A l’occasion de la publication d’un nouvel ouvrage, peut-être est-il nécessaire de revenir sur la notion de soft power. Nous ne disputerons pas le fait que la terminologie puisse manquer de limpidité et que le terme lui-même ne soit pas sans connotations (en anglais comme en français avec la puissance douce). En effet, la confusion est souvent faite à propos de ce qu’est – ou de ce que n’est pas – le couple soft power/hard power.
Tout d’abord, il faut revenir sur l’origine. Celle-ci est double. 1) Le concept a été forgé par Joseph Nye lors du débat sur le déclin des Etats-Unis à la fin des années 1980-début des années 1990. Il s’agissait alors de damer le pion aux déclinistes dont l’appétit avait été aiguisé par l’ouvrage de Paul Kennedy. Souvenez-vous : à l’époque, on parlait du Japon décrit comme le futur maître du monde. Mais pour Nye, les Etats-Unis ne devaient pas être enterrés trop vite. Et en effet, ces derniers ont réussi à maintenir leur position de superpuissance. 2) Mais ce que montre aussi Nye, suivant en cela la thèse du livre co-écrit avec Keohane en 1977, c’est qu’avec le transnationalisme et l’interdépendance complexe – pour le dire autrement, la mondialisation – il y a une réduction de l’autonomie de l’Etat. C’est évident pour ce qui est de la croissance économique, le chômage, etc. Une autre conséquence est que la « puissance » (la puissance militaire surtout), inscrite au cœur de la pensée réaliste en RI, ne peut plus être considérée comme une valeur fongible : elle n’est plus cette ressource pouvant être transformée en influence dans n’importe quel autre champ d’activité (« The realist who focuses only on the balance of hard power will miss the power of transnational ideas » peut-on lire dans l’article originel de 1990).
Ce double constat permet à Nye de passer au soft power. Cette notion est fondée sur l’idée selon laquelle un Etat peut exercer une influence internationale significative par des moyens autre que matériels. Le soft power est « an indirect way to exercise power » servant les objectifs à l’international d’un Etat « because other countries want to follow it, admiring its values, emulating its example, aspiring to its level of prosperity and openness ». Il s’agit donc d’une forme de pouvoir qui se base sur la capacité d’établir l’ordre du jour de façon à façonner les préférences des autres et qui ainsi « co-opts people rather than coerces them » (2003, p. 8). Il s’oppose au hard power davantage présent dans les dimensions militaires et économiques et qui est utilisé pour pousser les autres à changer leur position, qu’il s’agisse de récompenses (carotte) ou de menaces (bâtons). En bref, si la puissance se définit comme la capacité qu’a un acteur d’atteindre ses objectifs, alors le soft power peut être défini comme la capacité d’atteindre ses buts par l’attraction, la persuasion ou la séduction plus que par la coercition ou la dissuasion. Le soft power naît de l’attraction envers la culture, les valeurs et l’idéologie et la politique étrangère d’un pays. Pour exemple, voir le système des universités américaines…
Et ainsi, la boucle est bouclée : si les Etats-Unis prennent en compte l’existence du soft power, en comprennent les conséquences et en appliquent les logiques, alors ils seront capables de maintenir leur domination actuelle sur le reste du monde. Telle est la leçon qu’il faut retenir dans l’après-2003. Néanmoins, et il s’en explique dans un article anniversaire de 2006, Nye ne veut pas nous faire croire que le soft power doit dominer les relations internationales : il n’est pas plus moral que le hard power, pas davantage qu’il n’est plus efficace. Pour cette raison, un autre terme doit être défini : celui de smart power, combinant les deux faces de la médaille. Par exemple, « [t]o be smart today, Europe should invest more in its hard-power resources, and the United States should pay more attention to its soft power ». Par ailleurs, trois autres points peuvent être traités. 1) Par définition, l’économie n’est pas du soft power. En témoignent les sanctions qui sont imposées sur divers pays. Toutefois, il est vrai que la puissance économique est chose complexe car elle peut être convertie de manière hard ou soft : elle peut séduire en même temps qu’elle peut obliger. Dans cette optique et pour revenir à l’exemple utilisé par égea, il n’y a pas « une sorte de soft power économique » allemand, mais bien au contraire une utilisation massive de son aspect hard en Europe et avec le monde (suivant en cela la stratégie japonaise décrite par Nye dans l’article de 1990). 2) La même chose peut être dite du militaire : il s’agit clairement de hard power, mais la compétence militaire peut parfois créer du soft power. A contrario, une utilisation inconsidérée est forcément néfaste pour le soft power. 3) Enfin, le soft power n’est pas quelque chose qui puisse être contrôlé de manière univoque par les gouvernements : ceux-ci peuvent promouvoir la culture populaire, etc. mais ils ne peuvent pas contrôler un domaine relevant en grande majorité de forces sociétales ou transnationales.
Est-ce que j’ai oublié quelque chose ?
* Joseph S. Nye (voir l’entretien Theory Talks), professeur à Harvard, est souvent cité aux Etats-Unis comme un des théoriciens de relations internationales les plus influents depuis les 20 dernières années, et notamment le N°1 pour ce qui concerne l'influence sur la politique étrangère américaine. Il est d’ailleurs un des rares universitaires à avoir pris le chemin de la pratique suivant la voie ouverte par Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski. Enfin, outre une carrière à Washington, Nye est aussi un écrivain. C’est d’autant plus intéressant que The Power Game raconte comment un professeur respecté vivant une vie bien rangée à Princeton voit cette dernière bouleversée lorsqu’il tente de passer de l’autre côté de la barrière** (sur la question des liens entre monde politique et monde savant, voir ici).
** Si jamais vous cherchez à savoir comment un universitaire spécialiste de RI raconte une scène de sexe, c’est p. 33.
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