mardi 20 novembre 2012

Des pères fondateurs…

Il y a des pères fondateurs pour tout, à tel point d’ailleurs qu’il serait inutile de multiplier les exemples. Que l’on songe tout simplement aux « Pères fondateurs des Etats-Unis » (« Founding Fathers »), ces hommes qui ont participé à la Révolution américaine en signant la Déclaration d’indépendance (1776), en prenant part directement à la guerre d’indépendance (1775-1783) et en rédigeant la fameuse Constitution « We the people… » (1787). Dans un autre ordre d’idées, citons également ceux qui pour la première fois ont réussi à dompter l’énergie atomique : ces scientifiques qui, dirigés par Enrico Fermi, sont à l’origine de la Chicago Pile 1 construite en  1942 sous les gradins du stade de football américain de l’Université de Chicago.
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La conquête de l’espace ne fait pas exception. Encore que là comme ailleurs il faille bien sûr davantage parler de trope, destiné à embellir une histoire en la rendant à la fois plus concrète et plus vivante, c’est-à-dire en l’identifiant à un ou plusieurs hommes, qu’à prendre le mythe au pied de la lettre. Ces récits évoluent généralement autour d’un individu qui s’est avéré être tout à la fois un penseur (idées) et un bâtisseur (institutions), pour incarner finalement un testateur dont le testament spirituel et l’héritage matériel appartiennent à la Nation tout entière. Nous reconnaissons là en partie l’esquisse du « Sauveur » dessinée en 1986 par Raoul Girardet dans le contexte typiquement français de « l’homme providentiel ». Deux types nous intéressent particulièrement ici : celui de Solon, c’est-à-dire le père fondateur au sens strict du terme, celui dont la sagesse et les connaissances font la légitimité, et celui de Moïse, le prophète, le guide, bref le visionnaire. Aussi identifierai-je, dans le cas de la construction d’une mythologie proprement spatiale, plusieurs générations de pères fondateurs : les précurseurs, les utilisateurs, et les visionnaires.
Fichier:Tsiolkovsky.jpgFichier:Dr. Robert H. Goddard - GPN-2002-000131.jpgFile:Photo of Hermann Oberth - GPN-2003-00099.jpg
Ce premier groupe rassemble ces individus qui, entre 1880 et 1945, ont considérablement marqué les débuts de l’âge spatial. Ainsi du Russe Constantin Tsiolkovski (1857-1935), de l’Américain Robert Goddard (1882-1945) et de l’Allemand Hermann Oberth (1894-1989). Les historiens français ont l’habitude d’ajouter à ce trio le Français Robert Esnault-Pelterie (1881-1957). Tous les quatre sont les « pères de l’astronautique », inventeurs, théoriciens, parfois expérimentateurs, passionnés en tout cas et d’ailleurs formés à l’école de Jules Verne.

Tsiolkovski, d’origine populaire, enseignant en province et sans soutien véritable, n’a été reconnu qu’à la fin de sa vie après la révolution communiste, allant jusqu’à faire l’objet d’un véritable « culte de la personnalité ». « Père incontesté » de la science moderne des fusées, il en révèle les premières équations de fonctionnement et entreprend les premiers efforts de dimensionnement (poids, altitudes, vitesse, carburant). L’essence du travail de Tsiolkovski est exprimée dans l’équation du même nom, publiée en 1903, selon laquelle V = Ve ln (Mi/Mf). V représentant la variation de vitesse d’une fusée, dont les engins éjectent des gaz à une vitesse Ve, et Mi/Mf constituant le rapport de la masse totale initiale sur la masse totale finale après épuisement avec Mi - Mf = Mprop soit la masse totale de propergol utilisée. A l’image de la formule E = mc² publiée deux ans plus tard par Albert Einstein dans son premier article ayant trait à la théorie de la relativité, il faudra plus de quarante ans pour que l’humanité prenne enfin conscience du potentiel révolutionnaire de cette découverte qui menacera son existence même. Goddard va quant à lui procéder aux premières expérimentations, d’abord à partir de fusées à poudre, puis sur la base de carburants liquides (oxygène-hydrogène) plus énergétiques – comme en 1926 lorsque la première fusée moderne s’élève dans le ciel jusqu’à une hauteur de 12m, ou en 1935 quand une de ses fusées dépasse le mur du son. Hermann Oberth, austro-hongrois de naissance (dans l’actuelle Roumanie), est le seul de ces pionniers à avoir vu l’homme marcher sur la Lune. Il est également davantage théoricien qu’expérimentateur. Conseiller technique en 1929 dans le film de Fritz Lang, Eine Frau im Mond, il conçoit néanmoins une fusée à carburant liquide pour la première du film. Il est également à l’origine de l’engouement allemand de l’entre-deux guerres pour l’espace et les fusées à travers la fameuse Verein für Raumschiffahrt (VfR), et donc un des pères du programme V2. Robert Esnault-Pelterie, le moins connu des quatre, est un inventeur de génie, touche-à-tout, à l’origine du « manche à balai » comme du moteur en étoile, « passeur » plutôt que « buteur », bien qu’auteur de certaines publications à sensation.

Malgré leurs succès techniques, il est ici frappant de remarquer combien ces hommes ont été solitaires leur vie durant. Si les états-majors de l’entre-deux guerres ont le plus souvent ignoré leurs découvertes (l’exception étant l’Allemagne), la consécration n’est pour la plupart venue que très tardivement, parfois trop tard. Outre les fusées, ces précurseurs ont développé les premiers les aspects techniques relevant des stations orbitales ou des combinaisons spatiales. Ils sont ainsi à l’origine, à l’image d’Arthur C. Clarke (1917-2008), de prédictions, qui, quelques décennies plus tard, se sont vérifiées. 
Autant la première partie relevait de l’anecdotique – une mise en bouche en quelque sorte –, autant s’agit-il maintenant d’entrer dans le vif du sujet. Pour qui s’intéresse à la naissance des programmes nationaux, la figure du « père fondateur » est omniprésente : elle a ceci d’intéressant qu’elle est censée refléter à travers la détermination et le courage de l’individu mythifié les ambitions de la nation entière. Dans ces conditions, les pères fondateurs décrits ci-dessous, choisis pour leurs personnalités extrêmes et le rôle majeur que la postérité leur a choisi, sont tous trois associés à la construction de leur nation et au brillant futur que celle-ci est supposée posséder. Pour l’Union soviétique, Sergueï Pavlovitch Korolev (1906-1966). Pour les Etats-Unis, Wernher Magnus Maximilian von Braun (1912-1977). Pour la Chine enfin, Qian Xuesen/Hsue-Shen Tsien (1911-2009).

Le titre de père fondateur est parfois contesté : c’est le cas pour von Braun. Reste que pour l’essentiel, ce sont les similarités qui l’emportent. Ainsi, selon l’historien Asif A. Siddiqi, chacun de ces trois individus porte en lui une combinaison unique de qualités duales : compétent et visionnaire, ingénieur génial et organisateur hors pair, à l’aise avec les plus grands dans les coulisses du pouvoir et pourtant accessible à tout un chacun. Chacun est également associé à un traumatisme fondateur, que l’épreuve ait été physique, morale ou professionnelle. Korolev a été victime des purges staliniennes en 1938 : arrêté sous prétexte de sabotage, il est ainsi envoyé dans la Kolyma dont il ne sera sauvé que grâce à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale en 1940. Von Braun n’a quant à lui jamais véritablement pu se dissocier de son passé au service de l’Allemagne nazie et notamment sa responsabilité dans les morts et les souffrances des prisonniers du camp de travail de Dora à l’origine de la construction des fusées V2. Enfin, victime de la chasse aux sorcières lancée par le sénateur McCarthy, la vie de Qian restera à jamais marquée par son expulsion des Etats-Unis en 1955 après cinq années d’attente et de détention. Loin de succomber à l’adversité, ces hommes se sont débattus et ont tous finalement atteint dans leur pays respectif la prééminence. Un parcours qui n’a pas manqué de frapper leurs collègues et plus largement leurs contemporains et qui, ce faisant, en est venu à incarner une métaphore de la difficulté avec laquelle les programmes spatiaux se sont construits dans ces années formatrices. Pour cette raison, le mythe du père fondateur est souvent reconnaissable aux explications déterministes qu’il propose s’agissant d’histoire du spatial. Korolev, von Braun et Qian ont fait ceci, et par conséquent les programmes spatiaux soviétique, américain et chinois ressemblent à cela. Dans le cas russe, le mythe Korolev est d’autant plus prégnant que l’identité du « chief designer » a été tenue secrète jusqu’à sa mort ; une fois disparu, après une opération chirurgicale difficile en 1966, c’est également tout l’édifice qui paraît s’effriter : battu à plate couture par les Etats-Unis dans la course à la Lune, le programme spatial soviétique ne paraît pour beaucoup plus que l’ombre de lui-même.

C’est aussi et surtout vrai du point de vue de l’étranger. On se souvient du rôle presque fantastique que Tom Wolfe fait jouer à Korolev, jamais nommé pour les raisons déjà indiquées, toujours identifié à travers des paraphrases que l’aède n’aurait pas contestées lorsque narrant la stupeur des mortels combattant les dieux cachés sous de faux traits près des murs de Troie. S’agissant de Qian, il faut ainsi relever que s’il est avec raison considéré comme le « père » du programme spatial chinois, il apparaît en réalité dans les sources historiques chinoises comme un personnage plus complexe. Pour les historiens, malgré des qualités scientifiques certaines, Qian est avant tout un meneur : il est celui qui a poussé les décideurs chinois à s’intéresser aux possibilités spatiales même lorsque le pays était en proie à la plus terrible des famines. Il est celui qui a servi de lien entre les ingénieurs et les scientifiques et le pouvoir politique ; c’est en partie son enthousiasme qui a fait bouger la bureaucratie. Le mythe, développé notamment aux Etats-Unis, suggère pourtant beaucoup plus : sans déportation, sans McCarthy, la Chine n’aurait jamais développé de missiles, de fusées et de satellites.
Des « utilisateurs », passons au groupe des « visionnaires ». La transition apparaîtra d’autant plus aisée que les deux groupes partagent de nombreux points communs. Et pour cause, les « pères fondateurs » sont tout autant des ingénieurs charismatiques s’adressant à leurs pairs, que des conseillers pragmatiques du pouvoir politique et des publicistes de grand talent vendant leurs rêves personnels d’exploration à l’opinion publique.

La meilleure illustration que nous puissions en donner requiert de s’arrêter une nouvelle fois sur la personnalité de Wernher von Braun. Sa participation technique est connue : recruté avec 120 autres collaborateurs par les Etats-Unis dans le cadre de l’opération Paperclip en 1945 (selon les mots d’un ingénieur allemand, « We despise the French; we are dealthy afraid of the Russians; we don’t think that the British can afford us; so all we have left are the Americans »), von Braun ne sera placé en première ligne qu’après les succès répétés de l’URSS et l’échec du programme Vanguard. A l’origine de la fusée Juno ayant mis en orbite le satellite Explorer 1 le 1er février 1958, il restera à la tête de l’effort spatial américain en participant aux programmes de vols habités Mercury, Gemini, puis Apollo et en en concevant les lanceurs, dont les fusées Saturn. C’est donc davantage sa contribution intellectuelle voire spirituelle, à l’origine d’une attitude agressive vis-à-vis de l’exploration de l’espace, à laquelle les historiens ont donné le nom de « Huntsville School », qui nous intéresse maintenant. Cette vision, explicitée dans l’ouvrage de 1975, History of Rocketry and Space Travel, défend en effet un paradigme de conquête dans la droite lignée de la final frontier américaine. En effet, malgré son origine européenne, immigrant de fraîche date qui plus est, von Braun a le premier su utiliser le mythe de la frontière comme justification du programme spatial aux Etats-Unis, l’espace étant décrit comme la continuation d’un  mouvement d’exploration et de colonisation séculaire : « For more than 400 years the history of this nation has been crammed with adventure and excitement and marked by expansion. […] Compared with Europe, Africa, and Asia, America was the New World. Its pioneer settlers were daring, energetic, and self-reliant. They were challenged by the promise of unexplored and unsettled territory, and stimulated by the urge to conquer these vast new frontiers ». A l’utilisation de cette métaphore de la frontière propre à von Braun et que le public américain a découverte grâce à l’aide de Walt Disney dès 1955, s’ajoute le corollaire John Kennedy. Outre accepter le défi posé par l’URSS, le président Démocrate a de fait augmenté les enjeux avec en référence ce paradigme d’exploration : car si l’espace « is one of the great adventures of all time, and no nation which expects to be the leader of other nations can expect to stay behind », il est aussi le medium par lequel sera offerte à la société américaine une promesse utopique de changement : « [W]e stand today on the edge of a New Frontier — the frontier of 1960s, the frontier of unknown opportunities and perils, the frontier of unfilled hopes and unfilled dreams. […] Beyond that frontier are uncharted areas of science and space, unsolved problems of peace and war, unconquered problems of ignorance and prejudice, unanswered questions of poverty and surplus ».
NB : Il va sans dire – vous l’aurez sans doute maintenant remarqué – qu’il n’y a pas de femmes fondatrices du programme spatial. Pour cause, l’histoire de la conquête de l’espace a entièrement été dominée par les hommes. Ne serait-ce que parce que l’accès à l’université, notamment aux sciences appliquées et à l’ingénierie, a longtemps été un chemin parsemé d’embûches. Les femmes ne sont pas pour autant absentes des efforts d’exploration : elles ont contribué en nombre aux programmes spatiaux de toutes les nations.

NB² : Capitalisant sur l’héritage des générations qui les ont précédés, notamment celle des « visionnaires », les tenants d’une théorie du space power, très appréciée outre-Atlantique, pourraient faire office de quatrième groupe. Parmi ces adeptes, si l’on peut dire, tant les parcours et les idées sont variés, Jim Oberg, Colin S. Gray, Everett Dolman, etc. 



Ce billet, rédigé dans le cadre de la « Chronique spatiale/Des fusées et des hommes », est paru sur AGS.




2 commentaires:

  1. Bravo Guilhem, les cours d'histoire de l'astronautique de l'ISU sont non seulement parfaitement intégrés, mais encore ta présentation des "pères fondateurs" est originale et pertinente.
    Peut-être, pourras-tu consacrer un futur billet aux précurseurs français et aux fondateurs du CNES comme Jacques Blamont et quelques autres...

    JLL

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  2. Merci Jean-Luc. Je ne sais pas si l'on verra l'ISU faire une présentation aussi polémique/critique un de ces prochains jours... S'agissant de Jacques Blamont et des autres fondateurs du CNES, j'y songe très sérieusement : j'attends tes conseils de lecture ou d'approche sur ce point là ! ;)

    G.P

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