jeudi 12 janvier 2012

Un exemple de géopolitique populaire : World of Warcraft. Entretien avec Hagalis (2)

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Après une introduction et un premier billet consacrés à WoW, la seconde partie de l’entretien s’attache au jeu en lui-même. Avant d’aller plus en avant, que l’on me permette cependant une digression : ceux qui s’interrogent encore sur la pertinence d’une étude géopolitique du jeu vidéo peuvent lire l’article récemment publié sur le blog de Thomas Ricks (« Getting serious about video games »). A noter d’ailleurs que d’autres lectures peuvent être entreprises, philosophiques par exemple. Mais sans plus attendre...

Dans quoi le joueur de World of Wacraft est-il projeté ? Quel récit l’univers du jeu développe-t-il ?


Un point intéressant à soulever serait au niveau de la lore [l’histoire, au sens du scénario : ici, l’univers Warcraft III], entre les différences de visions entre les leaders de chaque clan. C’est le cas pour Thrall et Garrosh notamment. Thrall veut une union sacrée entre les races de la horde et vise à réconcilier la horde et l’alliance. Garrosh veut juste tout anéantir. Pour lui, alter n’est pas ego.

Les morts-vivants sont de gros aigris qui veulent se venger de tout le monde, les orcs sont belliqueux, les elfes, gnomes et les taurens (une sorte de minotaures) sont pacifiques… En pratique encore une fois, ça ne change pas grand chose pour le joueur, qui n’est en rien incité à adopter la « lore » afférente à la race de son perso.

Le monde « socialisé » créé par les joueurs est-il différent de ce qui précède ? La guerre permanente entre les deux factions peut-elle être dépassée ? Quel est le rôle joué par les races, voire les genres ? Y a-t-il une distinction ?

Nous  nous trouvons bien face à une guerre permanente entre les deux factions, même si au final une grande partie du jeu est passée à affronter des ennemis communs (Arthas, Deathwing, Kael’thas, etc…) qui menacent la survie du monde entier.

Le sexe de l’avatar n’a aucune incidence sur le déroulement du jeu. En revanche, il a tendance à influencer les rapports avec les joueurs. Les joueurs étant en majorité des hommes, ils ont tendance à être bien mieux disposés à l’égard d’avatars féminins (dons spontanés, coopération plus aisée… et s’ils se rendent compte que l’humain derrière l’avatar est également une femme, cet effet n’en est que décuplé).

De façon générale, la lore de Warcraft donne une part importante au sexe féminin.

La coopération est-elle envisageable, au moins ponctuellement ? Voyons-nous le jeu évoluer à mesure que l’expérience des années (au sens réel) et des niveaux (au sens virtuel) s’accumule ? Par exemple, le joueur a-t-il besoin d’une « société » pour progresser, peut-il rester solitaire comme le « bon sauvage » libre de faire ce qu’il veut sans contrainte aucune ?

La phase de leveling (l’éducation, l’apprentissage, la montée en puissance du personnage) se fait via des quêtes scriptées, qui mettent en scène la faction opposée comme étant l’ennemi absolu. Tout est fait pour que les joueurs des deux factions se rencontrent lors des quêtes et s’affrontent.
La très grande majorité des quêtes sont faisables seul. Il existe cependant quelques quêtes (5%) « élites » qui nécessitent une coopération entre joueurs de la même faction.

Il arrive également que des contrats tacites entre joueurs de faction opposée se mettent en place. Les quêtes alliance et horde demandent souvent de tuer un même ennemi, on peut alors aider la faction adverse à tuer son ennemi, à charge pour elle de faire de même une fois sa quête terminée. On peut également ruser et attendre qu’elle engage son ennemi pour faire front commun avec ce dernier, tuer la faction opposée et s’attribuer la mise à mort de l’ennemi de quête. Tout dépend de la psychologie des joueurs, de l’ambiance générale du serveur… Il m’est déjà arrivé de suivre un membre de l’alliance pendant une demi-heure sans l’attaquer, et en communiquant via des emotes (gestuelle), car aucune langue n’est commune aux deux factions.

Arrivé au plus haut niveau en revanche, cet aspect-là change et l’intérêt du jeu réside quasi intégralement dans la coopération entre joueurs (champs de bataille à 10, 15, 20 ou 40 de chaque faction ; donjons à 5, 10, 15 ou 25 où l’on tue des monstres puissants ; arènes joueurs contre joueurs en 2v2, 3v3 ou 5v5), etc. Il n’existe que peu de contenu solo arrivé à haut-niveau. C’est une transition clef dans tous les mmo. Beaucoup de joueurs délaissent le jeu avant d’arriver à haut-niveau alors que d’autres, les plus acharnés, considèrent qu’arriver au niveau maximum ne fait que marquer le début de la véritable aventure.

La coopération/socialisation devient donc obligatoire et, paradoxalement, elle entraîne une nouvelle sorte de compétition, au sein d’une même faction, inhérente aux jeux de rôles, qui va consister à être meilleur que ses pairs.

WoW étant le premier mmorpg « grand public », il a considérablement dû s’adapter à son public. A la base, les jeux de rôle étaient l’apanage des geeks, les premiers mmorpg (ultima online, everquest, daoc, etc.) ont développé des mécanismes de jeu et un esprit vraiment ancré sur ce public particulier, qui disposait souvent d’un temps de jeu conséquent et d’un niveau de jeu bien supérieur au joueur moyen de wow…

Les premiers mois/2 premières années sur WoW ont bien reflété cet esprit. Le joueur n’était pas vraiment encadré par Blizzard, il devait lui-même chercher quoi faire, où aller, avec qui et comment, etc. Monter un groupe pouvait prendre plusieurs heures, occupées à lancer des annonces sur les canaux de discussion. Cette difficulté faisait que lorsqu’on rencontrait un joueur avec qui la coopération se passait bien, il était plus que conseillé d’essayer de développer un lien avec lui et de prolonger cette coopération les jours suivants. Les rapports humains en jeu se créaient plus facilement du fait de la difficulté.

Le système des guildes (problématique centrale des mmo), développé sur les premiers mmo, avec tout son ensemble de codes plus ou moins rigides s’est naturellement imposé sur WoW au début. Beaucoup de guildes créées sur d’autres mmo ont d’ailleurs migré sur wow.

Ces guildes, quelque peu semblables à des clubs (de sport ou autres) rassemblent des joueurs semblables qui s’allient afin de mieux organiser leur temps de jeu. Certaines regroupent des joueurs de même mentalité, d’autres des joueurs qui jouent au même horaire, d’autres encore regroupent des amis hors du jeu…

Néanmoins, le but du jeu pour beaucoup de joueurs étant de progresser, il est nécessaire de mettre en place des règles afin d’organiser cette société, une sorte de contrat social, appelé charte de guilde. Dans beaucoup de guildes, elle comprend des règles à respecter dans son rapport avec les autres (fair-play, politesse), elle comprend également des obligations (temps de jeu minimum à consacrer à la guilde, mutualisation des ressources) et des droits (aide des autres joueurs, partage équitable du butin, place assurée dans les raids…).

Ainsi, je dirais qu’une guilde standard de joueurs visant à terminer le contenu en groupe du jeu peut avoir les caractéristiques suivantes :
- Entre 20 et 40 joueurs
- 3 sorties de guilde minimum par semaine, les joueurs étant invités à assister à au moins 2 d’entre elles (durée typique de 4h d’affilée, de 20h à minuit).
- Partage du butin selon des principes plus ou moins complexes (aléatoire –lancer de dé-, déterminé arbitrairement par un maître de guilde, selon un système de jetons de présence, etc.)
- Temps de jeu solo afin d’optimiser son personnage en vue des sorties de guilde +- 1 ou 2h par semaine
- Recrutement de nouveaux joueurs sur les canaux de discussion ou par cooptation, sachant qu’il est nécessaire pour le nouveau joueur de poster un message sur le forum de la guilde afin de montrer qu’il maîtrise les mécanismes de base du jeu et qu’il ne sera pas un fardeau pour le groupe. C’est ce que l’on appelle le theorycraft, l’analyse mathématique des mécanismes du jeu : comment sont calculés les dégâts infligés, impact du lag sur ses actions, optimisation de son équipement, maitrise des outils d’analyse des résultats en raid etc. Cela peut s’avérer relativement complexe.

Je dirai qu’il existe en France plus d’un millier de guildes de ce type.

Ce système a vite montré ses limites au niveau du business model. Les joueurs non-initiés aux codes des mmo, les noobs, se sont retrouvés exclus de ces structures et ne pouvaient donc pas accéder au contenu haut-niveau. Progressivement, Blizzard a donc dû mettre en place des systèmes de socialisation aidée/forcée.

Il est ainsi de l’outil de recherche de groupe. Maintenant il suffit de cliquer sur l’icône du donjon et le jeu met sur pied un groupe viable (tank/soigneur/damage dealer). Récemment, blizzard a introduit la même chose pour les raids, qui étaient l’apanage des (grosses) guildes. Ça permet de réunir automatiquement 25 personnes de serveurs différents, qui ne se connaissent pas, ça prend en compte leur rôle et leur classe… bref, du tout cuit.

En somme, blizzard essaie de contourner le plus possible le système des guildes.

Les Worldboss sont un bon exemple de ce phénomène : ce sont des boss situés outdoor, dans la partie du jeu librement accessible par tout le monde, contrairement à l’immense majorité des donjons/raids qui sont cloisonnés (système d’instance, tu rentres dans un portail et hop, tu te retrouves dans une partie du jeu qui t’es propre, dans laquelle les autres joueurs ne peuvent pas accéder). Les deux premières années, blizzard avait installé quelques world boss qui nécessitaient grosso modo 40 personnes pour les tuer. Donc en général, c’était les grosses guildes ou des alliances de guildes qui s’en chargeaient. Sauf que, la faction adverse pouvant interférer dans ce combat, et elle ne se gênait pas pour le faire. Du coup même après avoir réuni 40 personnes, tu pouvais très bien rentrer bredouille parce que la faction adverse avait réuni assez rapidement 10 ou 20 personnes pour t’empêcher de tuer le boss.

Là encore, il est arrivé que sur certains serveurs les joueurs instaurent une règle tacite : on laisse la faction adverse tranquille lorsqu’elle a engagé un world boss. Tu avais donc parfois 40 joueurs de l’alliance en combat avec un dragon, une autre guilde alliance de 40 sur le banc de touche car rivale du premier groupe, et autant de joueurs horde qui attendent leur tour. Parfois, une entente entre les guildes de faction opposée pouvait se créer pour tuer le boss chacun une semaine sur deux. Toutefois lorsqu’une troisième guilde devenait assez forte et pouvait interférer avec ce cycle, un problème se créait et le dilemme reprenait.

Il y a notamment eu un world boss en particulier, Kazzak, qui régénérait sa vie lorsqu’il tuait un joueur. Si la faction adverse était en combat, il te suffisait de t’approcher du boss et de te laisser tuer pour faire foirer le combat. Blizzard a parfois fait intervenir ses Maîtres de jeu [des modérateurs] afin de bannir des joueurs qui se comportaient ainsi car ça allait à l’encontre du fair-play.
Au final, ils ont supprimé tous les world boss car ça demandait trop d’organisation de la part des joueurs. C’est la logique de casualisation. (Une autre raison est qu’autant de joueurs au même endroit risquait de faire crash le serveur.)

De même, les raids en instance sont passés de 40 personnes il y a quelques années à un double format à l’heure actuelle, 25 ou 10. Le butin étant le même en 25 qu’en 10, les joueurs ont tendance à préférer le format à 10, qui risque donc d’éclipser le 25.

Cette évolution, l’effet fast-food appliqué aux mmo, a effectivement permis de faire accéder de nouveaux joueurs à ce contenu mais a entraîné une nette dégradation des rapports entre joueurs. Comme ceux-ci n’ont aucun mal à trouver un groupe, ils n’ont également aucun scrupule à le quitter à tout moment, ou à ne faire aucun effort afin de triompher de l’adversité.

De la même façon, le fait que ces groupes soient composés de joueurs de différents serveurs n’a pas arrangé la chose. Puisqu’il y a peu de risques de retomber sur les mêmes personnes, les joueurs sont moins incités à éviter les comportements asociaux (insultes, subtilisation du butin…).

On peut malheureusement constater que cette mentalité perdure au-delà de WoW, sur les nouveaux mmo. Je dois bien admettre que les périodes de beta-test des mmo (durant souvent plusieurs mois) sont bien plus agréables malgré les bugs que les périodes subséquentes. Les joueurs sont plus matures, plus aguerris, plus disposés à coopérer dans une bonne intelligence. Alors que si le mmo devient mainstream (après sa sortie), l’ambiance générale se dégrade.

Quant à faire ce que l’on veut, tout est relatif. Tu peux créer un personnage, vagabonder librement dans le monde, oui. L’intérêt est quand même limité. Les vieux mmo et même les rpg solo [abrégé : « role playing game », comprendre non multijoueur] avaient tendance à inciter les joueurs à explorer. Les jeux étaient moins linéaires. Là encore l’évolution du public a changé la donne. Quand tu n’as que 20min ou une heure de jeu devant toi, tu ne peux pas vraiment te « permettre » de vagabonder sans but dans le jeu, il faut que tu rentabilises, que tu progresses dans l’histoire.

Il existe d’ailleurs une théorie intéressante sur la typologie des joueurs. Ainsi, l’Explorer désigne un type de joueurs dont l’intérêt principal est de découvrir des lieux ou des mécanismes encore inexplorés/inusités. Sur WoW, il y avait notamment une partie souterraine de la capitale des nains qui n’était en principe pas accessible aux joueurs mais qui pouvait malgré tout se visiter à condition de connaître quelques astuces (bug de texture, utilisation ingénieuse de l’outil de déblocage, etc.). L’on peut penser que ce type de contenu aurait pu facilement être supprimé par Blizzard mais qu’il a au contraire été sciemment laissé en place afin de contenter ce type de joueur.

Des jeux comme skyrim sont pensés pour lui, wow dans une moindre mesure également puisque le monde est « libre ». En revanche, des jeux plus récents comme guild wars ou star wars republic mmo sont beaucoup plus cloisonnés et semblent moins propice à l’exploration.

Il y a aussi la problématique des roleplayers, les joueurs qui jouent réellement le rôle de leur personnage. Par exemple, un truc tout bête : dans la plupart des mmo, tu as le choix de marcher ou de courir. En pratique tout le monde court parce que c’est bien sûr plus rapide, mais il y a des gens qui marchent parce que ça rentre dans le role play de leur perso. Ces gens-là se fichent plus ou moins de toutes les mécanismes de jeu, ils sont là pour l’univers et le social. Néanmoins ils sont vraiment minoritaires, y compris sur les serveurs « jeu de rôle » (moins d’1% des joueurs). C’est dommage que cette approche n’ait pas tendance à être plus adoptée par les joueurs, car elle permet une bien meilleure immersion.

Star wars republic mmo semble davantage les satisfaire, un énorme travail sur l’histoire / les animations / les quêtes / les voix a été réalisé, dans la lignée des autres jeux du studio Bioware.

Hagalis, merci !

Pour information, in real life, Hagalis est juriste. Après avoir parcouru Azeroth pendant plus de 5 ans, il a abandonné WoW et consacre désormais son temps libre à prêcher la bonne parole vidéoludique.

J’avoue trouver le phénomène WoW, si ce n’est fascinant, du moins très intriguant. J’espère que cette série de billets aura suscité l’intérêt. Pour aller plus loin, voir ici. De même, à propos de l’e-sport et pour illustrer ce que peut-être la gamification, le documentaire suivant peut être visionné...

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