La
conquête de l’espace ne fait pas exception. Encore que là comme ailleurs il
faille bien sûr davantage parler de trope,
destiné à embellir une histoire en la rendant à la fois plus concrète et plus
vivante, c’est-à-dire en l’identifiant à un ou plusieurs hommes, qu’à prendre
le mythe au pied de la lettre. Ces récits évoluent généralement autour d’un
individu qui s’est avéré être tout à la fois un penseur (idées) et un bâtisseur
(institutions), pour incarner finalement un testateur dont le testament
spirituel et l’héritage matériel appartiennent à la Nation tout entière. Nous
reconnaissons là en partie l’esquisse du « Sauveur » dessinée en 1986 par Raoul
Girardet
dans le contexte typiquement français de « l’homme providentiel ».
Deux types nous intéressent particulièrement ici : celui de Solon,
c’est-à-dire le père fondateur au sens strict du terme, celui dont la sagesse
et les connaissances font la légitimité, et celui de Moïse, le prophète, le
guide, bref le visionnaire. Aussi identifierai-je, dans le cas de la
construction d’une mythologie proprement spatiale, plusieurs générations de
pères fondateurs : les précurseurs, les utilisateurs, et les visionnaires.
Ce
premier groupe rassemble ces individus qui, entre 1880 et 1945, ont
considérablement marqué les débuts de l’âge spatial. Ainsi du Russe Constantin
Tsiolkovski (1857-1935), de l’Américain Robert Goddard (1882-1945) et de l’Allemand
Hermann Oberth (1894-1989). Les historiens français ont l’habitude d’ajouter à
ce trio le Français Robert Esnault-Pelterie (1881-1957). Tous les quatre sont les
« pères de l’astronautique », inventeurs, théoriciens, parfois expérimentateurs,
passionnés en tout cas et d’ailleurs formés à l’école de Jules Verne.
Tsiolkovski,
d’origine populaire, enseignant en province et sans soutien véritable, n’a été
reconnu qu’à la fin de sa vie après la révolution communiste, allant jusqu’à
faire l’objet d’un véritable « culte de la personnalité ». « Père incontesté »
de la science moderne des fusées, il en révèle les premières équations de
fonctionnement et entreprend les premiers efforts de dimensionnement (poids,
altitudes, vitesse, carburant). L’essence du travail de Tsiolkovski est
exprimée dans l’équation du même nom, publiée en 1903, selon laquelle
V = Ve ln (Mi/Mf).
V représentant la variation de vitesse d’une fusée, dont les engins
éjectent des gaz à une vitesse Ve, et Mi/Mf constituant
le rapport de la masse totale initiale sur la masse totale finale après
épuisement avec Mi - Mf = Mprop soit la masse
totale de propergol utilisée. A l’image de la formule E = mc² publiée deux ans
plus tard par Albert Einstein dans son premier article ayant trait à la théorie
de la relativité, il faudra plus de quarante ans pour que l’humanité prenne
enfin conscience du potentiel révolutionnaire de cette découverte qui menacera
son existence même. Goddard va quant à lui procéder aux premières
expérimentations, d’abord à partir de fusées à poudre, puis sur la base de
carburants liquides (oxygène-hydrogène) plus énergétiques – comme en 1926
lorsque la première fusée moderne s’élève dans le ciel jusqu’à une hauteur de
12m, ou en 1935 quand une de ses fusées dépasse le mur du son. Hermann Oberth,
austro-hongrois de naissance (dans l’actuelle Roumanie), est le seul de ces pionniers
à avoir vu l’homme marcher sur la Lune. Il est également davantage théoricien
qu’expérimentateur. Conseiller technique en 1929 dans le film de Fritz
Lang, Eine Frau im Mond, il
conçoit néanmoins une fusée à carburant liquide pour la première du film. Il
est également à l’origine de l’engouement allemand de l’entre-deux guerres pour l’espace et les
fusées à travers la fameuse Verein für
Raumschiffahrt (VfR), et donc un des pères du programme V2. Robert
Esnault-Pelterie, le moins connu des quatre, est un inventeur de génie,
touche-à-tout, à l’origine du « manche à balai » comme du moteur en étoile, « passeur »
plutôt que « buteur », bien qu’auteur de certaines publications à
sensation.
Malgré
leurs succès techniques, il est ici frappant de remarquer combien ces hommes
ont été solitaires leur vie durant. Si les états-majors de l’entre-deux guerres
ont le plus souvent ignoré leurs découvertes (l’exception étant l’Allemagne),
la consécration n’est pour la plupart venue que très tardivement, parfois trop
tard. Outre les fusées, ces précurseurs ont développé les premiers les aspects
techniques relevant des stations orbitales ou des combinaisons spatiales. Ils
sont ainsi à l’origine, à l’image d’Arthur C. Clarke (1917-2008), de
prédictions, qui, quelques décennies plus tard, se sont vérifiées.
Autant
la première partie relevait de l’anecdotique – une mise en bouche en quelque
sorte –, autant s’agit-il maintenant d’entrer dans le vif du sujet. Pour qui
s’intéresse à la naissance des programmes nationaux, la figure du « père
fondateur » est omniprésente : elle a ceci d’intéressant qu’elle est
censée refléter à travers la détermination et le courage de l’individu mythifié
les ambitions de la nation entière. Dans ces conditions, les pères fondateurs décrits
ci-dessous, choisis pour leurs personnalités extrêmes et le rôle majeur que la
postérité leur a choisi, sont tous trois associés à la construction de leur
nation et au brillant futur que celle-ci est supposée posséder. Pour l’Union
soviétique, Sergueï Pavlovitch Korolev (1906-1966). Pour les Etats-Unis, Wernher
Magnus Maximilian von Braun (1912-1977). Pour la Chine enfin, Qian Xuesen/Hsue-Shen
Tsien (1911-2009).
Le titre
de père fondateur est parfois contesté : c’est le cas pour von Braun. Reste
que pour l’essentiel, ce sont les similarités qui l’emportent. Ainsi, selon
l’historien Asif A. Siddiqi, chacun de ces trois
individus porte en lui une combinaison unique de qualités duales :
compétent et visionnaire, ingénieur
génial et organisateur hors pair, à
l’aise avec les plus grands dans les coulisses du pouvoir et pourtant accessible à tout un chacun. Chacun est également
associé à un traumatisme fondateur, que l’épreuve ait été physique, morale ou
professionnelle. Korolev a été victime des purges staliniennes en 1938 :
arrêté sous prétexte de sabotage, il est ainsi envoyé dans la Kolyma dont il ne sera sauvé que grâce à l’éclatement de la Seconde
Guerre mondiale en 1940. Von Braun n’a quant à lui jamais véritablement pu se
dissocier de son passé au service de l’Allemagne nazie et notamment sa
responsabilité dans les morts et les souffrances des prisonniers du camp de
travail de Dora à l’origine de la construction des fusées V2. Enfin, victime de
la chasse aux sorcières lancée par le sénateur McCarthy, la vie de Qian restera
à jamais marquée par son expulsion des Etats-Unis en 1955 après cinq années
d’attente et de détention. Loin de succomber à l’adversité, ces hommes se sont
débattus et ont tous finalement atteint dans leur pays respectif la
prééminence. Un parcours qui n’a pas manqué de frapper leurs collègues et plus
largement leurs contemporains et qui, ce faisant, en est venu à incarner une
métaphore de la difficulté avec laquelle les programmes spatiaux se sont
construits dans ces années formatrices. Pour cette raison, le mythe du père
fondateur est souvent reconnaissable aux explications déterministes qu’il
propose s’agissant d’histoire du spatial. Korolev, von Braun et Qian ont fait
ceci, et par conséquent les programmes spatiaux soviétique, américain et
chinois ressemblent à cela. Dans le cas russe, le mythe Korolev est d’autant
plus prégnant que l’identité du « chief designer » a été tenue
secrète jusqu’à sa mort ; une fois disparu, après une opération
chirurgicale difficile en 1966, c’est également tout l’édifice qui paraît
s’effriter : battu à plate couture par les Etats-Unis dans la course à la
Lune, le programme spatial soviétique ne paraît pour beaucoup plus que l’ombre
de lui-même.
C’est
aussi et surtout vrai du point de vue de l’étranger. On se souvient du rôle presque
fantastique que Tom Wolfe fait jouer à Korolev,
jamais nommé pour les raisons déjà indiquées, toujours identifié à travers des
paraphrases que l’aède n’aurait pas contestées lorsque narrant la stupeur des
mortels combattant les dieux cachés sous de faux traits près des murs de Troie.
S’agissant de Qian, il faut ainsi relever que s’il est avec raison considéré
comme le « père » du programme spatial chinois, il apparaît en
réalité dans les sources historiques chinoises comme un personnage plus
complexe. Pour les historiens, malgré des qualités scientifiques certaines,
Qian est avant tout un meneur : il est celui qui a poussé les décideurs
chinois à s’intéresser aux possibilités spatiales même lorsque le pays était en
proie à la plus terrible des famines. Il est celui qui a servi de lien entre
les ingénieurs et les scientifiques et le pouvoir politique ; c’est en
partie son enthousiasme qui a fait bouger la bureaucratie. Le mythe, développé
notamment aux Etats-Unis, suggère pourtant beaucoup plus : sans
déportation, sans McCarthy, la Chine n’aurait jamais développé de missiles, de
fusées et de satellites.
Des
« utilisateurs », passons au groupe des « visionnaires ».
La transition apparaîtra d’autant plus aisée que les deux groupes partagent de
nombreux points communs. Et pour cause, les « pères fondateurs » sont
tout autant des ingénieurs charismatiques s’adressant à leurs pairs, que des
conseillers pragmatiques du pouvoir politique et des publicistes de grand
talent vendant leurs rêves personnels d’exploration à l’opinion publique.
La
meilleure illustration que nous puissions en donner requiert de s’arrêter une
nouvelle fois sur la personnalité de Wernher von Braun. Sa participation
technique est connue : recruté avec 120 autres collaborateurs par les
Etats-Unis dans le cadre de l’opération Paperclip
en 1945 (selon les mots d’un ingénieur allemand, « We despise the French;
we are dealthy afraid of the Russians; we don’t think that the British can
afford us; so all we have left are the Americans »), von Braun ne sera placé en
première ligne qu’après les succès répétés de l’URSS et l’échec du programme
Vanguard. A l’origine de la fusée Juno ayant mis en orbite le satellite
Explorer 1 le 1er février 1958, il restera à la tête de l’effort
spatial américain en participant aux programmes de vols habités Mercury,
Gemini, puis Apollo et en en concevant les lanceurs, dont les fusées Saturn. C’est
donc davantage sa contribution intellectuelle voire spirituelle, à l’origine d’une
attitude agressive vis-à-vis de l’exploration de l’espace, à laquelle les
historiens ont donné le nom de « Huntsville School », qui nous intéresse
maintenant. Cette vision, explicitée dans l’ouvrage de 1975, History of
Rocketry and Space Travel, défend en effet un paradigme de conquête dans la
droite lignée de la final frontier
américaine. En effet, malgré son origine européenne, immigrant de fraîche date
qui plus est, von Braun a le premier su utiliser le mythe de la frontière comme
justification du programme spatial aux Etats-Unis, l’espace étant décrit comme
la continuation d’un mouvement
d’exploration et de colonisation séculaire : « For more than 400 years the history of this
nation has been crammed with adventure and excitement and marked by expansion. […] Compared with Europe, Africa, and Asia, America was the New World.
Its pioneer settlers were daring, energetic, and self-reliant. They were
challenged by the promise of unexplored and unsettled territory, and stimulated
by the urge to conquer these vast new frontiers ». A l’utilisation de cette
métaphore de la frontière propre à von Braun et que le public américain a découverte
grâce à l’aide de Walt Disney dès 1955, s’ajoute le corollaire John Kennedy. Outre accepter
le défi posé par l’URSS, le président Démocrate a de fait augmenté les enjeux avec
en référence ce paradigme d’exploration : car si l’espace « is one of the great adventures of all time,
and no nation which expects to be the leader of other nations can expect to
stay behind », il est aussi le medium par lequel sera offerte à la
société américaine une promesse utopique de changement : « [W]e stand today on the edge of a New
Frontier — the frontier of 1960s, the frontier of unknown opportunities and
perils, the frontier of unfilled hopes and unfilled dreams. […] Beyond that frontier are
uncharted areas of science and space, unsolved problems of peace and war,
unconquered problems of ignorance and prejudice, unanswered questions of
poverty and surplus ».
NB
: Il va sans dire – vous l’aurez sans doute maintenant remarqué – qu’il n’y a
pas de femmes fondatrices du programme spatial. Pour cause, l’histoire de la
conquête de l’espace a entièrement été dominée par les hommes. Ne serait-ce que
parce que l’accès à l’université, notamment aux sciences appliquées et à
l’ingénierie, a longtemps été un chemin parsemé d’embûches. Les femmes ne sont
pas pour autant absentes des efforts d’exploration : elles ont contribué
en nombre aux programmes spatiaux de toutes les nations.
NB² :
Capitalisant sur l’héritage des générations qui les ont précédés, notamment
celle des « visionnaires », les tenants d’une théorie du space power, très appréciée
outre-Atlantique, pourraient faire office de quatrième groupe. Parmi ces
adeptes, si l’on peut dire, tant les parcours et les idées sont variés, Jim
Oberg, Colin S. Gray, Everett Dolman, etc.
Ce billet, rédigé dans le cadre de la « Chronique spatiale/Des fusées et des hommes », est paru sur AGS.
Bravo Guilhem, les cours d'histoire de l'astronautique de l'ISU sont non seulement parfaitement intégrés, mais encore ta présentation des "pères fondateurs" est originale et pertinente.
RépondreSupprimerPeut-être, pourras-tu consacrer un futur billet aux précurseurs français et aux fondateurs du CNES comme Jacques Blamont et quelques autres...
JLL
Merci Jean-Luc. Je ne sais pas si l'on verra l'ISU faire une présentation aussi polémique/critique un de ces prochains jours... S'agissant de Jacques Blamont et des autres fondateurs du CNES, j'y songe très sérieusement : j'attends tes conseils de lecture ou d'approche sur ce point là ! ;)
RépondreSupprimerG.P