lundi 8 avril 2013

La présidence du CNES et l’accès autonome à l’espace. Portraits croisés.

Yannick d’Escatha, contraint à 65 ans de laisser la présidence du Centre national d’études spatiales (CNES) après deux mandats passés aux commandes du vaisseau spatial France, avait rejoint l’établissement au lendemain de l’échec du premier vol de qualification d’Ariane 5 ECA. Dix ans plus tard, il tire sa révérence en confiant à son successeur, Jean-Yves Le Gall, dont le conseil des Ministres a confirmé la nomination le 3 avril dernier, la mission de développer la fusée Ariane 6 PPH et la responsabilité de mener à bien la transition.
Voilà quoi à devrait ressembler le futur lanceur de satellites européen Ariane 6. (image CNES)
Le soutien obstiné en faveur d’Ariane 6 contre l’avis de l’industrie et du gouvernement allemand, « a classic d’Escatha maneuver » selon Peter de Selding du journal spatial de référence Space News, pourrait bien être en effet la plus importante contribution de Yannick d’Escatha à la politique spatiale française et européenne. Imaginé dans le but premier de garantir l’indépendance d’accès à l’espace de l’Europe, un objectif que la France a toujours perçu comme stratégique, le nouveau lanceur européen n’utilisera sans doute qu’une fraction de l’énorme main d’œuvre que requiert aujourd’hui Ariane 5 pour son existence. Pas plus qu’il ne pourra contribuer, faute de puissance semble-t-il, à la participation européenne à l’effort international – présent et futur – d’exploration spatiale à l’instar de son prédécesseur que chevauchent les véhicules ATV…

Pur produit de la technocratie à la française, passé par EDF et le CEA, d’Escatha a été appelé à la présidence du CNES en février 2003 par le gouvernement Chirac pour redresser ses comptes et reprendre en main la filière spatiale alors dans une situation très préoccupante après l’échec d’Ariane 5 ECA en décembre 2002. Sil n’a pu éviter le déclin relatif de la France, il laisse néanmoins une « agence florissante au seuil d’une nouvelle histoire qu’[il a] su anticiper » pour reprendre les mots de la ministre. Assainissant la situation financière du CNES, tout en mettant un terme à l’image d’un programme spatial français naviguant à vue, parvenant notamment à sauvegarder quelques grands engagements européens et bilatéraux – centrés sur l’espace utile mais aussi la contribution à l’ISS –, coupant les vivres à d’autres – à l’image des projets martiens ou des successeurs de Spot 5 qu’Astrium Services devra financer sur ses propres deniers –, il a aussi gagné la réputation d’un homme intègre capable de dire non aux intérêts particuliers y compris lorsque ceux-ci sont français. « Car ce qui l’intéresse uniquement, c’est ce qui est bien pour la politique spatiale française et européenne. Point barre » selon Michel Cabirol de La Tribune.
François Hollande a reçu Yannick d'Escatha au palais de l'Elysée, le 20 mars 2013. Crédits : Présidence de la République.
Lancée lors du conseil ministériel de l’Agence spatiale européenne (ESA) le 21 novembre 2012, dans sa version PPH (P pour un premier étage doté de trois boosters à poudre et un deuxième étage également solide, et H pour le dernier étage doté du futur moteur cryotechnique – oxygène + hydrogène – ré-allumable Vinci), la décision de développer Ariane 6 s’inscrit aussi dans une démarche indispensable de rationalisation des coûts. Résultat de la nécessité alors que la contrainte budgétaire va en s’accentuant, elle est le fruit d’une réflexion longuement mûrie : celle d’avoir un lanceur compétitif à même de répondre à la fois aux perspectives d’évolution du marché des satellites et au renforcement de la concurrence internationale qui menace la prédominance européenne malgré la très bonne tenue actuelle du lanceur Ariane 5. Autant d’éléments qui obligent l’Europe à s’engager au plus tôt dans le développement d’un système de lancement de nouvelle génération au meilleur coût récurrent, pratiquant le lancement simple et qui soit modulaire afin de couvrir toute la gamme des satellites

Ainsi, alors qu’Ariane 5 était « technology driven » (ce qui a permis d’irriguer tout le secteur spatial), son successeur sera « cost driven » (plus en phase avec les enjeux actuels, symbolisés notamment par la posture très agressive de la société américaine SpaceX). Prévu pour 2021-2022, le nouveau lanceur est vendu comme un « triple sept » : 7 ans de développement, soit un délai très court pour un programme spatial de cette ampleur ; 7 tonnes de charge utile, soit trois de moins qu’Ariane 5 ; et 70 millions d’euros pour le lancement d’un satellite, à comparer avec les 85 millions demandés par Ariane 5 sur la base plus contraignante d’un lancement double. 

Ariane 6 capitalisera en outre sur les atouts européens : une filière poudre performante et le moteur Vinci, développé par Snecma dans le cadre de la version adaptée d’Ariane 5 baptisée ME (« midlife-evolution ») dont le premier tir devrait être effectué au plus tard en 2018.  Une nouvelle conférence ministérielle, annoncée pour 2014, viendra spécifier les détails du développement du nouveau lanceur et le partage des coûts. Si tout se passe bien, Ariane 6 permettra à Arianespace de maintenir sa présence sur le marché commercial mondial et l’aidera notamment – en combinaison avec les lancements gouvernementaux – à atteindre un seuil minimum, garantie à la fois d’efficacité et de rentabilité.
Ariane 6 devrait posséder 2 étages à poudre et un étage à hydrogène et oxygène liquides (PPH). Crédits : ESA/CNES/Arianespace.
Or voilà justement le nœud du problème tant concilier ces deux objectifs peut sembler herculéen sinon complètement absurde. De fait, contrairement à ses concurrents étrangers, dont les coûts sont purement fictifs, Ariane ne bénéficie pas de subventions gouvernementales et militaires aussi massives. La vérité, comme l’énonce Jean-Yves le Gall lors de son audition à l’Assemblée nationale qui ajoute qu’en matière d’espace la naïveté ne doit pas être permise, est que  « partout ailleurs qu’en Europe, on fait du spatial avec une approche totalement stratégique. C’est le cas aux Etats-Unis, les budgets sont considérables. C’est le cas en Russie, le président Poutine salue lui-même chacun des lancements effectués par la fédération de Russie. C’est le cas de l’Inde, de la Chine  ». A l’opposé, « en Europe, la France définit une politique spatiale – c’est très largement […] expliqué par l’existence du CNES : la France a une politique spatiale –, mais sans vouloir être désobligeant avec nos partenaires européens, ils ont plus une approche de retours industriels et un souhait de rentabilité qui […] n’est pas pertinent. Aujourd’hui, si on veut faire du spatial, c’est avant tout stratégique. La rentabilité intervient ensuite ».

Ce hiatus constitue sans doute la pierre d’achoppement sur laquelle viendra se heurter toute politique d’indépendance spatiale européenne à l’avenir. Malgré la ministérielle de novembre 2012, les tensions et les incertitudes demeurent. Alors que le camp français s’arroge régulièrement la victoire, parlant d’acte de naissance d’Ariane 6, de décision historique et de grand succès, les Allemands de leur côté font de même, mais en mettant l’accent sur la décision prise de poursuivre le développement d’Ariane 5 ME et n’évoquant Ariane 6 que sous l’angle de l’hypothèse de travail. Cela n’a d’ailleurs pas échappé à l’attention de la Cour des comptes dont un rapport, rendu public par Le Figaro la semaine dernière et adressé le 28 janvier au Premier ministre, souligne que la France est « la seule à s’être résolument engagée dans le financement d'Ariane 6 », qui, s’il n’était pas confirmé en 2014, lui aurait déjà coûté « en pure perte […] un peu plus de 200 millions d’euros ». Plus largement, l’effort financier consenti par la France est trop élevé au goût des Sages qui demandent une meilleure répartition de l’effort entre les membres de l’ESA et l’Union européenne en contrepartie de la mise à disposition du Centre Spatial Guyanais par la France – le meilleur port spatial du monde, sans doute l’actif le plus important de la politique spatiale européenne selon Le Gall.
Jean-Yves Le Gall, le 20 mars dernier.
Jean-Yves Le Gall, 53 ans, à la tête d’Arianespace depuis 2001 comme directeur général puis PDG, auréolé du prestige apporté par la domination continue depuis 10 ans d’Ariane 5 sur le marché commercial, aura dès lors d’autant plus fort à faire que la question de la politique de transport spatial de la France recoupe en réalité un second chantier, plus vaste encore : celui des rapports entre spatial et démocratie.

Comme il l’a rappelé devant les députés et sénateurs, il est non seulement essentiel de communiquer sur les succès de l’espace et sur son utilité. « Deux milliards d’euros, c’est quand même une somme conséquente par les temps qui courent. Et je pense qu’il faut tout faire pour que tous nos concitoyens aient conscience de l’effort consenti par l’Etat et surtout ce que cela leur rapporte ». Il est aussi primordial de dialoguer et rencontrer les parlementaires pour comprendre « les aspirations de la représentation populaire ». L’enjeu est d’autant plus important que, contrairement aux Etats-Unis où la place que le Congrès occupe dans l’élaboration de la politique spatiale est immense – à la mesure des négociations sans fins que la NASA doit entreprendre avec les deux chambres pour définir et les objectifs et les budgets –, la constitution d’une capacité spatiale a toujours été en France une affaire de gouvernement. Cette spécificité française n’est pas sans vertu : elle confère à la politique spatiale stabilité et solennité, continuité et volontarisme. Rappelons ainsi qu’une pratique plus démocratique n’a pas épargné à l’Amérique cette erreur stratégique monumentale qu’a été la navette spatiale. Pour le sénateur Bruno Sido, auteur d’un rapport sur L’Europe spatiale : l’heure des choix, « il nous paraîtrait néanmoins légitime qu’en France le Parlement puisse être saisi à intervalles réguliers de la politique spatiale française et de la vision défendue sur le plan européen par notre pays ».

Le despotisme éclairé, pratiqué en matière spatiale depuis les années 1960, justifié alors que les enjeux paraissaient lointains, les efforts pour s’y préparer modestes et les choix à prendre relativement simples, n’est effectivement plus tenable aujourd’hui. Le problème s’est en effet transformé : le court terme s’est chargé d’enjeux politiques et économiques aussi divers que majeurs, certaines activités sont devenues commerciales et des acteurs nouveaux sont apparus.

Qui plus est, la formulation d’une politique spatiale n’est plus seulement nationale, elle est aussi désormais européenne. La difficulté devient dès lors d’inscrire son ambition dans le cadre de la construction européenne où intérêts et ressentis sont par nature inégaux. Là également il faudra dialoguer, convaincre, rassembler, entraîner. Aussi le leadership français, lorsqu’il aura précisé ce vers quoi il entend conduire – Jean-Yves Le Gall a parlé d’une « ambition 2020 » visant à contrôler la dépendance stratégique de l’Europe en matière de lanceur, de satellite, etc. face aux Etats-Unis et au reste du monde –, jouera-t-il un rôle important dans l’avenir de la politique spatiale européenne, ainsi que dans la redéfinition du millefeuille de la gouvernance européenne.

Crédits images : CNES, Présidence de la République, ESA/CNES/Arianespace, BRENDAN SMIALOWSKI/AFP 




3 commentaires:

  1. "70 millions d’euros pour le lancement d’un satellite, à comparer avec les 85 millions demandés par Ariane 5 sur la base plus contraignante d’un lancement double. "

    Mais un lancement double permet de diviser par deux le coût d'un lancement. Soit 42,5 millions pour un chaque satellite, alors qu'avec Ariane 6, c'est 70 millions pour un lancement, un satellite.
    Il y a une logique que je ne saisi pas avec Ariane 6...

    RépondreSupprimer
  2. Je me suis mal exprimé alors : ne pas comprendre 85/2, mais 85x2. La problématique qui plus n'est pas seulement le prix de lancement (> 150 millions pour Ariane 5), mais aussi la flexibilité par trop limitée par le lancement double qui exige un calendrier compatible à même de satisfaire tous les partis. Enfin, puisque modulaire, Ariane 6 pourra répondre à tous les besoins, y compris ceux garantis par le Soyouz russe aujourd'hui dont l'avenir est incertain en Guyane.

    RépondreSupprimer
  3. Parfait, là c'est beaucoup plus clair. Le concept d'Ariane 6 m'apparait bien plus clairement, merci =)

    RépondreSupprimer