lundi 5 septembre 2011

Game of Thrones (3) L’énigme Stark : la force de l’honneur

Le réalisme peut sembler être l’angle privilégié pour interpréter GoT. D’autant plus que celui-ci n’a pas dit son dernier mot : sans trop nous avancer, a priori, la future saison 2 devrait focaliser sur la problématique des alliances, de leurs naissances soudaines et de leurs effondrements aussi brusques, en bref de l’équilibre des puissances dans un contexte instable de multipolarité. On aura tout le temps de savoir l’année prochaine…

Reste tout de même l’énigme Stark que le réalisme ne parvient pas à expliquer correctement. Autant le précédent billet mettait l’accent sur la structure anarchique des relations internationales, autant celui-ci nous rappellera que les relations internationales sont aussi le terrain de jeu d’acteurs faits de chair et de sang, d’hommes tout simplement. On parlera donc ici, nos lecteurs jugeront, de psychologie… et de décideurs, notamment du premier d’entre eux, Eddard "Ned" Stark, seigneur du Nord et de Winterfell.


a) Un monde de loups : Winter is coming, vraiment ?

(Petyr "Littlefinger" Baelish, épisode 3)

Compte tenu de ce que le précédent billet laissait filtrer du comportement de Ned Stark, on devinera que le spectateur ne peut que paraître perplexe au vu de l’évolution du personnage et de l’histoire.

C’est d’autant plus étonnant que le Nord que nous fait imaginer George Martin semble fait pour engendrer des hommes rudes, intelligents et froids. Une espèce de Dune (en plus froid) à la sauce médiévale. De fait, qu’il s’agisse de l’effigie (le loup), de la devise (Winter is Coming) ou de la fonction que les suzerains de la région se doivent de remplir (garder le mur-frontière des terribles choses qu’il cache), la famille Stark paraît ne pouvoir développer qu’une vision pessimiste et fataliste de la vie.

b) L’honneur comme principe de vie : un idéaliste ?

Have you no shred of honor ?
(Lord Eddard Stark, épisode 9)

Dès lors, l’incompréhension règne. Pourquoi Stark projette-t-il un idéalisme naïf ? En relations internationales, lorsque l’on identifie une situation apparemment irrationnelle, il est toujours possible de faire appel aux misperceptions et troubles cognitifs de tout genre afin de mieux l’expliquer. Pour Robert Jervis, le décideur développe une image des autres et de leurs intentions qui peut être fausse, conduisant le théoricien à remettre en cause le modèle de l’acteur rationnel. Plusieurs hypothèses peuvent être appliquées ici, j’en retiens au moins une, la première : 
« Decision-makers tend to fit incoming information into their existing theories and images ». Les acteurs perçoivent ce qu’ils s’attendent à voir : l’anomalie ou l’information dissonante est toujours difficile à intégrer.
En l’occurrence, Stark s’avère être en totale inadéquation avec l’univers dans lequel il vit. Il semble que sa « conception du monde » ne l’ait pas préparé à jouer le rôle de « comploteur ». Plusieurs « chocs » viendront lui rappeler ce à quoi la réalité ressemble. Mais Stark restera fidèle à l’image qu’il s’est construite. Ned : c’est le devoir, l’honneur et l’intégrité. En bref, l’inverse de que le réalisme de type machiavélien enseigne. Stark oublie que les hommes ne sont pas dignes de confiance et que l’honneur ne fait pas forcément partie de leur conception de vie.

c) Mise en perspective historique et sociologique

Mais avant de continuer cette analyse du personnage de Stark, une petite perspective historique est peut-être nécessaire. Je veux parler du 1er septembre 1632. L’armée de Louis XIII rencontre alors, dans la région de Castelnaudary, la rébellion de la noblesse languedocienne conduite par le duc Henri II de Montmorency. L’épisode est connu car, bien que plusieurs des sécessionnistes ait conseillé à ce dernier d’éviter d’engager le combat avant l’arrivée des pièces d’artillerie, Henri préfère n’écouter que son honneur et reste décidé à se battre tout de suite : et en effet, il dévale rapidement la colline avec quelques fidèles, plonge son épée dans le cœur de l’armée ennemi… et ne tarde pas à être fait prisonnier…
… Montmorency est décapité à Toulouse le 30 octobre 1632*. Une dalle scellée – posée au milieu de la Cour Henri IV – rappelle encore aujourd’hui cette exécution. Des similitudes avec notre Ned ?


Il en va ainsi de l’ethos chevaleresque d’un homme qui agit conformément aux obligations que son nom et à son rang imposent. Le capitaine de bateau préférant couler avec son navire ou le capitaine de cavalerie s’élançant vers l’ennemi en gant blanc sabre au clair sont-ils totalement irrationnels ? Gardons-nous de le penser. A leur propos, Max Weber préférait employer le terme de rationalité axiologique par rapport aux valeurs. En résumé, l’action fait sens dans le schéma de pensée propre à tout un chacun. A l’opposé existe la rationalité instrumentale par rapport aux fins représentée à travers le modèle de l’homo œconomicus. 

Pour aller plus loin : Pascal Combemale, « Les actions sociales comme objets de l'analyse sociologique », Alternatives Economiques, novembre 2006, n° 252

 d) L’honneur pour modèle de vie
 
If you would take a man's life, you owe it to him to look into his eyes and hear his final words. And if you cannot do that, then perhaps the men does not deserve to die. [...] A ruler who hides behind paid executioners soon forgets what death is.
(Lord Eddard Stark, épisode 1)
Pour autant, Ned Stark a-t-il raison ? A la fin de la série, Ned Stark demande l’aide à l’homo œconomicus par excellence, Petyr Baelish, un être a priori sans faille versé dans l’art du complot. Cette question expose au grand jour la faiblesse du personnage qui ne parvient jamais à réaliser que ceux qui l’entourent – et auxquels il fait inexplicablement confiance – ne partagent pas sa vision de l’honneur. Le lecteur pourra toujours se dire que la stupidité n’empêche pas le personnage de prêcher des valeurs respectables…
Or Stark exprime ici des valeurs conservatrices, pour reprendre les mots de Brian C. Rathbun, du Duck. Il n’est donc pas un idéaliste au sens des RI. Il n’est pas davantage un rationaliste, mais un romantique au sens premier du mot. Non un internationaliste, mais un nationaliste. Car à qui est-il loyal avant tout, si ce n’est à son roi, par ailleurs ami, dont les débauches et le gouvernement arbitraire ne ressemblent que de loin à l’idée que nous faisons d’une politique éclairée et libérale. Qui plus est, il est de notoriété publique en Westeros que le roi Baratheon I est un mauvais dirigeant.
e) L’honneur avant la vie 

- I will not dishonor Robert's last hours by shedding blood in his halls and dragging frightened children from their beds.[…] What you suggest is treason.
- Only if we lose.
(dialogue entre Lord Eddard Stark et Petyr "Littlefinger" Baelish, épisode 7)
Cette philosophie et cette éthique sont donc d’autant plus critiquables moralement qu’elles paraissent totalement simplistes. Certes, Eddard Stark a des principes qu’il défend de manière cohérente et répétée : c’est un homme honorable** ! Mais son éthique n’est qu’apparente. Lorsque Baelish lui propose d’oublier ses querelles avec les Lannisters, de renforcer la paix par quelques mariages et d’unifier le royaume, tout cela afin de sauver des vies, mais Stark ne pense qu’à son précieux honneur et à ce qu’il croit être le droit… et son devoir.
Pour Ned, le problème est simple. Il y a un héritier et lui seul doit avoir la couronne. Peu importe les conséquences du moment que l’honneur est respecté. Faire le contraire serait une trahison. Or Baelish, bien que fourbe, a au moins pour lui l’argument moral. Mettre l’héritier vrai sur le trône impliquerait la guerre, la famine et le soulèvement de toutes les grandes familles du continent :

- Seat Stannis on the Iron Throne and I promise you, the realm will bleed
- It is not a choice. Stannis is the heir.

Le raisonnement de Baelish est jeté d’un revers de main. Mais aucune réponse n'est proposée à la place. Pour lui, moralement parlant, peu importe si un carnage suit le couronnement. Ce qui est bon pour le royaume et ses habitants ne le concerne tout simplement pas. Ainsi l’honneur de Ned n’en est pas vraiment un car il lui manque les critères nécessaires pour juger ce qui est honorable. Ned n’est que principe alors que le réalisme cynique de Baelish est toute prudence dans un monde complexe peuplé d’incertitude. Le personnage ne fera le bon choix (c'est-à-dire acceptera l’idée qu’il existe un choix) que lorsqu’il optera pour la vie de ses filles à la place et au prix de son honneur.

* On pourra toujours se demander pourquoi toutes les tentatives d’autonomie du Languedoc ont été conduites par ce genre d’individu. La dernière fois n’est pas si lointaine : en 1907, en pleine révolte des vignerons, le naïf Marcellin Albert est berné par Clemenceau  le Tigre  qui parvient à retourner l’opinion contre lui…

** Ned Stark n’est pas le seul personnage de ce genre créé par George Martin. Le Roi Stannis lui-même n’est pas très différent. Le lecteur de GoT pourrait aussi citer Davos. A noter que ce type de comportement n’a pas toujours des effets néfastes : au moins crée-t-il chez les autres des attentes et des prévisions souvent confirmées par la réalité – un élément crucial si l’on veut créer de la confiance et diminuer les incertitudes – voire une sorte de soft power capable de gagner « le cœur et l’esprit » des hommes…

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