mercredi 31 octobre 2012

Club spatial : ouvert ou fermé ?

Ce billet, rédigé dans le cadre de la « Chronique spatiale/Des fusées et des hommes », est paru sur AGS

Les fusées sont le symbole de la conquête spatiale. Rêvées par Constantin Tsiolkovski dans le célèbre ouvrage théorique L’Exploration de l’espace cosmique par des engins à réaction (1903) et à nouveau par Robert Esnault-Pelterie quelques décennies plus tard, puis touchées du doigt par Robert Goddard en 1926, elles ont d’abord été engin de mort avec le V2 de Wernher von Braun, avant d’incarner l’humanité et sa soif d’exploration après les années 1950. Comme l’écrivait déjà Alain dans un Propos de 1932, « il y a des rêveries de fusées à propulseur explosif qui sont folles,  mais d’où il sortira sans doute quelque chose ».
Une actualité brûlante

Un quelque chose qui n’en finit pas. Alors que le Brésil a annoncé conjointement avec l’Ukraine que la coopération entre les deux pays allait être renforcée afin qu’un lancement d’une fusée Cyclone-4 ukrainienne soit effectué dès 2014 depuis la base brésilienne d’Alcantara, la Corée du Sud prépare activement le tir de son lanceur semi-indigène KSLV-1 (Korea Space Launch Vehicle). Le lancement, reporté à novembre en raison de défaillances des systèmes embarqués du premier étage de fabrication russe, fait suite à deux précédents échecs datant des années 2009 et 2010. La pression est d’autant plus forte que le programme spatial sud-coréen fait face à un voisin du Nord très remuant quelque six mois après la tentative ambiguë par celui-ci de placer en orbite un satellite d’observation. Fruit d’un investissement de 471 millions de dollars, la fusée sud-coréenne vient également couronner deux décennies d’efforts entrepris pour rattraper les deux grandes nations compétitrices de l’Asie du Nord Est, la Chine et le Japon.

Interpellée sur l’avenir de la filière Ariane, l’Europe est quant à elle parvenue à un carrefour. Ce n’est rien moins à entendre certains que la question de la maîtrise autonome de l’accès à l’espace qui se joue aujourd’hui. Les qualités du lanceur Ariane 5, explicitement optimisé pour les satellites commerciaux géostationnaires, ne sont pas à rappeler, alors qu’Arianespace a poursuivi une stratégie efficace en développant une véritable famille de lanceurs, dont Vega (1,5 tonnes en orbite basse) et la fusée russe Soyouz (9 tonnes en LEO, 4 tonnes en GEO). Le « tout commercial » pose néanmoins d’importants risques à l’horizon 2025. Aussi l’Europe doit-elle non seulement compléter l’apport commercial par une véritable préférence européenne garantissant un nombre de tirs minimum et permettant le maintien de la filière en condition opérationnelle (en dessous de six lancements par an le maintien n’est plus possible nous dit-on), mais il convient aussi que l’Europe s’adapte aux évolutions programmatiques de moyen terme. Pour certains, cela passe par l’acquisition de la flexibilité d’emploi d’un moteur cryogénique réallumable (i.e. un étage supérieur d’Ariane 5 plus performant), soit l’option dite Ariane 5 ME (« Midlife Evolution » pour évolution à mi-vie). Pour d’autres, cela ne fait qu’illustrer la nécessité de réduction des coûts du système Ariane par une optimisation de l’ensemble de la structure industrielle, tout en préparant la suite en lançant hic et nunc les travaux de développement d’un lanceur de nouvelle génération (NGL) en cohérence avec les besoins institutionnels et commerciaux futurs, soit l’option dite Ariane 6. A noter que ces deux options ne sont pas forcément contradictoires : l’élément clé est la progressivité. Reste que la tenue de la réunion du conseil ministériel de l’ESA, prévue pour le 20-21 novembre à Naples (et non plus à Caserte), cristallise les tensions. La position définitive de la France – représentée par Geneviève Fioraso – n’est pas encore connue. « Oui à un nouveau lanceur, mais il faut trouver le chemin pour y arriver » a-t-on entendu sans plus de précision cet été. Mais si l’on devine une préférence pour l’hypothèse n°2 – également défendue par les acteurs institutionnels, comme Arianespace, le CNES et l’ESA –, le gouvernement allemand – suivi en cela par les industriels, Astrium notamment – a de son côté pris fait et cause pour l’option ME indiquant vouloir faire passer sa contribution au financement d’Ariane de 20 à 33% du total.

Maintenir l’emploi et préserver la base industrielle, alors que le secteur emploie en France 12 000 personnes (plus du tiers des effectifs européens) et représente un chiffre d’affaire de 4 milliards d’euros en 2011 (plus de 50% du CA de l’industrie spatiale européenne) selon le GIFAS. Ne pas risquer la perte de l’expertise lanceur en Europe et soutenir une assurance en gardant en tête que le passage direct d’Ariane 4 à Ariane 5 a failli être fatal. Mais aussi s’attaquer au problème de la rentabilité, tout en restant innovant. Répondre efficacement aux menaces futures qui pèsent sur la position dominante d’Arianespace au moment où 1) les pays à forte croissance affichent des objectifs ambitieux et accordent un soutien sans faille à leurs lanceurs, et lorsque 2) l’industrie américaine opère un retour en force, facilité par la remise en cause progressive des mécanismes de contrôle des exportations spatiales et par l’apparition d’un esprit Silicon Valley inspiré de l’expérience SpaceX. SpaceX qui, doit-on le rappeler, a signé des contrats pesant 1 milliard avant même d’avoir pu justifier d’une capacité à placer des satellites commerciaux en orbite. S’adapter ou mourir, selon les propres mots de Jean-Yves Le Gall.

Une décision de souveraineté

L’accès à l’espace est un élément essentiel de la puissance spatiale. Non seulement la maîtrise de la technologie des lanceurs conditionne l’indépendance des Etats dans la poursuite de leurs activités spatiales, ce que Jean-Luc Lefebvre qualifie de « principe de base de la stratégie spatiale », mais elle est également un symbole fort, un identificateur, un séparateur, le signe d’appartenance à un club très restreint. On se souvient de Michel Debré, alors ministre de la Défense nationale, déclarant en 1972 : « Dans dix ans, il y aura deux sortes de pays. Ceux qui seront indépendants et maîtriseront leurs télécommunications et leur programmation. Et ceux qui seront dépendants d’autres pays dans ce domaine ».

Les difficultés rencontrées par l’Europe en 1978 pour faire lancer le satellite franco-allemand de télécommunication Symphonie, alors qu’aucun lanceur européen n’était encore disponible, ne relèvent pas seulement de l’article de foi ou du mythe fondateur. Elles témoignent de l’importance réelle de l’enjeu et du pouvoir dont dispose le pays lanceur, en l’occurrence d’un abus de position dominante claire de la part des Etats-Unis. C’est donc pour assurer les moyens de leurs ambitions que l’Europe a décidé de se lancer dans l’aventure Ariane, que la Chine a établi le programme Longue Marche et que le Japon, l’Inde, Israël et l’Iran se sont engagés hier dans la conquête de l’espace, en attendant que le Brésil et la Corée du Sud ne suivent demain la même voie.

La dimension politique et stratégique est de fait primordiale. Pour Serge Grouard, l’espace témoigne en réalité d’un double seuil : un seuil d’intérêt spatial au-delà duquel il faut se situer pour devenir une puissance spatiale, l’espace étant vu ici comme un mode d’expression spécifique de la puissance, « il ne crée pas la puissance, il la renforce et par conséquent, il la présuppose », et un seuil de capacité spatiale qui limite le nombre de postulats au club très fermé des puissances spatiales, car « ne peuvent investir l’espace que ceux qui en ont préalablement les moyens ». Prenant en compte ces deux éléments, Grouard note que « l’espace sera réservé aux quelques privilégiés dépassant ce double seuil d’intérêt et de capacité ». La mise au point des lanceurs exige l’existence de compétences industrielles élevées, ainsi qu’une garantie d’investissement courant sur des années voire des décennies. Pari sur l’avenir, la construction d’une réelle capacité spatiale est avant tout le fruit de la maturation. De ce point de vue, et malgré l’essor du marché commercial, l’on devine que l’implication de l’acteur étatique est plus que jamais une nécessité. C’est ainsi que l’on peut noter combien le Brésil est aujourd’hui sérieusement handicapé par l’absence d’acteur industriel développé et soutenu par l’Etat du fait de la volonté néolibérale – datant des années 1990 – d’éviter l’étape publique, comme l’est également la Russie et son outil industriel, certes maintenant en phase de transition, après le passage des différents gouvernements Eltsine. « Force est donc de constater, nous disent les auteurs d’une étude publiée par l’IRSEM, qu’aucune puissance spatiale ne peut se développer sans une forte intervention de l’État et la mise en place d’une industrie publique ».

Ces éléments, à en croire Grouard, ne peuvent que conduire à la conclusion selon laquelle « ce n’est que sur le long terme qu’une prolifération peut se produire. Même à moyen terme, les acteurs de l’espace sont, d’ores et déjà, connus. Il n’y en aura pas d’autres ; tout au plus, l’exception viendra-t-elle confirmer la règle. L’accès à l’espace est clos. Le club des puissances spatiales a presque fermé ses guichets ». La problématique de l’ouverture du club spatial, mais également de son maintien dans celui-ci, n’est pas résolue pour autant. On rappellera par exemple que la base technologique commune aux fusées et aux missiles, loin d’être obsolète, un résidu de la guerre froide, renforce le caractère prioritaire, souverain des programmes de lanceurs. Partant, tout transfert de technologies spatiales est sévèrement encadré dans le cadre du régime de contrôle de la technologie des missiles.

Atteindre l’espace

Presque toutes les puissances spatiales ont en effet bénéficié dans leur quête de l’accès autonome à l’espace des compétences acquises dans le domaine des missiles. C’est ainsi que l’expertise allemande liée au V2 a bénéficié aux Etats-Unis dont le premier lancement réussi a d’ailleurs été l’œuvre de von Braun et de son équipe. Dans le cas russe, ce sont les capacités du missile intercontinental R-7 – descendant lointain du R-1 directement inspiré du V2 – qui ont accéléré de manière dramatique l’expansion du spatial soviétique dans les années 1950. De même, la troisième place de la France dès 1965 tient en grande partie à l’existence d’un programme militaire de missiles. Il n’y a finalement que l’exemple du H-2 japonais pour indiquer qu’une voie alternative est possible ; le cas est cependant trop particulier – le Japon étant limité par sa Constitution et ses liens privilégiés avec les Etats-Unis – pour être autre chose que l’exception confirmant la règle. De fait, les tentatives irakienne et nord-coréenne de lancement des fusées Al Abid (Al Tamouz) en décembre 1989 et Pekdosan-1 (Taepo Dong-1) en 1998, puis Unha (Taepo Dong-2) en 2006, 2009 et 2012 ont suscité l’inquiétude internationale, témoignant du fait que l’assimilation entre un lanceur et un missile intercontinental était toujours d’actualité. Quant au programme spatial iranien, dont les fusées sont dérivées d’éléments nord-coréens, ses affirmations pacifiques ne suffisent pas à calmer les puissances occidentales ou à faire oublier la porosité entre les deux filières de missiles et de lanceurs. Hergé lui-même prendra pour modèle le V2 pour sa fusée expérimentale X-FLR6.

On ajoutera avec les auteurs de L’espace, nouveau territoire (une des meilleures références françaises qui soit) que « l’utilisation de la technologie militaire a eu des conséquences décisives pour le choix du lanceur comme engin non réutilisable ». Le lanceur doit en effet résoudre le problème du rapport de la charge utile au poids de l’ensemble, incluant le véhicule, les moteurs et la masse de propergol embarquée (le « rapport de masse », selon la fameuse « équation de la fusée » imaginée par Tsiolkovski), sachant que pour atteindre une altitude suffisante il doit égaliser ou dépasser la première vitesse cosmique ou vitesse de satellisation (7,9 km/s). La solution envisagée passe par le staging, soit le recours à des étages superposés (étages inférieurs et supérieurs : fonctionnement en série) ou juxtaposés (boosters : fonctionnement en parallèle) qui sont abandonnés une fois que le combustible est épuisé. Pour cette raison, il a fallu attendre les années 1970 pour que le concept d’engin réutilisable mène à des réalisations concrètes à travers l’expérience de la navette spatiale américaine et de la navette russe Bourane, ainsi qu’à des études au Japon et en Europe. Malgré les déconvenues, l’idée du SSTO (Single-Stage-to-Orbit) fait son chemin et trouve même une seconde jeunesse après les programmes abandonnés de type X-33 et X-34 : la voie ouverte par la NASA a en effet incité des organisations privées à proposer de nombreux modèles d’engins suborbitaux dont certains ont résisté à la crise économique de 2008 et pourraient dans un avenir proche offrir une voie alternative d’accès à l’espace. A cela s’ajoutent les possibilités offertes, malgré les très nombreuses contraintes techniques et budgétaires, par les projets d’avions hypersoniques qui abandonnent définitivement le principe du moteur-fusée. Le test du quatrième et dernier X-51A WaveRider est ainsi annoncé pour début 2013.

… à suivre. 

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