Ce billet, rédigé dans le cadre de la « Chronique spatiale/Des fusées et des hommes », est paru sur AGS
Les fusées sont le symbole de la conquête spatiale. Rêvées
par Constantin
Tsiolkovski dans le célèbre ouvrage théorique L’Exploration de l’espace cosmique par des engins à réaction (1903)
et à nouveau par Robert
Esnault-Pelterie quelques décennies plus tard, puis touchées du doigt par Robert Goddard en 1926,
elles ont d’abord été engin de mort avec le V2 de Wernher von Braun, avant
d’incarner l’humanité et sa soif d’exploration après les années 1950. Comme
l’écrivait déjà Alain dans un Propos de
1932, « il y a des rêveries de fusées à propulseur explosif qui sont
folles, mais d’où il sortira sans doute
quelque chose ».
Un quelque chose qui n’en finit pas. Alors que le Brésil
a annoncé conjointement avec l’Ukraine que la coopération entre les deux
pays allait être renforcée afin qu’un lancement d’une fusée Cyclone-4
ukrainienne soit effectué dès 2014 depuis la base brésilienne d’Alcantara, la
Corée du Sud prépare activement le tir de son lanceur semi-indigène KSLV-1 (Korea
Space Launch Vehicle). Le lancement, reporté
à novembre en raison de défaillances des
systèmes embarqués du premier étage de fabrication russe, fait suite à deux
précédents échecs datant des années 2009 et 2010. La pression est d’autant plus
forte que le programme spatial sud-coréen fait face à un voisin du Nord
très remuant quelque six mois après la tentative
ambiguë par celui-ci de placer en orbite un satellite d’observation. Fruit d’un
investissement de 471 millions de dollars, la fusée sud-coréenne vient
également couronner deux décennies d’efforts entrepris pour rattraper les deux
grandes nations compétitrices de l’Asie du Nord Est, la Chine et le Japon.
Interpellée sur l’avenir de la filière Ariane, l’Europe est
quant à elle parvenue à un carrefour.
Ce n’est rien moins à entendre certains que la question de la maîtrise autonome
de l’accès à l’espace qui se joue aujourd’hui. Les qualités du lanceur Ariane
5, explicitement optimisé pour les satellites commerciaux géostationnaires, ne
sont pas à rappeler, alors qu’Arianespace a poursuivi une stratégie efficace en
développant une véritable famille de lanceurs, dont Vega (1,5 tonnes en orbite
basse) et la fusée russe Soyouz (9 tonnes en LEO, 4 tonnes en GEO). Le
« tout commercial » pose néanmoins d’importants risques à l’horizon
2025. Aussi l’Europe doit-elle non seulement compléter l’apport commercial par
une véritable préférence européenne garantissant un nombre de tirs minimum et
permettant le maintien de la filière en condition opérationnelle (en dessous de
six lancements par an le maintien n’est plus possible nous dit-on), mais il
convient aussi que l’Europe s’adapte aux évolutions programmatiques de moyen
terme. Pour certains, cela passe par l’acquisition de la flexibilité d’emploi
d’un moteur cryogénique réallumable (i.e. un étage supérieur d’Ariane 5 plus
performant), soit l’option dite Ariane 5 ME (« Midlife Evolution » pour évolution à mi-vie). Pour d’autres,
cela ne fait qu’illustrer la nécessité de réduction des coûts du système Ariane
par une optimisation de l’ensemble de la structure industrielle, tout en
préparant la suite en lançant hic et nunc
les travaux de développement d’un lanceur de nouvelle génération (NGL) en
cohérence avec les besoins institutionnels et commerciaux futurs, soit l’option
dite Ariane 6. A noter que ces deux options ne sont pas forcément
contradictoires : l’élément clé est la progressivité. Reste que la tenue
de la réunion du conseil ministériel de l’ESA, prévue pour le 20-21 novembre à Naples
(et non plus à Caserte),
cristallise les tensions. La position définitive de la France – représentée par
Geneviève Fioraso – n’est pas encore connue. « Oui
à un nouveau lanceur, mais il faut trouver le chemin pour y arriver »
a-t-on entendu sans plus de précision cet été. Mais si l’on devine une
préférence pour l’hypothèse n°2 – également défendue par les acteurs institutionnels,
comme Arianespace, le CNES et l’ESA –, le gouvernement allemand – suivi en cela
par les industriels, Astrium
notamment – a de son côté pris fait et cause pour l’option ME indiquant vouloir
faire passer sa contribution au financement d’Ariane de 20 à 33% du total.
Maintenir l’emploi et préserver la base industrielle, alors
que le secteur emploie en France 12 000 personnes (plus du tiers des
effectifs européens) et représente un chiffre d’affaire de 4 milliards d’euros
en 2011 (plus de 50% du CA de l’industrie spatiale européenne) selon le GIFAS. Ne
pas risquer la perte de l’expertise lanceur en Europe et soutenir une assurance
en gardant en tête que le passage direct d’Ariane 4 à Ariane 5 a failli être
fatal. Mais aussi s’attaquer au problème de la rentabilité, tout en restant
innovant. Répondre efficacement aux menaces futures qui pèsent sur la position
dominante d’Arianespace au moment où 1) les pays à forte croissance affichent
des objectifs ambitieux et accordent un soutien sans faille à leurs lanceurs,
et lorsque 2) l’industrie américaine opère un retour en force, facilité par la
remise en cause progressive des mécanismes de contrôle des exportations
spatiales et par l’apparition d’un esprit Silicon Valley inspiré de
l’expérience SpaceX. SpaceX qui, doit-on le rappeler, a signé des contrats
pesant 1 milliard avant même d’avoir pu justifier d’une capacité à placer
des satellites commerciaux en orbite. S’adapter ou mourir, selon les propres
mots de Jean-Yves Le Gall.
Une décision de
souveraineté
L’accès à l’espace est un élément essentiel de la puissance
spatiale. Non seulement la maîtrise de la technologie des lanceurs conditionne
l’indépendance des Etats dans la poursuite de leurs activités spatiales, ce que
Jean-Luc
Lefebvre qualifie de « principe de base de la stratégie
spatiale », mais elle est également un symbole fort, un identificateur, un
séparateur, le signe d’appartenance à un club très restreint. On se souvient de
Michel Debré, alors ministre de la Défense nationale, déclarant en 1972 :
« Dans dix ans, il y aura deux sortes de pays. Ceux qui seront
indépendants et maîtriseront leurs télécommunications et leur programmation. Et
ceux qui seront dépendants d’autres pays dans ce domaine ».
Les difficultés rencontrées par l’Europe en 1978 pour faire
lancer le satellite franco-allemand de télécommunication Symphonie, alors
qu’aucun lanceur européen n’était encore disponible, ne relèvent pas seulement
de l’article de foi ou du mythe fondateur. Elles témoignent de l’importance
réelle de l’enjeu et du pouvoir dont dispose le pays lanceur, en l’occurrence d’un
abus de position dominante claire de la part des Etats-Unis. C’est donc pour
assurer les moyens de leurs ambitions que l’Europe a décidé de se lancer dans
l’aventure Ariane, que la Chine a établi le programme Longue Marche et que le
Japon, l’Inde, Israël et l’Iran se sont engagés hier dans la conquête de
l’espace, en attendant que le Brésil et la Corée du Sud ne suivent demain la
même voie.
La dimension politique et stratégique est de fait
primordiale. Pour Serge
Grouard, l’espace témoigne en réalité d’un double seuil : un seuil d’intérêt spatial au-delà duquel
il faut se situer pour devenir une puissance spatiale, l’espace étant vu ici
comme un mode d’expression spécifique de la puissance, « il ne crée pas la
puissance, il la renforce et par conséquent, il la présuppose », et un seuil de capacité spatiale qui limite le
nombre de postulats au club très fermé des puissances spatiales, car « ne
peuvent investir l’espace que ceux qui en ont préalablement les moyens ».
Prenant en compte ces deux éléments, Grouard note que « l’espace sera
réservé aux quelques privilégiés dépassant ce double seuil d’intérêt et de
capacité ». La mise au point des lanceurs exige l’existence de compétences
industrielles élevées, ainsi qu’une garantie d’investissement courant sur des
années voire des décennies. Pari sur l’avenir, la construction d’une réelle
capacité spatiale est avant tout le fruit de la maturation. De ce point de vue,
et malgré l’essor du marché commercial, l’on devine que l’implication de
l’acteur étatique est plus que jamais une nécessité. C’est ainsi que l’on peut
noter combien le Brésil est aujourd’hui sérieusement handicapé par l’absence
d’acteur industriel développé et soutenu par l’Etat du fait de la volonté
néolibérale – datant des années 1990 – d’éviter l’étape publique, comme l’est
également la Russie et son outil industriel, certes maintenant en phase de
transition, après le passage des différents gouvernements Eltsine. « Force
est donc de constater, nous disent les auteurs
d’une étude publiée par l’IRSEM, qu’aucune puissance spatiale ne peut se
développer sans une forte intervention de l’État et la mise en place d’une
industrie publique ».
Ces éléments, à en croire Grouard, ne peuvent que conduire à
la conclusion selon laquelle « ce n’est que sur le long terme qu’une
prolifération peut se produire. Même à moyen terme, les acteurs de l’espace
sont, d’ores et déjà, connus. Il n’y en aura pas d’autres ; tout au plus,
l’exception viendra-t-elle confirmer la règle. L’accès à l’espace est clos. Le
club des puissances spatiales a presque fermé ses guichets ». La
problématique de l’ouverture du club spatial, mais également de son maintien
dans celui-ci, n’est pas résolue pour autant. On rappellera par exemple que la
base technologique commune aux fusées et aux missiles, loin d’être obsolète, un
résidu de la guerre froide, renforce le caractère prioritaire, souverain des
programmes de lanceurs. Partant, tout transfert de technologies spatiales est
sévèrement encadré dans le cadre du régime de contrôle de la technologie des
missiles.
Atteindre l’espace
Presque toutes les puissances spatiales ont en effet
bénéficié dans leur quête de l’accès autonome à l’espace des compétences
acquises dans le domaine des missiles. C’est ainsi que l’expertise allemande
liée au V2 a bénéficié aux Etats-Unis dont le premier lancement réussi a
d’ailleurs été l’œuvre de von Braun et de son équipe. Dans le cas russe, ce
sont les capacités du missile intercontinental R-7 – descendant lointain du R-1
directement inspiré du V2 – qui ont accéléré de manière dramatique l’expansion
du spatial soviétique dans les années 1950. De même, la troisième place de la
France dès 1965 tient en grande partie à l’existence d’un programme militaire
de missiles. Il n’y a finalement que l’exemple du H-2 japonais pour indiquer
qu’une voie alternative est possible ; le cas est cependant trop
particulier – le Japon étant limité par sa Constitution et ses liens
privilégiés avec les Etats-Unis – pour être autre chose que l’exception
confirmant la règle. De fait, les tentatives irakienne et nord-coréenne de lancement
des fusées Al Abid (Al Tamouz) en décembre 1989 et Pekdosan-1 (Taepo Dong-1) en
1998, puis Unha (Taepo Dong-2) en 2006, 2009 et 2012
ont suscité l’inquiétude internationale, témoignant du fait que l’assimilation
entre un lanceur et un missile intercontinental était toujours d’actualité. Quant
au programme spatial iranien, dont les fusées sont dérivées d’éléments
nord-coréens, ses affirmations pacifiques ne suffisent pas à calmer les
puissances occidentales ou à faire oublier la porosité entre les
deux filières de missiles et de lanceurs. Hergé lui-même prendra pour modèle le
V2 pour sa fusée expérimentale X-FLR6.
On ajoutera avec les auteurs de L’espace, nouveau territoire (une
des meilleures références françaises qui soit) que « l’utilisation de la
technologie militaire a eu des conséquences décisives pour le choix du lanceur
comme engin non réutilisable ». Le lanceur doit en effet résoudre le
problème du rapport de la charge utile au poids de l’ensemble, incluant le
véhicule, les moteurs et la masse de propergol embarquée (le « rapport de
masse », selon la fameuse « équation de la
fusée » imaginée par Tsiolkovski), sachant que pour atteindre une
altitude suffisante il doit égaliser ou dépasser la première vitesse cosmique
ou vitesse de satellisation (7,9 km/s). La solution envisagée passe par le staging, soit le recours à des
étages superposés (étages inférieurs et supérieurs : fonctionnement en
série) ou juxtaposés (boosters : fonctionnement en parallèle) qui sont
abandonnés une fois que le combustible est épuisé. Pour cette raison, il a
fallu attendre les années 1970 pour que le concept d’engin réutilisable mène à
des réalisations concrètes à travers l’expérience de la navette spatiale
américaine et de la navette russe Bourane, ainsi qu’à des études au Japon et en
Europe. Malgré les déconvenues, l’idée du SSTO (Single-Stage-to-Orbit)
fait son chemin et trouve même une seconde jeunesse après les programmes
abandonnés de type X-33 et X-34 : la voie ouverte par la NASA a en effet
incité des organisations privées à proposer de nombreux modèles d’engins
suborbitaux dont certains ont résisté à la crise économique de 2008 et
pourraient dans un avenir
proche offrir une voie alternative d’accès à l’espace. A cela s’ajoutent
les possibilités offertes, malgré les très nombreuses contraintes techniques et
budgétaires, par les projets d’avions hypersoniques qui abandonnent définitivement
le principe du moteur-fusée. Le test du quatrième et dernier X-51A WaveRider
est ainsi annoncé pour début 2013.
… à suivre.
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