la formation et l’entretien d’une communauté spatiale nationale civile et militaire de haut niveau, sans laquelle il n’existe pas de puissance spatiale véritable » (p. 239). Ce qui nous amène vers notre deuxième conclusion.

2) Il faut « investir dans la durée »

Cet autre « principe préalable » est en réalité un corollaire du précédent (Jean-Luc Lefebvre reconnaît d’ailleurs que cette recommandation n’est pas à proprement parler un principe de la stratégie), car « créer et entretenir une culture spatiale, incluant la capacité de concevoir, de développer, de réaliser et de mettre en œuvre des lanceurs et des systèmes spatiaux est un investissement qui porte ses fruits au-delà de plusieurs dizaines d’années » (p. 239). La Russie l'a semble-t-il expérimenté à ses dépens...

Au-delà de l’ambition, Serge Grouard parle donc d’un « seuil de capacité spatiale ». Car contrairement au nucléaire, il n’y a pas ici d’artisanat possible : l’excellence technologique est une nécessité, et cela à tous les stades du processus (lanceurs, moyens spatiaux, segment-sol, etc.). Il faut disposer d’une capacité financière importante disponible tout au long de la chaîne spatiale, mais aussi en totale indépendance et sur une longue période de temps afin de ne pas remettre en cause le programme entier. Dans cette perspective, l’espace devient un pari sur l’avenir…

Dit autrement, « il n’existe pas de puissance spatiale, tout comme il n’existe pas de puissance navale ou aérienne, sans un effort politique, budgétaire, universitaire, industriel soutenu pendant de nombreuses années. En conséquence, les puissances qui investissent durablement dans le domaine seront celles de demain si elles ne sont déjà celles d’aujourd’hui » (p. 239). Or les ennuis russes montrent le peu d’investissements réalisés ces dernières années pour assurer un accès fiable à l’orbite basse. La même chose pourrait être dite des Etats-Unis.

Dans cette perspective, nous pouvons certes reconnaître que les Etats-Unis ont encore de beaux jours devant eux, que la Russie présente de beaux restes également même si elle doit aussi composer avec un héritage spécifique. Remarquons aussi que l’Europe est une puissance spatiale confirmée, peut-être victime d’une intégration inachevée, ce qui constitue une faiblesse majeure, mais confirmée tout de même. Cela nous laisse avec les puissances asiatiques – le trio Inde, Japon, Chine – qui constituent certainement l’aiguillon capable d’insuffler un nouveau souffle au spatial interétatique. L’argent est là, la volonté (et la compétition) aussi. Et demain ?

3) Le futur de l’espace

Ce qui m’amène vers mon constat. Dans le contexte démographique actuel, ces deux principes apparaissent d’autant plus importants que l’Europe, la Russie et les Etats-Unis réunis vont bientôt voir partir la génération du baby boom qui a porté très haut leurs programmes spatiaux respectifs. Le leadership spatial pourrait alors venir des nations émergentes dont la force de travail est plus jeune et plus dynamique, comme la Chine et l’Inde.

Quand on regarde l’espace, il faut en effet penser investissement : investissement en science, investissement en ingénierie et investissement en R&D. Il faut donc penser en termes de « capital humain » (voir le dernier rapport de l’OCDE, chap. 2). Une des (trop nombreuses ?) craintes américaines actuelles part de ce constat : si nous regardons les âges moyens de la force de travail lié à l’espace en Chine et aux Etats-Unis, il y a entre 15 et 20 ans de différence. Cela signifie, pour citer, un auteur particulièrement remonté contre la politique spatiale américaine, en l’occurrence James Lewis du CSIS, que : 
… fifteen or twenty years from now, one country will have a space industry and another country won’t. We are on the wrong side of that equation and we need to change that
De ce point de vue, la Chine inquiète. L’enjeu est en effet énorme lorsque l’on songe que, si pour le moment la priorité est donnée au secteur civil, les technologies gagnées et l’expérience accumulée pourrait (potentiellement) être déversées un jour dans le secteur militaire et donner à l’Empire du Milieu une véritable prépondérance dans l’espace…

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