mercredi 6 juillet 2011

Etats-Unis, Al-Qaïda et la Chine : Le retour du Big Picture ?

A l’image de ce que nous avons déjà dit du cinéma, il y a des similarités entre ce que raconte le jeu vidéo, la façon dont le public perçoit la politique internationale au quotidien et la façon dont les théoriciens représentent les relations internationales (RI, géopolitique, défense, etc.). Nous en avons pour preuve plusieurs titres best-sellers ou non dont on peut trouver des exemples de critique sur AGS*. Aujourd’hui, nous choisirons de s’arrêter sur le jeu Command & Conquer : Generals (et son extension Command & Conquer : Generals – Zero Hour) développé en 2003 par EA Games sur PC (et mac). 

La réalité alternative représentée par Generals est en effet révélatrice d’une certaine tendance contemporaine des RI.  Les caricatures qui y sont faites, elles-mêmes, sont caractéristiques de la manière dont le public amateur ou spécialiste a tendance à voir le problème aujourd’hui. Pour résumer, les joueurs se voient donner la possibilité d’incarner, l’un après l’autre, trois factions dressées l’une contre l’autre dans une sorte de nouvelle War on Terror menée de manière totale, presque civilisationnelle, et par médias interposés.

1) Le premier groupe est constitué des Etats-Unis. Il s’agit de la faction la plus avancée technologiquement parlant : elle profite de la « maîtrise des espaces communs » pour dominer tout ce qui est air (avions de combat, bombardiers et hélicoptère de transport et d’attaque), mer (navires de soutien) et espace (satellite de renseignement, laser destructeur), tout en disposant de matériels terrestres ultra-modernes (tanks, drones, snipers, commandos). La combinaison du land power avec l’air power et indirectement du sea et space power fait de la puissance militaire américaine un engin redoutable. Tout cela est logiquement contrebalancé par un désavantage énorme : des troupes qui coûtent chères et des ressources qui sont lentes à s’accumuler.

2) Le second camp est celui de la Chine. La force de l'Armée populaire repose sur ces énormes ressources tant matérielles qu’humaines. Elle dispose de tanks variés, d’une force aérienne limitée mais puissante et d’une fusée balistique capable de faire tomber le feu nucléaire sur l’ennemi. Elle peut aussi compter sur la propagande et le nationalisme pour renforcer le moral de ses troupes. Enfin, comme on peut s’en douter, la Chine utilise de manière avancée la technologie cyber en incluant parmi ses troupes des hackers, des espions et des armes électromagnétiques. Cette armée  semi-coloniale est malgré tout lente à réagir et peut donc être rapidement dépassée par ses rivaux.

3) Enfin, la dernière faction, à la différence des deux premières, n’est pas un Etat, mais une organisation terroriste, la Global Liberation Army (GLA). D’origine moyen-orientale et central-asiatique, le GLA tente de s’emparer des immenses ressources de l’Asie ex-soviétique. Bien que technologiquement désavantagée, les terroristes peuvent compter sur leur mobilité et sur leur capacité à utiliser des tactiques de guérilla. Le GLA peut aussi compter sur une économie solide basée sur le racket, le pillage et l’utilisation traditionnelle de péons. Enfin, elle peut construire des bâtiments et une armée très rapidement. A la guerre irrégulière (suicide, attaque surprise, etc.), les terroristes possèdent des fusées SCUD chimiques leur permettant de contrebalancer l’absence de forces aériennes et d’armes puissantes.

Le jeu, sorti peu après la guerre d’Irak de 2003, pousse donc le détail très loin en recoupant une partie de la réalité contemporaine. Elle traduit bien ce dédoublement que semble aujourd’hui suivre la guerre contemporaine : d’un côté, guerre conventionnelle, de l’autre, guerre irrégulière. Or c’est à bien ce niveau là que réside le dilemme occidental – et américain notamment – aujourd’hui. Dans un texte fameux de 2003, publié en français pour une fois, le professeur de science politique du MIT, Barry R. Posen parlait de la « maîtrise des espaces, fondement de l’hégémonie militaire des Etats-Unis ». Selon lui, les Etats-Unis disposent seuls aujourd’hui de la maîtrise de la mer, du ciel et de l’espace (les communs). Cette triple supériorité leur permet de projeter leurs capacités dans le monde entier et d’empêcher tout adversaire potentiel de le faire. C’est elle aussi qui assure un degré de sécurité inégalé aux routes commerciales utilisées par l’ensemble des Etats (les biens publics) et qui renforcent la puissance économique et idéologique américaine. Mais Posen montre que cette puissance a ses limites : d’abord, elle est ponctuellement contestée par d’autres puissances bien que sans grand résultat ; ensuite, elle n’est pas toujours aussi efficace. Un adversaire inférieur peut rivaliser avec les Etats-Unis dans les « zones contestées » : le combat de rue/montagne, les zones côtières, le ciel en-dessous des 15 000 pieds et le terrorisme.

Le tout technologique n’est pas toujours le meilleur choix : les zones de « combat rapproché » resteront par définition (pour des raisons démographiques, politiques et technologiques) difficiles à dominer. Ce que montre le jeu rejoint donc la réalité. Elle rejoint aussi ce qu’indiquait Michel Goya en 2007 dans la même revue Politique étrangère : il y a aujourd’hui une « crise du modèle occidental de guerre limitée de haute technologie ». Pour l’auteur, en effet, Les Etats-Unis en  Irak, Israël au Liban et l’OTAN en Afghanistan invitent au même constat : « c’est l’ensemble du modèle occidental de la guerre qui entre en crise ». Et pour cause, ici et là, le coût s’est envolé avec une guerre à « dix millions de dollars le milicien ». Mais toutes les analyses que l’on pourra faire n’empêcheront pas l’émergence du dilemme dont nous parlions au-dessus car « à moins d’un accroissement du budget, il s’agit de choisir entre une vulnérabilité certaine à court terme contre une autre, possible, à long terme ». Pour résumer, Generals n’avait pas tort en choisissant ses trois factions : les Etats-Unis en combattant le terrorisme aujourd’hui risquent d’être en situation de faiblesse lorsqu’il s’agira, peut-être un jour, de combattre un ennemi « traditionnel » de type grande puissance. 

Même si, en dépit du 9-11, l’équilibre des puissances en Asie intéresse les Etats-Unis depuis au moins la visite historique de Bush Jr en Inde en 2006, de nombreux commentateurs (John Mearsheimer et d’autres réalistes notamment) s’inquiétaient de tournant que semblait prendre la politique étrangère américaine. A contrario, cette attitude semblait plaire aux Chinois. Or la mort de Ben Laden a peut être signalé le retour de l’Asie au centre des préoccupations américaines et donc l’ultime victoire du « Big Picture » sur la lutte contre le terrorisme. Tel est du moins l’opinion de John Lee de Foreign Policy :
When Washington shifted its focus toward terrorism and the Middle East after the September 11 attacks in 2001, Beijing experienced genuine relief. As China's leaders and strategists came to believe, an America distracted by two wars and a weak economy presented a priceless window of opportunity for China to extend its influence in Asia and beyond. But Beijing realizes that Washington's strategic attention will eventually turn eastwards, and the death of bin Laden is one small but significant step in hastening the arrival of that day. As one prominent Chinese Academy of Social Sciences (CASS) analyst put it to me recently, the American "spearhead will soon be pointed at Beijing."  
Quelque chose à ajouter ?
 
* AGS a en effet consacré son thème du mois d’août 2010 aux Jeux stratégiques. Pour ceux qui sont intéressés, voici un sommaire que j’espère exhaustif : « Les jeux vidéo enseignent-ils la stratégie ? », « Red Dawn : World in Conflict, un scénario de Troisième Guerre mondiale », « La guerre irrégulière du taliban virtuel », « Dune II ou les débuts de la stratégie en temps réel sur ordinateur » et « Choc numérique sur les champs de bataille médiévaux ». 

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