jeudi 11 décembre 2014

Entretien : Où en est-on de l’Europe spatiale ?

Cet entretien a été réalisé par Florent de Saint-Victor du blog Mars Attaque en collaboration avec l’équipe d’Ultima Ratio. Il a été publié simultanément sur les deux plateformes. Merci aux interviewers !

A l’objectif pour l’Europe "d’autonomie dans l’espace", vous préférez celui de "maîtrise de l’espace". En quoi cette distinction permet de donner l’orientation nécessaire pour mener les futurs efforts nécessaires ?

Permettez-moi tout d’abord de rappeler que plusieurs logiques guident l’effort de l’Europe spatiale et l’autonomie n’est pas nécessairement celle qui est la plus souvent mise en avant ou la plus à même de mobiliser. Elle n’est pas non plus la première historiquement puisque c’est à la recherche scientifique que la première agence spatiale européenne, l’ESRO, constituée il y a exactement cinquante ans sur le modèle du CERN, était consacrée. Ce n’est pas un hasard si l’organisation qui lui a succédé en 1975 sous le nom de l’ESA s’est construite autour d’un programme scientifique obligatoire qui est considéré de ce fait comme la colonne vertébrale soutenant tout l’ensemble.

Vous avez toutefois raison de sous-entendre que l’objectif d’autonomie a joué un rôle essentiel dans la construction du spatial en Europe. Ainsi, le succès de la sonde Rosetta ne montre pas seulement que l’Agence spatiale européenne est capable de grandes prouesses en tant que structure dédiée à la coopération scientifique et technologique, il est aussi la preuve que les Européens qui ont beaucoup souffert par le passé des revirements à répétition de la NASA n’ont pas besoin d’aide pour être ambitieux et peuvent, grâce notamment au programme Ariane, explorer seuls l’univers. Aussi « l’autonomie » émerge-t-elle assez naturellement comme le principe politique fondateur sans lequel l’édification d’une politique spatiale digne de ce nom ne serait pas possible.

Mais elle n’en reste pas moins, pour revenir à votre question, un concept négatif défini comme l’absence de contrainte et d’interférence de la part d’Etats alliés ou adversaires. Ce qui, dans un monde où les relations internationales spatiales sont depuis pratiquement l’origine organisées autour de la puissance américaine, permet certes d’identifier les Etats-Unis comme étant historiquement ceux vis-à-vis desquels l’Europe est la plus susceptible d’apparaître en position de dépendance, mais n’offre en retour aucune instruction précise sur la direction à prendre ou les écueils à éviter. La volonté seule a pu suffire lorsque l’enjeu principal était de créer (tout le discours autour de la France puis de l’Europe comme « troisième puissance spatiale » part du refus de laisser cette dépendance dépasser un certain seuil intolérable). Aujourd’hui que l’Europe spatiale existe, le but a toutefois changé : il est maintenant de consolider, de pérenniser et de dynamiser.

Or, faute de pouvoir reproduire l’effort spatial massif et tous azimuts accompli outre-Atlantique et de plus en plus ailleurs, les Européens doivent distinguer, parmi les actions du leader et des coureurs les plus avancés, celles qu’il convient de laisser de côté et celles sur lesquelles il s’agit au contraire de se concentrer. Sauf à accepter à terme la relégation dans une position de déclin irrémédiable, cette démarche ne peut pas se contenter d’initiatives désordonnées. Il faut une synthèse cohérente des enjeux soulevés par la technique spatiale et des priorités que l’Europe spatiale qui est plurielle par définition doit se donner. Tel est le rôle que j’attribue à la « maîtrise de l’espace ».

La maîtrise de l’espace – si l’on suit par exemple les documents de doctrine française – peut être décrite comme le continuum issu de la convergence de quatre facteurs clés, liés aussi bien à la puissance spatiale en tant que telle (capacité de lancement autonome, fabrication du satellite en toute indépendance, et contrôle et protection des différents segments garantissant la sécurité d’utilisation dans la durée), qu’à la notion plus récente de conservation de la liberté d’action consistant à « connaître, comprendre et contrôler ce qui se passe dans l’espace » (surveillance de la situation spatiale). Que l’impasse soit faite sur l’un d’eux et c’est l’édifice entier qui s’écroule. Notion intermédiaire mais positive, la maîtrise de l’espace incarnée dans un programme concret et cohérent apparaît ainsi comme une réponse adaptée aux défis de l’Europe spatiale au XXIe siècle.

Que nous apprend l’étude de cette maîtrise en construction à l’échelle européenne des questions de puissance, notamment de l’articulation Etat-marché, ou coopération-compétition ?  

L’autonomie, pour parler à nouveau d’elle, n’est pas un concept univoque en Europe. Le seuil de tolérance varie d’un pays à l’autre. On sait par exemple l’Allemagne plus pragmatique que la France dans le domaine des lanceurs que cette dernière aime à qualifier « de souveraineté ». Les exemples ne manquent pas : des télécommunications en passant par l’espace militaire et la navigation par satellite. L’endroit où sera placé le curseur diffère aussi selon les époques. Qu’il s’agisse de s’en féliciter ou au contraire de le déplorer, le fait est que le vol habité ne répond pas aujourd’hui en Europe à des considérations d’autonomie et les velléités d’indépendance de Paris dans ce domaine d’activité ont depuis longtemps été oubliées. Cette indifférence, nous le savons, n’est pas partagée par les autres puissances spatiales (Etats-Unis, Chine, Russie) qui font de la capacité à envoyer des hommes dans l’espace une priorité de leur politique spatiale. L’étude de la maîtrise de l’espace se doit donc de refléter, si elle veut être d’une quelconque utilité, aussi bien la spécificité que la pluralité d’une Europe spatiale qui est autant en être qu’en devenir, en acte qu’en puissance. C’est dans ce sens que je prétends que les questions qu’elle suscite sont aussi importantes sinon davantage que les réponses qu’elle apporte. Or, l’étude de ses conditions d’incarnation introduit en effet, comme votre question le laisse supposer, au moins deux problématiques.

Les rôles que doivent respectivement jouer les pouvoirs publics et le marché constituent l’une d’elles. La question du partage des responsabilités de chacun représente en effet une cause importante de tensions. On a bien vu avec le nouveau modèle de gouvernance d’Ariane 6 en quoi celles-ci pouvaient consister. L’accès européen à l’espace qui dépend pour sa survie des succès engrangés sur le marché international ne peut pas se permettre de laisser quiconque entamer sa domination commerciale sans réagir. En 2003, date de la décision d’implantation du Soyouz russe au centre spatial guyanais après 10 ans de coopération quasi-exclusive entre la Russie et les Etats-Unis, comme aujourd’hui avec l’arrivée de SpaceX, il s’agit d’empêcher l’Europe de subir un jeu international dont elle ne maîtriserait plus les règles. Toute la difficulté consiste ici à adapter la politique spatiale à deux dimensions temporelles différentes mais fondamentalement complémentaires : l’une courte qui laisse au privé en tant qu’acteur en prise directe avec le monde commercial le premier rôle dans la détermination des stratégies, l’autre plus lointaine qui redonne à l’Etat le sens de l’initiative et l’enjoint à aider et à guider l’industrie pour préserver l’avenir.

Une seconde problématique est celle posée par le maintien de l’autonomie nationale dans l’ensemble européen. Faut-il plus ou moins d’Europe ? Jusqu’à présent, l’Europe a toujours été considérée comme le moyen de concrétiser une ambition nationale. On le discerne bien à travers ce serpent de mer qu’est la préférence européenne en matière de lancements institutionnels et qu’Ariane 6 va une fois de plus essayer de mettre en place. La « coopération » est davantage envisagée comme un outil que comme une fin en soi et le recours à la « compétition » ne semble pas contradictoire. Ni l’ESA ni ses Etats membres (notamment les plus gros contributeurs) ne s’en sont jamais cachés comme l’illustrent le mode de financement, la pratique du « juste retour » géographique et jusqu’à la structure même de l’organisation divisée entre programme obligatoire et programme facultatif. Néanmoins, si le succès actuel de l’Europe spatiale ainsi que son dynamisme sont le fruit de ce compromis, celui-ci se heurte à l’idée que les Européens doivent évoluer vers toujours plus d’intégration et d’efficacité. En cela, l’intrusion perturbatrice de l’UE dans les relations jusqu’ici exclusives entre l’ESA et les Etats membres est révélatrice de la difficulté à trouver un nouvel équilibre qui satisfasse tout le monde.

Jusqu’à quel point le leadership décrit de la France sur les questions spatiales en Europe est un héritage qui doit s’adapter ?

La première adaptation, je viens de l’évoquer, est l’arrivée de la Commission dans le jeu spatial européen. Pour Paris, ce développement est bienvenu à plus d’un titre. D’un point de vue financier d’abord, cette convergence d’intérêts est heureuse : l’UE qui figure d’ores et déjà parmi les premiers contributeurs de l’ESA (623 millions d’euros en 2014) et ambitionne d’augmenter le poids de sa participation permet d’équilibrer les budgets en faible croissance des agences nationales et de l’ESA. S’agissant des mentalités ensuite, force est de reconnaître que rares jusqu’à présent ont été les nations en Europe à considérer l’espace comme un sujet politique à l’instar de la France. D’où le cachet « franco-français » qui lui souvent apposé. Le rôle donné à l’UE en matière spatiale par le Traité de Lisbonne a le grand mérite dans cette perspective de « politiser » l’espace au niveau européen en lui rendant ses lettres de noblesse stratégiques. La capacité qui est désormais celle de la Commission de s’emparer de dossiers pour les promouvoir sur la scène internationale (code de conduite des activités spatiales) et démarrer de nouveaux projets (les deux programmes amiraux que sont Galileo et Copernicus) offre des opportunités intéressantes dont certaines activités dites « de sécurité » pourraient par exemple essayer de tirer profit (surveillance de l’espace, télécommunications gouvernementales, etc.).

Mais le soutien de la France – de moins en moins unanime il est vrai – n’est pas tout, comme en témoignent les résistances d’un grand nombre d’acteurs européens pour qui l’UE ne s’est pas montrée à la hauteur de ses ambitions et des espoirs qui étaient placés en elle. On peut y voir le signe possible de deux autres changements majeurs auxquels le leadership français – incontesté depuis les années 1970 et le renoncement britannique à occuper un rôle de premier plan en matière d’espace – va devoir s’adapter :

1) L’ascension de l’Allemagne comme principale puissance spatiale européenne à parité avec la France est désormais une chose acquise : chacune des deux totalisent, en 2014, 22% du budget de l’ESA (hors partenaires institutionnels). L’avenir de l’Europe spatiale est donc plus que jamais entre les mains du couple franco-allemand et les résultats de la dernière ministérielle semble indiquer que les deux pays ont conscience de l’importance que joue ce co-leadership sur la stabilité et la sécurité des affaires spatiales européennes.

2) La montée en puissance d’autres pays est, elle aussi, confirmée. L’exemple le plus frappant est celui de la Grande-Bretagne qui, lors de la ministérielle de 2012, avait accepté d’augmenter sa contribution à l’ESA de 25% sur trois ans. Une annonce qui avait d’ailleurs été faite non par le ministre en charge de l’espace mais le chancelier de l’Échiquier sur la base des retours sur investissement attendus ! Il y a donc rééquilibrage autour de partenaires devenant plus égaux entre eux et qui sont porteurs de visions et de méthodes souvent différentes.

Selon le dernier Livre blanc, l’espace est un milieu d’égale importance aux autres milieux plus "traditionnels" : terre, air, mer ou encore cyber. Selon vous, ce statut est-il traduit à son juste niveau aujourd’hui ?

Beaucoup de chemin a en effet été parcouru dans l’utilisation de l’espace dans les opérations. L’espace n’est plus un sujet de controverse comme cela a pu être le cas par le passé lorsque s’opposaient ceux qui soutenaient que « savoir sans pouvoir est inutile » et ceux qui avançaient qu’aucune campagne militaire moderne ne pourrait être conduite sans renseignement de qualité. Je mets ici volontairement l’accent sur l’espace tactico-opératif car c’est finalement lui qui apparaît comme le grand bénéficiaire des efforts décidés par la France dans le domaine du spatial militaire depuis le Livre blanc de 2008 et l’instauration deux ans plus tard du Commandement Interarmées de l’Espace (CIE). La majorité de l’imagerie collectée aujourd’hui sert ainsi à la préparation des missions et à l’emploi des forces, à la constitution des dossiers de ciblage et aux échanges avec les partenaires plutôt qu’au renseignement stratégique. Alors certes, l’heure est aux économies et l’espace a dû comme d’autres faire le deuil de certaines capacités à l’image de l’alerte avancée qui avait été théoriquement décidée en 2008 ! Reste que pas moins de 10 nouveaux satellites à vocation militaire seront lancés dans les prochaines années pour un total de 2,5 milliards d’euros. Bien qu’avec un petit de retard sur le calendrier et des modalités qui restent à définir, Hélios 2 et Syracuse 3 auront bien leur successeur (CSO/Syracuse 4). Et même CERES, pour le renseignement électromagnétique, qui avait été plusieurs fois reportée, est annoncée pour 2020-2021. Cet effort est unique en Europe. Le défi à ce stade reste bien évidemment celui de l’européanisation de l’espace militaire qui a du mal à se concrétiser en dépit de quelques initiatives ponctuelles. Son développement dans le cadre de l’UE suscite par exemple l’espoir pour la surveillance de l’espace (SSA) placée sous perfusion dans l’actuelle LPM. Force est néanmoins de constater que la coopération militaire ne rencontre pas le même succès que la coopération civile dont les questions précédentes ne sont faites l’écho. 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire