A l’objectif pour
l’Europe "d’autonomie dans l’espace", vous préférez celui de
"maîtrise de l’espace". En quoi cette distinction permet de donner
l’orientation nécessaire pour mener les futurs efforts nécessaires ?
Permettez-moi tout d’abord de rappeler que plusieurs
logiques guident l’effort de l’Europe spatiale et l’autonomie n’est pas
nécessairement celle qui est la plus souvent mise en avant ou la plus à même de
mobiliser. Elle n’est pas non plus la première historiquement puisque c’est à
la recherche scientifique que la première agence spatiale européenne, l’ESRO,
constituée il y a exactement cinquante ans sur le modèle du CERN, était
consacrée. Ce n’est pas un hasard si l’organisation qui lui a succédé en 1975
sous le nom de l’ESA s’est construite autour d’un programme scientifique
obligatoire qui est considéré de ce fait comme la colonne vertébrale soutenant
tout l’ensemble.
Vous avez toutefois raison de sous-entendre que l’objectif
d’autonomie a joué un rôle essentiel dans la construction du spatial en Europe.
Ainsi, le succès de la sonde Rosetta ne montre pas seulement que l’Agence
spatiale européenne est capable de grandes prouesses en tant que structure
dédiée à la coopération scientifique et technologique, il est aussi la preuve
que les Européens qui ont beaucoup souffert par le passé des revirements à
répétition de la NASA n’ont pas
besoin d’aide pour être ambitieux et peuvent, grâce notamment au programme
Ariane, explorer seuls l’univers. Aussi « l’autonomie » émerge-t-elle
assez naturellement comme le principe politique fondateur sans lequel
l’édification d’une politique spatiale digne de ce nom ne serait pas possible.
Mais elle n’en reste pas moins, pour revenir à votre
question, un concept négatif défini comme l’absence de contrainte et
d’interférence de la part d’Etats alliés ou adversaires. Ce qui, dans un monde
où les relations internationales spatiales sont depuis pratiquement l’origine
organisées autour de la puissance américaine, permet certes d’identifier les
Etats-Unis comme étant historiquement ceux vis-à-vis desquels l’Europe est la
plus susceptible d’apparaître en position de dépendance, mais n’offre en retour
aucune instruction précise sur la direction à prendre ou les écueils à éviter.
La volonté seule a pu suffire lorsque l’enjeu principal était de créer (tout le
discours autour de la France puis de l’Europe comme « troisième puissance
spatiale » part du refus de laisser cette dépendance dépasser un certain
seuil intolérable). Aujourd’hui que l’Europe spatiale existe, le but a
toutefois changé : il est maintenant de consolider, de pérenniser et de
dynamiser.
Or, faute de pouvoir reproduire l’effort spatial massif et
tous azimuts accompli outre-Atlantique et de plus en plus ailleurs, les
Européens doivent distinguer, parmi les actions du leader et des coureurs les
plus avancés, celles qu’il convient de laisser de côté et celles sur lesquelles
il s’agit au contraire de se concentrer. Sauf à accepter à terme la relégation
dans une position de déclin irrémédiable, cette démarche ne peut pas se
contenter d’initiatives désordonnées. Il faut une synthèse cohérente des enjeux
soulevés par la technique spatiale et des priorités que l’Europe spatiale qui
est plurielle par définition doit se donner. Tel est le rôle que j’attribue à
la « maîtrise de l’espace ».
La maîtrise de l’espace – si l’on suit par exemple les documents de
doctrine française – peut être décrite comme le continuum issu de la
convergence de quatre facteurs clés, liés aussi bien à la puissance spatiale en
tant que telle (capacité de lancement autonome, fabrication du satellite en
toute indépendance, et contrôle et protection des différents segments
garantissant la sécurité d’utilisation dans la durée), qu’à la notion plus
récente de conservation de la liberté d’action consistant à « connaître,
comprendre et contrôler ce qui se passe dans l’espace » (surveillance de la
situation spatiale). Que l’impasse soit faite sur l’un d’eux et c’est l’édifice
entier qui s’écroule. Notion intermédiaire mais positive, la maîtrise de
l’espace incarnée dans un programme concret et cohérent apparaît ainsi comme
une réponse adaptée aux défis de l’Europe spatiale au XXIe siècle.
Que nous apprend
l’étude de cette maîtrise en construction à l’échelle européenne des questions
de puissance, notamment de l’articulation Etat-marché, ou
coopération-compétition ?
L’autonomie, pour parler à nouveau d’elle, n’est pas un
concept univoque en Europe. Le seuil de tolérance varie d’un pays à l’autre. On
sait par exemple l’Allemagne plus pragmatique que la France dans le domaine des
lanceurs que cette dernière aime à qualifier « de souveraineté ». Les
exemples ne manquent pas : des télécommunications en passant par l’espace
militaire et la navigation par satellite. L’endroit où sera placé le curseur
diffère aussi selon les époques. Qu’il s’agisse de s’en féliciter ou au
contraire de le déplorer, le fait est que le vol habité ne répond pas
aujourd’hui en Europe à des considérations d’autonomie et les velléités
d’indépendance de Paris dans ce domaine d’activité ont depuis longtemps été
oubliées. Cette indifférence, nous le savons, n’est pas partagée par les autres
puissances spatiales (Etats-Unis, Chine, Russie) qui font de la capacité à
envoyer des hommes dans l’espace une priorité de leur politique spatiale.
L’étude de la maîtrise de l’espace se doit donc de refléter, si elle veut être
d’une quelconque utilité, aussi bien la spécificité que la pluralité d’une
Europe spatiale qui est autant en être qu’en devenir, en acte qu’en puissance.
C’est dans ce sens que je prétends que les questions qu’elle suscite sont aussi
importantes sinon davantage que les réponses qu’elle apporte. Or, l’étude de
ses conditions d’incarnation introduit en effet, comme votre question le laisse
supposer, au moins deux problématiques.
Les rôles que doivent respectivement jouer les pouvoirs
publics et le marché constituent l’une d’elles. La question du partage des
responsabilités de chacun représente en effet une cause importante de tensions.
On a bien vu avec le nouveau modèle de gouvernance d’Ariane 6
en quoi celles-ci pouvaient consister. L’accès européen à l’espace qui dépend
pour sa survie des succès engrangés sur le marché international ne peut pas se
permettre de laisser quiconque entamer sa domination commerciale sans réagir. En
2003, date de la décision d’implantation du Soyouz russe au centre spatial
guyanais après 10 ans de coopération quasi-exclusive entre la Russie et les
Etats-Unis, comme aujourd’hui avec l’arrivée de SpaceX, il s’agit d’empêcher
l’Europe de subir un jeu international dont elle ne maîtriserait plus les
règles. Toute la difficulté consiste ici à adapter la politique spatiale à deux
dimensions temporelles différentes mais fondamentalement complémentaires :
l’une courte qui laisse au privé en tant qu’acteur en prise directe avec le monde
commercial le premier rôle dans la détermination des stratégies, l’autre
plus lointaine qui redonne à l’Etat le sens de l’initiative et l’enjoint à
aider et à guider l’industrie pour préserver l’avenir.
Une seconde problématique est celle posée par le maintien de
l’autonomie nationale dans l’ensemble européen. Faut-il plus ou moins
d’Europe ? Jusqu’à présent, l’Europe a toujours été considérée comme le
moyen de concrétiser une ambition nationale. On le discerne bien à travers ce
serpent de mer qu’est la préférence européenne en matière de lancements
institutionnels et qu’Ariane 6 va une fois de plus essayer de mettre en place.
La « coopération » est davantage envisagée comme un outil que comme
une fin en soi et le recours à la « compétition » ne semble pas
contradictoire. Ni l’ESA ni ses Etats membres (notamment les plus gros
contributeurs) ne s’en sont jamais cachés comme l’illustrent le mode de
financement, la pratique du « juste retour » géographique et jusqu’à la
structure même de l’organisation divisée entre programme obligatoire et
programme facultatif. Néanmoins, si le succès actuel de l’Europe spatiale ainsi
que son dynamisme sont le fruit de ce compromis, celui-ci se heurte à l’idée que
les Européens doivent évoluer vers toujours plus d’intégration et d’efficacité.
En cela, l’intrusion perturbatrice de l’UE dans les relations jusqu’ici
exclusives entre l’ESA et les Etats membres est révélatrice de la difficulté à
trouver un nouvel équilibre qui satisfasse tout le monde.
Jusqu’à quel point le leadership décrit de la
France sur les questions spatiales en Europe est un héritage qui doit s’adapter
?
La première adaptation, je viens de l’évoquer, est l’arrivée
de la Commission dans le jeu spatial européen. Pour Paris, ce développement est
bienvenu à plus d’un titre. D’un point de vue financier d’abord, cette
convergence d’intérêts est heureuse : l’UE qui figure d’ores et déjà parmi
les premiers contributeurs de l’ESA (623 millions d’euros en 2014) et
ambitionne d’augmenter le poids de sa participation permet d’équilibrer les
budgets en faible croissance des agences nationales et de l’ESA. S’agissant des
mentalités ensuite, force est de reconnaître que rares jusqu’à présent ont été
les nations en Europe à considérer l’espace comme un sujet politique à l’instar
de la France. D’où le cachet « franco-français » qui lui souvent
apposé. Le rôle donné à l’UE en matière spatiale par le Traité de Lisbonne a le
grand mérite dans cette perspective de « politiser » l’espace au niveau
européen en lui rendant ses lettres de noblesse stratégiques. La capacité qui
est désormais celle de la Commission de s’emparer de dossiers pour les
promouvoir sur la scène internationale (code de conduite des activités
spatiales) et démarrer de nouveaux projets (les deux programmes amiraux que
sont Galileo et Copernicus) offre des opportunités intéressantes dont certaines
activités dites « de sécurité » pourraient par exemple essayer de
tirer profit (surveillance de l’espace, télécommunications gouvernementales,
etc.).
Mais le soutien de la France – de moins en moins unanime il
est vrai – n’est pas tout, comme en témoignent les résistances d’un grand
nombre d’acteurs européens pour qui l’UE ne s’est pas montrée à la hauteur de
ses ambitions et des espoirs qui étaient placés en elle. On peut y voir le
signe possible de deux autres changements majeurs auxquels le leadership
français – incontesté depuis les années 1970 et le renoncement britannique à
occuper un rôle de premier plan en matière d’espace – va devoir
s’adapter :
1) L’ascension de l’Allemagne comme principale puissance
spatiale européenne à parité avec la France est désormais une chose
acquise : chacune des deux totalisent, en 2014, 22% du budget de l’ESA
(hors partenaires institutionnels). L’avenir de l’Europe spatiale est donc plus
que jamais entre les mains du couple franco-allemand et les résultats de la
dernière ministérielle semble indiquer que les deux pays ont conscience de
l’importance que joue ce co-leadership sur la stabilité et la sécurité des
affaires spatiales européennes.
2) La montée en puissance d’autres pays est, elle aussi,
confirmée. L’exemple le plus frappant est celui de la Grande-Bretagne qui, lors
de la ministérielle de 2012, avait accepté d’augmenter sa contribution à l’ESA
de 25% sur trois ans. Une annonce qui avait d’ailleurs été faite non par le
ministre en charge de l’espace mais le chancelier de l’Échiquier sur la
base des retours sur investissement attendus ! Il y a donc rééquilibrage autour
de partenaires devenant plus égaux entre eux et qui sont porteurs de visions et
de méthodes souvent différentes.
Selon le dernier
Livre blanc, l’espace est un milieu d’égale importance aux autres milieux plus
"traditionnels" : terre, air, mer ou encore cyber. Selon vous, ce
statut est-il traduit à son juste niveau aujourd’hui ?
Beaucoup de chemin a en effet été parcouru dans
l’utilisation de l’espace dans les opérations. L’espace n’est plus un sujet de
controverse comme cela a pu être le cas par le passé lorsque s’opposaient ceux
qui soutenaient que « savoir sans pouvoir est inutile » et ceux qui
avançaient qu’aucune campagne militaire moderne ne pourrait être conduite sans
renseignement de qualité. Je mets ici volontairement l’accent sur l’espace
tactico-opératif car c’est finalement lui qui apparaît comme le grand
bénéficiaire des efforts décidés par la France dans le domaine du spatial
militaire depuis le Livre blanc de 2008 et l’instauration deux ans plus tard du
Commandement Interarmées de l’Espace (CIE). La majorité de l’imagerie collectée
aujourd’hui sert ainsi à la préparation des missions et à l’emploi des forces,
à la constitution des dossiers de ciblage et aux échanges avec les partenaires
plutôt qu’au renseignement stratégique. Alors certes, l’heure est aux économies
et l’espace a dû comme d’autres faire le deuil de certaines capacités à l’image
de l’alerte avancée qui avait été théoriquement décidée en 2008 ! Reste
que pas moins de 10 nouveaux satellites à vocation militaire seront lancés dans
les prochaines années pour un total de 2,5 milliards d’euros. Bien qu’avec un
petit de retard sur le calendrier et des modalités qui restent à définir,
Hélios 2 et Syracuse 3 auront bien leur successeur (CSO/Syracuse 4). Et même
CERES, pour le renseignement électromagnétique, qui avait été plusieurs fois
reportée, est annoncée pour 2020-2021. Cet effort est unique en Europe. Le défi
à ce stade reste bien évidemment celui de l’européanisation de l’espace
militaire qui a du mal à se concrétiser en dépit de quelques initiatives
ponctuelles. Son développement dans le cadre de l’UE suscite par exemple
l’espoir pour la surveillance de l’espace (SSA) placée sous perfusion dans
l’actuelle LPM. Force est néanmoins de constater que la coopération militaire
ne rencontre pas le même succès que la coopération civile dont les questions
précédentes ne sont faites l’écho.
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