
Le soutien obstiné en faveur d’Ariane 6 contre
l’avis de l’industrie et du gouvernement allemand, « a classic d’Escatha maneuver »
selon Peter de Selding du journal spatial de référence Space News, pourrait bien être en
effet la plus importante contribution de Yannick d’Escatha à la politique
spatiale française et européenne. Imaginé dans le but premier de garantir l’indépendance
d’accès à l’espace de l’Europe, un objectif que la France a toujours perçu
comme stratégique, le nouveau lanceur européen n’utilisera sans doute qu’une
fraction de l’énorme main d’œuvre que requiert aujourd’hui Ariane 5 pour son
existence. Pas plus qu’il ne pourra contribuer, faute de puissance semble-t-il,
à la participation européenne à l’effort international – présent et futur – d’exploration
spatiale à l’instar de son prédécesseur que chevauchent les véhicules ATV…
Pur produit de la technocratie à la française, passé par EDF
et le CEA, d’Escatha a été appelé à la présidence du CNES en février 2003 par
le gouvernement Chirac pour redresser ses comptes et reprendre en main la
filière spatiale alors dans une situation très préoccupante après l’échec
d’Ariane 5 ECA en décembre 2002. Sil n’a pu éviter le déclin relatif de la
France, il laisse néanmoins une « agence
florissante au seuil d’une nouvelle histoire qu’[il a] su anticiper »
pour reprendre les mots
de la ministre. Assainissant la situation financière du CNES, tout en
mettant un terme à l’image d’un programme spatial français naviguant à vue,
parvenant notamment à sauvegarder quelques grands engagements européens et
bilatéraux – centrés sur l’espace utile mais aussi la contribution à l’ISS –,
coupant les vivres à d’autres – à l’image des projets martiens ou des
successeurs de Spot 5 qu’Astrium Services devra financer sur ses propres
deniers –, il a aussi gagné la réputation d’un homme intègre capable de dire
non aux intérêts particuliers y compris lorsque ceux-ci sont français. « Car ce qui l’intéresse uniquement, c’est ce
qui est bien pour la politique spatiale française et européenne. Point barre »
selon Michel Cabirol de La Tribune.

Lancée lors du conseil ministériel de l’Agence spatiale
européenne (ESA) le 21 novembre 2012, dans sa version PPH (P pour un premier
étage doté de trois boosters à poudre et un deuxième étage également solide, et
H pour le dernier étage doté du futur moteur cryotechnique – oxygène +
hydrogène – ré-allumable Vinci), la décision de développer Ariane 6 s’inscrit aussi
dans une démarche indispensable de rationalisation des coûts. Résultat de la
nécessité alors que la contrainte budgétaire va en s’accentuant, elle est le
fruit d’une réflexion longuement mûrie : celle d’avoir un lanceur
compétitif à même de répondre à la fois aux perspectives d’évolution du marché
des satellites et au renforcement de la concurrence internationale qui menace
la prédominance européenne malgré la très bonne tenue actuelle du lanceur
Ariane 5. Autant d’éléments qui obligent l’Europe à s’engager au plus tôt dans
le développement d’un système de lancement de nouvelle génération au meilleur
coût récurrent, pratiquant le lancement simple et qui soit modulaire afin de
couvrir toute la gamme des satellites.
Ainsi, alors qu’Ariane 5 était « technology driven » (ce qui a permis d’irriguer tout le
secteur spatial), son successeur sera « cost driven » (plus en phase avec les enjeux actuels, symbolisés
notamment par la posture très agressive de la société américaine SpaceX). Prévu
pour 2021-2022, le nouveau lanceur est vendu comme un « triple
sept » : 7 ans de développement, soit un délai très court pour un
programme spatial de cette ampleur ; 7 tonnes de charge utile, soit trois
de moins qu’Ariane 5 ; et 70 millions d’euros pour le lancement d’un satellite,
à comparer avec les 85 millions demandés par Ariane 5 sur la base plus contraignante
d’un lancement double.
Ariane 6 capitalisera en outre sur les atouts
européens : une filière poudre performante et le moteur Vinci, développé
par Snecma dans le cadre de la version adaptée d’Ariane 5 baptisée ME (« midlife-evolution ») dont le
premier tir devrait être effectué au plus tard en 2018. Une nouvelle conférence ministérielle,
annoncée pour 2014, viendra spécifier les détails du développement du nouveau
lanceur et le partage des coûts. Si tout se passe bien, Ariane 6 permettra à
Arianespace de maintenir sa présence sur le marché commercial mondial et
l’aidera notamment – en combinaison avec les lancements gouvernementaux – à
atteindre un seuil minimum, garantie à la fois d’efficacité et de rentabilité.

Or voilà justement le nœud du problème tant concilier ces
deux objectifs peut sembler herculéen sinon complètement absurde. De fait,
contrairement à ses concurrents étrangers, dont les coûts sont purement
fictifs, Ariane ne bénéficie pas de subventions gouvernementales et militaires
aussi massives. La vérité, comme l’énonce Jean-Yves le Gall lors de son audition
à l’Assemblée nationale qui ajoute qu’en matière d’espace la naïveté ne
doit pas être permise, est que « partout
ailleurs qu’en Europe, on fait du spatial avec une approche totalement
stratégique. C’est le cas aux Etats-Unis, les budgets sont considérables. C’est
le cas en Russie, le président Poutine salue lui-même chacun des lancements
effectués par la fédération de Russie. C’est le cas de l’Inde, de la Chine
». A l’opposé, « en Europe, la
France définit une politique spatiale – c’est très largement […] expliqué par
l’existence du CNES : la France a une politique spatiale –, mais sans
vouloir être désobligeant avec nos partenaires européens, ils ont plus une
approche de retours industriels et un souhait de rentabilité qui […] n’est pas
pertinent. Aujourd’hui, si on veut
faire du spatial, c’est avant tout stratégique. La rentabilité intervient
ensuite ».
Ce hiatus constitue sans doute la pierre d’achoppement sur
laquelle viendra se heurter toute politique d’indépendance spatiale européenne
à l’avenir. Malgré la ministérielle de novembre 2012, les tensions
et les incertitudes demeurent. Alors que le camp français s’arroge
régulièrement la victoire, parlant d’acte de naissance d’Ariane 6, de décision
historique et de grand succès, les Allemands de leur côté font de même, mais en mettant
l’accent sur la décision prise de poursuivre le développement d’Ariane 5 ME
et n’évoquant Ariane 6 que sous l’angle de l’hypothèse de travail. Cela n’a
d’ailleurs pas échappé à l’attention de la Cour des comptes dont un rapport,
rendu public par Le Figaro la semaine dernière et adressé
le 28 janvier au Premier ministre, souligne que la France est « la seule à s’être résolument engagée dans le
financement d'Ariane 6 », qui, s’il n’était pas confirmé en 2014, lui
aurait déjà coûté « en pure
perte […] un peu plus de 200 millions d’euros ». Plus largement,
l’effort financier consenti par la France est trop élevé au goût des Sages qui
demandent une meilleure répartition de l’effort entre les membres de l’ESA et
l’Union européenne en contrepartie de la mise à disposition du Centre Spatial
Guyanais par la France – le meilleur port spatial du monde, sans doute l’actif
le plus important de la politique spatiale européenne selon Le Gall.

Jean-Yves Le Gall, 53 ans, à la tête d’Arianespace depuis
2001 comme directeur général puis PDG, auréolé du prestige apporté par la
domination continue depuis 10 ans d’Ariane 5 sur le marché commercial, aura dès
lors d’autant plus fort à faire que la question de la politique de transport
spatial de la France recoupe en réalité un second chantier, plus vaste
encore : celui des rapports entre spatial et démocratie.
Comme il l’a rappelé devant les députés et sénateurs, il est
non seulement essentiel de communiquer sur les succès de l’espace et sur son
utilité. « Deux milliards d’euros,
c’est quand même une somme conséquente par les temps qui courent. Et je pense
qu’il faut tout faire pour que tous nos concitoyens aient conscience de
l’effort consenti par l’Etat et surtout ce que cela leur rapporte ».
Il est aussi primordial de dialoguer et rencontrer les parlementaires pour
comprendre « les aspirations de la
représentation populaire ». L’enjeu est d’autant plus important que,
contrairement aux Etats-Unis où la place que le Congrès occupe dans l’élaboration
de la politique spatiale est immense – à la mesure des négociations sans fins
que la NASA doit entreprendre avec les deux chambres pour définir et les
objectifs et les budgets –, la constitution d’une capacité spatiale a toujours
été en France une affaire de gouvernement. Cette spécificité française n’est
pas sans vertu : elle confère à la politique spatiale stabilité et
solennité, continuité et volontarisme. Rappelons ainsi qu’une pratique plus
démocratique n’a pas épargné à l’Amérique cette erreur stratégique monumentale
qu’a été la navette spatiale. Pour le sénateur Bruno Sido, auteur d’un rapport
sur L’Europe spatiale : l’heure des choix,
« il nous paraîtrait néanmoins
légitime qu’en France le Parlement puisse être saisi à intervalles réguliers de
la politique spatiale française et de la vision défendue sur le plan européen
par notre pays ».
Le despotisme éclairé, pratiqué en matière spatiale depuis
les années 1960, justifié alors que les enjeux paraissaient lointains, les
efforts pour s’y préparer modestes et les choix à prendre relativement simples,
n’est effectivement plus tenable aujourd’hui. Le problème s’est en effet
transformé : le court terme s’est chargé d’enjeux politiques et
économiques aussi divers que majeurs, certaines activités sont devenues
commerciales et des acteurs nouveaux sont apparus.
Qui plus est, la formulation d’une politique spatiale n’est
plus seulement nationale, elle est aussi désormais européenne. La difficulté
devient dès lors d’inscrire
son ambition dans le cadre de la construction européenne où intérêts et
ressentis sont par nature inégaux. Là également il faudra dialoguer, convaincre,
rassembler, entraîner. Aussi le leadership français, lorsqu’il aura précisé ce
vers quoi il entend conduire – Jean-Yves Le Gall a parlé d’une « ambition
2020 » visant à contrôler la dépendance stratégique de l’Europe en
matière de lanceur, de satellite, etc. face aux Etats-Unis et au reste du monde
–, jouera-t-il un rôle important dans l’avenir de la politique spatiale
européenne, ainsi que dans la redéfinition du millefeuille de la gouvernance
européenne.
Crédits images : CNES, Présidence de la République,
ESA/CNES/Arianespace, BRENDAN SMIALOWSKI/AFP
"70 millions d’euros pour le lancement d’un satellite, à comparer avec les 85 millions demandés par Ariane 5 sur la base plus contraignante d’un lancement double. "
RépondreSupprimerMais un lancement double permet de diviser par deux le coût d'un lancement. Soit 42,5 millions pour un chaque satellite, alors qu'avec Ariane 6, c'est 70 millions pour un lancement, un satellite.
Il y a une logique que je ne saisi pas avec Ariane 6...
Je me suis mal exprimé alors : ne pas comprendre 85/2, mais 85x2. La problématique qui plus n'est pas seulement le prix de lancement (> 150 millions pour Ariane 5), mais aussi la flexibilité par trop limitée par le lancement double qui exige un calendrier compatible à même de satisfaire tous les partis. Enfin, puisque modulaire, Ariane 6 pourra répondre à tous les besoins, y compris ceux garantis par le Soyouz russe aujourd'hui dont l'avenir est incertain en Guyane.
RépondreSupprimerParfait, là c'est beaucoup plus clair. Le concept d'Ariane 6 m'apparait bien plus clairement, merci =)
RépondreSupprimer