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mardi 20 novembre 2012

Des pères fondateurs…

Il y a des pères fondateurs pour tout, à tel point d’ailleurs qu’il serait inutile de multiplier les exemples. Que l’on songe tout simplement aux « Pères fondateurs des Etats-Unis » (« Founding Fathers »), ces hommes qui ont participé à la Révolution américaine en signant la Déclaration d’indépendance (1776), en prenant part directement à la guerre d’indépendance (1775-1783) et en rédigeant la fameuse Constitution « We the people… » (1787). Dans un autre ordre d’idées, citons également ceux qui pour la première fois ont réussi à dompter l’énergie atomique : ces scientifiques qui, dirigés par Enrico Fermi, sont à l’origine de la Chicago Pile 1 construite en  1942 sous les gradins du stade de football américain de l’Université de Chicago.
File:Declaration independence.jpg
La conquête de l’espace ne fait pas exception. Encore que là comme ailleurs il faille bien sûr davantage parler de trope, destiné à embellir une histoire en la rendant à la fois plus concrète et plus vivante, c’est-à-dire en l’identifiant à un ou plusieurs hommes, qu’à prendre le mythe au pied de la lettre. Ces récits évoluent généralement autour d’un individu qui s’est avéré être tout à la fois un penseur (idées) et un bâtisseur (institutions), pour incarner finalement un testateur dont le testament spirituel et l’héritage matériel appartiennent à la Nation tout entière. Nous reconnaissons là en partie l’esquisse du « Sauveur » dessinée en 1986 par Raoul Girardet dans le contexte typiquement français de « l’homme providentiel ». Deux types nous intéressent particulièrement ici : celui de Solon, c’est-à-dire le père fondateur au sens strict du terme, celui dont la sagesse et les connaissances font la légitimité, et celui de Moïse, le prophète, le guide, bref le visionnaire. Aussi identifierai-je, dans le cas de la construction d’une mythologie proprement spatiale, plusieurs générations de pères fondateurs : les précurseurs, les utilisateurs, et les visionnaires.
Fichier:Tsiolkovsky.jpgFichier:Dr. Robert H. Goddard - GPN-2002-000131.jpgFile:Photo of Hermann Oberth - GPN-2003-00099.jpg
Ce premier groupe rassemble ces individus qui, entre 1880 et 1945, ont considérablement marqué les débuts de l’âge spatial. Ainsi du Russe Constantin Tsiolkovski (1857-1935), de l’Américain Robert Goddard (1882-1945) et de l’Allemand Hermann Oberth (1894-1989). Les historiens français ont l’habitude d’ajouter à ce trio le Français Robert Esnault-Pelterie (1881-1957). Tous les quatre sont les « pères de l’astronautique », inventeurs, théoriciens, parfois expérimentateurs, passionnés en tout cas et d’ailleurs formés à l’école de Jules Verne.

Tsiolkovski, d’origine populaire, enseignant en province et sans soutien véritable, n’a été reconnu qu’à la fin de sa vie après la révolution communiste, allant jusqu’à faire l’objet d’un véritable « culte de la personnalité ». « Père incontesté » de la science moderne des fusées, il en révèle les premières équations de fonctionnement et entreprend les premiers efforts de dimensionnement (poids, altitudes, vitesse, carburant). L’essence du travail de Tsiolkovski est exprimée dans l’équation du même nom, publiée en 1903, selon laquelle V = Ve ln (Mi/Mf). V représentant la variation de vitesse d’une fusée, dont les engins éjectent des gaz à une vitesse Ve, et Mi/Mf constituant le rapport de la masse totale initiale sur la masse totale finale après épuisement avec Mi - Mf = Mprop soit la masse totale de propergol utilisée. A l’image de la formule E = mc² publiée deux ans plus tard par Albert Einstein dans son premier article ayant trait à la théorie de la relativité, il faudra plus de quarante ans pour que l’humanité prenne enfin conscience du potentiel révolutionnaire de cette découverte qui menacera son existence même. Goddard va quant à lui procéder aux premières expérimentations, d’abord à partir de fusées à poudre, puis sur la base de carburants liquides (oxygène-hydrogène) plus énergétiques – comme en 1926 lorsque la première fusée moderne s’élève dans le ciel jusqu’à une hauteur de 12m, ou en 1935 quand une de ses fusées dépasse le mur du son. Hermann Oberth, austro-hongrois de naissance (dans l’actuelle Roumanie), est le seul de ces pionniers à avoir vu l’homme marcher sur la Lune. Il est également davantage théoricien qu’expérimentateur. Conseiller technique en 1929 dans le film de Fritz Lang, Eine Frau im Mond, il conçoit néanmoins une fusée à carburant liquide pour la première du film. Il est également à l’origine de l’engouement allemand de l’entre-deux guerres pour l’espace et les fusées à travers la fameuse Verein für Raumschiffahrt (VfR), et donc un des pères du programme V2. Robert Esnault-Pelterie, le moins connu des quatre, est un inventeur de génie, touche-à-tout, à l’origine du « manche à balai » comme du moteur en étoile, « passeur » plutôt que « buteur », bien qu’auteur de certaines publications à sensation.

Malgré leurs succès techniques, il est ici frappant de remarquer combien ces hommes ont été solitaires leur vie durant. Si les états-majors de l’entre-deux guerres ont le plus souvent ignoré leurs découvertes (l’exception étant l’Allemagne), la consécration n’est pour la plupart venue que très tardivement, parfois trop tard. Outre les fusées, ces précurseurs ont développé les premiers les aspects techniques relevant des stations orbitales ou des combinaisons spatiales. Ils sont ainsi à l’origine, à l’image d’Arthur C. Clarke (1917-2008), de prédictions, qui, quelques décennies plus tard, se sont vérifiées. 
Autant la première partie relevait de l’anecdotique – une mise en bouche en quelque sorte –, autant s’agit-il maintenant d’entrer dans le vif du sujet. Pour qui s’intéresse à la naissance des programmes nationaux, la figure du « père fondateur » est omniprésente : elle a ceci d’intéressant qu’elle est censée refléter à travers la détermination et le courage de l’individu mythifié les ambitions de la nation entière. Dans ces conditions, les pères fondateurs décrits ci-dessous, choisis pour leurs personnalités extrêmes et le rôle majeur que la postérité leur a choisi, sont tous trois associés à la construction de leur nation et au brillant futur que celle-ci est supposée posséder. Pour l’Union soviétique, Sergueï Pavlovitch Korolev (1906-1966). Pour les Etats-Unis, Wernher Magnus Maximilian von Braun (1912-1977). Pour la Chine enfin, Qian Xuesen/Hsue-Shen Tsien (1911-2009).

Le titre de père fondateur est parfois contesté : c’est le cas pour von Braun. Reste que pour l’essentiel, ce sont les similarités qui l’emportent. Ainsi, selon l’historien Asif A. Siddiqi, chacun de ces trois individus porte en lui une combinaison unique de qualités duales : compétent et visionnaire, ingénieur génial et organisateur hors pair, à l’aise avec les plus grands dans les coulisses du pouvoir et pourtant accessible à tout un chacun. Chacun est également associé à un traumatisme fondateur, que l’épreuve ait été physique, morale ou professionnelle. Korolev a été victime des purges staliniennes en 1938 : arrêté sous prétexte de sabotage, il est ainsi envoyé dans la Kolyma dont il ne sera sauvé que grâce à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale en 1940. Von Braun n’a quant à lui jamais véritablement pu se dissocier de son passé au service de l’Allemagne nazie et notamment sa responsabilité dans les morts et les souffrances des prisonniers du camp de travail de Dora à l’origine de la construction des fusées V2. Enfin, victime de la chasse aux sorcières lancée par le sénateur McCarthy, la vie de Qian restera à jamais marquée par son expulsion des Etats-Unis en 1955 après cinq années d’attente et de détention. Loin de succomber à l’adversité, ces hommes se sont débattus et ont tous finalement atteint dans leur pays respectif la prééminence. Un parcours qui n’a pas manqué de frapper leurs collègues et plus largement leurs contemporains et qui, ce faisant, en est venu à incarner une métaphore de la difficulté avec laquelle les programmes spatiaux se sont construits dans ces années formatrices. Pour cette raison, le mythe du père fondateur est souvent reconnaissable aux explications déterministes qu’il propose s’agissant d’histoire du spatial. Korolev, von Braun et Qian ont fait ceci, et par conséquent les programmes spatiaux soviétique, américain et chinois ressemblent à cela. Dans le cas russe, le mythe Korolev est d’autant plus prégnant que l’identité du « chief designer » a été tenue secrète jusqu’à sa mort ; une fois disparu, après une opération chirurgicale difficile en 1966, c’est également tout l’édifice qui paraît s’effriter : battu à plate couture par les Etats-Unis dans la course à la Lune, le programme spatial soviétique ne paraît pour beaucoup plus que l’ombre de lui-même.

C’est aussi et surtout vrai du point de vue de l’étranger. On se souvient du rôle presque fantastique que Tom Wolfe fait jouer à Korolev, jamais nommé pour les raisons déjà indiquées, toujours identifié à travers des paraphrases que l’aède n’aurait pas contestées lorsque narrant la stupeur des mortels combattant les dieux cachés sous de faux traits près des murs de Troie. S’agissant de Qian, il faut ainsi relever que s’il est avec raison considéré comme le « père » du programme spatial chinois, il apparaît en réalité dans les sources historiques chinoises comme un personnage plus complexe. Pour les historiens, malgré des qualités scientifiques certaines, Qian est avant tout un meneur : il est celui qui a poussé les décideurs chinois à s’intéresser aux possibilités spatiales même lorsque le pays était en proie à la plus terrible des famines. Il est celui qui a servi de lien entre les ingénieurs et les scientifiques et le pouvoir politique ; c’est en partie son enthousiasme qui a fait bouger la bureaucratie. Le mythe, développé notamment aux Etats-Unis, suggère pourtant beaucoup plus : sans déportation, sans McCarthy, la Chine n’aurait jamais développé de missiles, de fusées et de satellites.
Des « utilisateurs », passons au groupe des « visionnaires ». La transition apparaîtra d’autant plus aisée que les deux groupes partagent de nombreux points communs. Et pour cause, les « pères fondateurs » sont tout autant des ingénieurs charismatiques s’adressant à leurs pairs, que des conseillers pragmatiques du pouvoir politique et des publicistes de grand talent vendant leurs rêves personnels d’exploration à l’opinion publique.

La meilleure illustration que nous puissions en donner requiert de s’arrêter une nouvelle fois sur la personnalité de Wernher von Braun. Sa participation technique est connue : recruté avec 120 autres collaborateurs par les Etats-Unis dans le cadre de l’opération Paperclip en 1945 (selon les mots d’un ingénieur allemand, « We despise the French; we are dealthy afraid of the Russians; we don’t think that the British can afford us; so all we have left are the Americans »), von Braun ne sera placé en première ligne qu’après les succès répétés de l’URSS et l’échec du programme Vanguard. A l’origine de la fusée Juno ayant mis en orbite le satellite Explorer 1 le 1er février 1958, il restera à la tête de l’effort spatial américain en participant aux programmes de vols habités Mercury, Gemini, puis Apollo et en en concevant les lanceurs, dont les fusées Saturn. C’est donc davantage sa contribution intellectuelle voire spirituelle, à l’origine d’une attitude agressive vis-à-vis de l’exploration de l’espace, à laquelle les historiens ont donné le nom de « Huntsville School », qui nous intéresse maintenant. Cette vision, explicitée dans l’ouvrage de 1975, History of Rocketry and Space Travel, défend en effet un paradigme de conquête dans la droite lignée de la final frontier américaine. En effet, malgré son origine européenne, immigrant de fraîche date qui plus est, von Braun a le premier su utiliser le mythe de la frontière comme justification du programme spatial aux Etats-Unis, l’espace étant décrit comme la continuation d’un  mouvement d’exploration et de colonisation séculaire : « For more than 400 years the history of this nation has been crammed with adventure and excitement and marked by expansion. […] Compared with Europe, Africa, and Asia, America was the New World. Its pioneer settlers were daring, energetic, and self-reliant. They were challenged by the promise of unexplored and unsettled territory, and stimulated by the urge to conquer these vast new frontiers ». A l’utilisation de cette métaphore de la frontière propre à von Braun et que le public américain a découverte grâce à l’aide de Walt Disney dès 1955, s’ajoute le corollaire John Kennedy. Outre accepter le défi posé par l’URSS, le président Démocrate a de fait augmenté les enjeux avec en référence ce paradigme d’exploration : car si l’espace « is one of the great adventures of all time, and no nation which expects to be the leader of other nations can expect to stay behind », il est aussi le medium par lequel sera offerte à la société américaine une promesse utopique de changement : « [W]e stand today on the edge of a New Frontier — the frontier of 1960s, the frontier of unknown opportunities and perils, the frontier of unfilled hopes and unfilled dreams. […] Beyond that frontier are uncharted areas of science and space, unsolved problems of peace and war, unconquered problems of ignorance and prejudice, unanswered questions of poverty and surplus ».
NB : Il va sans dire – vous l’aurez sans doute maintenant remarqué – qu’il n’y a pas de femmes fondatrices du programme spatial. Pour cause, l’histoire de la conquête de l’espace a entièrement été dominée par les hommes. Ne serait-ce que parce que l’accès à l’université, notamment aux sciences appliquées et à l’ingénierie, a longtemps été un chemin parsemé d’embûches. Les femmes ne sont pas pour autant absentes des efforts d’exploration : elles ont contribué en nombre aux programmes spatiaux de toutes les nations.

NB² : Capitalisant sur l’héritage des générations qui les ont précédés, notamment celle des « visionnaires », les tenants d’une théorie du space power, très appréciée outre-Atlantique, pourraient faire office de quatrième groupe. Parmi ces adeptes, si l’on peut dire, tant les parcours et les idées sont variés, Jim Oberg, Colin S. Gray, Everett Dolman, etc. 



Ce billet, rédigé dans le cadre de la « Chronique spatiale/Des fusées et des hommes », est paru sur AGS.




mercredi 31 octobre 2012

Club spatial : ouvert ou fermé ?

Ce billet, rédigé dans le cadre de la « Chronique spatiale/Des fusées et des hommes », est paru sur AGS

Les fusées sont le symbole de la conquête spatiale. Rêvées par Constantin Tsiolkovski dans le célèbre ouvrage théorique L’Exploration de l’espace cosmique par des engins à réaction (1903) et à nouveau par Robert Esnault-Pelterie quelques décennies plus tard, puis touchées du doigt par Robert Goddard en 1926, elles ont d’abord été engin de mort avec le V2 de Wernher von Braun, avant d’incarner l’humanité et sa soif d’exploration après les années 1950. Comme l’écrivait déjà Alain dans un Propos de 1932, « il y a des rêveries de fusées à propulseur explosif qui sont folles,  mais d’où il sortira sans doute quelque chose ».
Une actualité brûlante

Un quelque chose qui n’en finit pas. Alors que le Brésil a annoncé conjointement avec l’Ukraine que la coopération entre les deux pays allait être renforcée afin qu’un lancement d’une fusée Cyclone-4 ukrainienne soit effectué dès 2014 depuis la base brésilienne d’Alcantara, la Corée du Sud prépare activement le tir de son lanceur semi-indigène KSLV-1 (Korea Space Launch Vehicle). Le lancement, reporté à novembre en raison de défaillances des systèmes embarqués du premier étage de fabrication russe, fait suite à deux précédents échecs datant des années 2009 et 2010. La pression est d’autant plus forte que le programme spatial sud-coréen fait face à un voisin du Nord très remuant quelque six mois après la tentative ambiguë par celui-ci de placer en orbite un satellite d’observation. Fruit d’un investissement de 471 millions de dollars, la fusée sud-coréenne vient également couronner deux décennies d’efforts entrepris pour rattraper les deux grandes nations compétitrices de l’Asie du Nord Est, la Chine et le Japon.

Interpellée sur l’avenir de la filière Ariane, l’Europe est quant à elle parvenue à un carrefour. Ce n’est rien moins à entendre certains que la question de la maîtrise autonome de l’accès à l’espace qui se joue aujourd’hui. Les qualités du lanceur Ariane 5, explicitement optimisé pour les satellites commerciaux géostationnaires, ne sont pas à rappeler, alors qu’Arianespace a poursuivi une stratégie efficace en développant une véritable famille de lanceurs, dont Vega (1,5 tonnes en orbite basse) et la fusée russe Soyouz (9 tonnes en LEO, 4 tonnes en GEO). Le « tout commercial » pose néanmoins d’importants risques à l’horizon 2025. Aussi l’Europe doit-elle non seulement compléter l’apport commercial par une véritable préférence européenne garantissant un nombre de tirs minimum et permettant le maintien de la filière en condition opérationnelle (en dessous de six lancements par an le maintien n’est plus possible nous dit-on), mais il convient aussi que l’Europe s’adapte aux évolutions programmatiques de moyen terme. Pour certains, cela passe par l’acquisition de la flexibilité d’emploi d’un moteur cryogénique réallumable (i.e. un étage supérieur d’Ariane 5 plus performant), soit l’option dite Ariane 5 ME (« Midlife Evolution » pour évolution à mi-vie). Pour d’autres, cela ne fait qu’illustrer la nécessité de réduction des coûts du système Ariane par une optimisation de l’ensemble de la structure industrielle, tout en préparant la suite en lançant hic et nunc les travaux de développement d’un lanceur de nouvelle génération (NGL) en cohérence avec les besoins institutionnels et commerciaux futurs, soit l’option dite Ariane 6. A noter que ces deux options ne sont pas forcément contradictoires : l’élément clé est la progressivité. Reste que la tenue de la réunion du conseil ministériel de l’ESA, prévue pour le 20-21 novembre à Naples (et non plus à Caserte), cristallise les tensions. La position définitive de la France – représentée par Geneviève Fioraso – n’est pas encore connue. « Oui à un nouveau lanceur, mais il faut trouver le chemin pour y arriver » a-t-on entendu sans plus de précision cet été. Mais si l’on devine une préférence pour l’hypothèse n°2 – également défendue par les acteurs institutionnels, comme Arianespace, le CNES et l’ESA –, le gouvernement allemand – suivi en cela par les industriels, Astrium notamment – a de son côté pris fait et cause pour l’option ME indiquant vouloir faire passer sa contribution au financement d’Ariane de 20 à 33% du total.

Maintenir l’emploi et préserver la base industrielle, alors que le secteur emploie en France 12 000 personnes (plus du tiers des effectifs européens) et représente un chiffre d’affaire de 4 milliards d’euros en 2011 (plus de 50% du CA de l’industrie spatiale européenne) selon le GIFAS. Ne pas risquer la perte de l’expertise lanceur en Europe et soutenir une assurance en gardant en tête que le passage direct d’Ariane 4 à Ariane 5 a failli être fatal. Mais aussi s’attaquer au problème de la rentabilité, tout en restant innovant. Répondre efficacement aux menaces futures qui pèsent sur la position dominante d’Arianespace au moment où 1) les pays à forte croissance affichent des objectifs ambitieux et accordent un soutien sans faille à leurs lanceurs, et lorsque 2) l’industrie américaine opère un retour en force, facilité par la remise en cause progressive des mécanismes de contrôle des exportations spatiales et par l’apparition d’un esprit Silicon Valley inspiré de l’expérience SpaceX. SpaceX qui, doit-on le rappeler, a signé des contrats pesant 1 milliard avant même d’avoir pu justifier d’une capacité à placer des satellites commerciaux en orbite. S’adapter ou mourir, selon les propres mots de Jean-Yves Le Gall.

Une décision de souveraineté

L’accès à l’espace est un élément essentiel de la puissance spatiale. Non seulement la maîtrise de la technologie des lanceurs conditionne l’indépendance des Etats dans la poursuite de leurs activités spatiales, ce que Jean-Luc Lefebvre qualifie de « principe de base de la stratégie spatiale », mais elle est également un symbole fort, un identificateur, un séparateur, le signe d’appartenance à un club très restreint. On se souvient de Michel Debré, alors ministre de la Défense nationale, déclarant en 1972 : « Dans dix ans, il y aura deux sortes de pays. Ceux qui seront indépendants et maîtriseront leurs télécommunications et leur programmation. Et ceux qui seront dépendants d’autres pays dans ce domaine ».

Les difficultés rencontrées par l’Europe en 1978 pour faire lancer le satellite franco-allemand de télécommunication Symphonie, alors qu’aucun lanceur européen n’était encore disponible, ne relèvent pas seulement de l’article de foi ou du mythe fondateur. Elles témoignent de l’importance réelle de l’enjeu et du pouvoir dont dispose le pays lanceur, en l’occurrence d’un abus de position dominante claire de la part des Etats-Unis. C’est donc pour assurer les moyens de leurs ambitions que l’Europe a décidé de se lancer dans l’aventure Ariane, que la Chine a établi le programme Longue Marche et que le Japon, l’Inde, Israël et l’Iran se sont engagés hier dans la conquête de l’espace, en attendant que le Brésil et la Corée du Sud ne suivent demain la même voie.

La dimension politique et stratégique est de fait primordiale. Pour Serge Grouard, l’espace témoigne en réalité d’un double seuil : un seuil d’intérêt spatial au-delà duquel il faut se situer pour devenir une puissance spatiale, l’espace étant vu ici comme un mode d’expression spécifique de la puissance, « il ne crée pas la puissance, il la renforce et par conséquent, il la présuppose », et un seuil de capacité spatiale qui limite le nombre de postulats au club très fermé des puissances spatiales, car « ne peuvent investir l’espace que ceux qui en ont préalablement les moyens ». Prenant en compte ces deux éléments, Grouard note que « l’espace sera réservé aux quelques privilégiés dépassant ce double seuil d’intérêt et de capacité ». La mise au point des lanceurs exige l’existence de compétences industrielles élevées, ainsi qu’une garantie d’investissement courant sur des années voire des décennies. Pari sur l’avenir, la construction d’une réelle capacité spatiale est avant tout le fruit de la maturation. De ce point de vue, et malgré l’essor du marché commercial, l’on devine que l’implication de l’acteur étatique est plus que jamais une nécessité. C’est ainsi que l’on peut noter combien le Brésil est aujourd’hui sérieusement handicapé par l’absence d’acteur industriel développé et soutenu par l’Etat du fait de la volonté néolibérale – datant des années 1990 – d’éviter l’étape publique, comme l’est également la Russie et son outil industriel, certes maintenant en phase de transition, après le passage des différents gouvernements Eltsine. « Force est donc de constater, nous disent les auteurs d’une étude publiée par l’IRSEM, qu’aucune puissance spatiale ne peut se développer sans une forte intervention de l’État et la mise en place d’une industrie publique ».

Ces éléments, à en croire Grouard, ne peuvent que conduire à la conclusion selon laquelle « ce n’est que sur le long terme qu’une prolifération peut se produire. Même à moyen terme, les acteurs de l’espace sont, d’ores et déjà, connus. Il n’y en aura pas d’autres ; tout au plus, l’exception viendra-t-elle confirmer la règle. L’accès à l’espace est clos. Le club des puissances spatiales a presque fermé ses guichets ». La problématique de l’ouverture du club spatial, mais également de son maintien dans celui-ci, n’est pas résolue pour autant. On rappellera par exemple que la base technologique commune aux fusées et aux missiles, loin d’être obsolète, un résidu de la guerre froide, renforce le caractère prioritaire, souverain des programmes de lanceurs. Partant, tout transfert de technologies spatiales est sévèrement encadré dans le cadre du régime de contrôle de la technologie des missiles.

Atteindre l’espace

Presque toutes les puissances spatiales ont en effet bénéficié dans leur quête de l’accès autonome à l’espace des compétences acquises dans le domaine des missiles. C’est ainsi que l’expertise allemande liée au V2 a bénéficié aux Etats-Unis dont le premier lancement réussi a d’ailleurs été l’œuvre de von Braun et de son équipe. Dans le cas russe, ce sont les capacités du missile intercontinental R-7 – descendant lointain du R-1 directement inspiré du V2 – qui ont accéléré de manière dramatique l’expansion du spatial soviétique dans les années 1950. De même, la troisième place de la France dès 1965 tient en grande partie à l’existence d’un programme militaire de missiles. Il n’y a finalement que l’exemple du H-2 japonais pour indiquer qu’une voie alternative est possible ; le cas est cependant trop particulier – le Japon étant limité par sa Constitution et ses liens privilégiés avec les Etats-Unis – pour être autre chose que l’exception confirmant la règle. De fait, les tentatives irakienne et nord-coréenne de lancement des fusées Al Abid (Al Tamouz) en décembre 1989 et Pekdosan-1 (Taepo Dong-1) en 1998, puis Unha (Taepo Dong-2) en 2006, 2009 et 2012 ont suscité l’inquiétude internationale, témoignant du fait que l’assimilation entre un lanceur et un missile intercontinental était toujours d’actualité. Quant au programme spatial iranien, dont les fusées sont dérivées d’éléments nord-coréens, ses affirmations pacifiques ne suffisent pas à calmer les puissances occidentales ou à faire oublier la porosité entre les deux filières de missiles et de lanceurs. Hergé lui-même prendra pour modèle le V2 pour sa fusée expérimentale X-FLR6.

On ajoutera avec les auteurs de L’espace, nouveau territoire (une des meilleures références françaises qui soit) que « l’utilisation de la technologie militaire a eu des conséquences décisives pour le choix du lanceur comme engin non réutilisable ». Le lanceur doit en effet résoudre le problème du rapport de la charge utile au poids de l’ensemble, incluant le véhicule, les moteurs et la masse de propergol embarquée (le « rapport de masse », selon la fameuse « équation de la fusée » imaginée par Tsiolkovski), sachant que pour atteindre une altitude suffisante il doit égaliser ou dépasser la première vitesse cosmique ou vitesse de satellisation (7,9 km/s). La solution envisagée passe par le staging, soit le recours à des étages superposés (étages inférieurs et supérieurs : fonctionnement en série) ou juxtaposés (boosters : fonctionnement en parallèle) qui sont abandonnés une fois que le combustible est épuisé. Pour cette raison, il a fallu attendre les années 1970 pour que le concept d’engin réutilisable mène à des réalisations concrètes à travers l’expérience de la navette spatiale américaine et de la navette russe Bourane, ainsi qu’à des études au Japon et en Europe. Malgré les déconvenues, l’idée du SSTO (Single-Stage-to-Orbit) fait son chemin et trouve même une seconde jeunesse après les programmes abandonnés de type X-33 et X-34 : la voie ouverte par la NASA a en effet incité des organisations privées à proposer de nombreux modèles d’engins suborbitaux dont certains ont résisté à la crise économique de 2008 et pourraient dans un avenir proche offrir une voie alternative d’accès à l’espace. A cela s’ajoutent les possibilités offertes, malgré les très nombreuses contraintes techniques et budgétaires, par les projets d’avions hypersoniques qui abandonnent définitivement le principe du moteur-fusée. Le test du quatrième et dernier X-51A WaveRider est ainsi annoncé pour début 2013.

… à suivre.