Je suis un autodidacte : je n’ai pas de parcours en
tant que tel. Je n’ai pas non plus suivi de formation Espace spécifique. Ma
passion pour l’Espace est née durant mon adolescence au contact d’Albert Ducrocq
(1921-2001), célèbre chroniqueur spatial des années 1960 aux années 1990 que
j’ai eu la chance de rencontrer. Doué d’une énorme capacité de travail, Albert
Ducrocq a animé de manière quotidienne une chronique sur Europe 1, ainsi que dans les pages scientifiques du journal Le Figaro. Il a également beaucoup
écrit : aussi bien des articles pour des hebdomadaires, comme Air & Cosmos et Sciences et Avenir, que des ouvrages – en moyenne un par an. Je
faisais partie de ses élèves. Et bien que je n’aie jamais eu la prétention de
rattraper le maître, je me suis toujours efforcé de le prendre comme modèle.
J’ai commencé à écrire grâce à Albert en 1974. Mon premier
article, écrit pour le compte de Sciences
et Avenir, a pour sujet « les résultats scientifiques des sondes
martiennes ». J’avais alors 22 ans. J’ai continué à rédiger des piges
pendant une vingtaine d’années à la demande d’Albert Ducrocq, en parallèle à
mon activité professionnelle fixe. C’est de cette façon que j’ai fait la
connaissance du personnel d’Air &
Cosmos et notamment du chef de la rubrique « Espace ». Lorsque
celui-ci est passé rédacteur en chef de l’hebdomadaire, j’ai pris sa succession
à la tête de la rubrique « Espace ». C’était en 1994, j’avais alors
42 ans.
J’ai beau avoir été pigiste pendant 20 ans, j’ai longtemps
été davantage connu pour mon expertise sur le spatial soviétique. Je suis en
effet les affaires russes depuis 1972. J’ai commencé par curiosité : alors
qu’il y avait surabondance d’informations sur les autres programmes spatiaux,
on ne savait pas grand-chose du spatial soviétique. La chape de plomb du secret
couvrait l’essentiel des activités spatiales soviétiques, il y avait à gratter,
je me suis lancé. J’ai donc appris le russe en autodidacte, avec un
dictionnaire et une grammaire de première année de fac. C’est de cette manière
que j’ai pu suivre dans les publications originales les activités russes :
j’ai pu ainsi avoir accès à tout un ensemble de quotidiens, mensuels et
ouvrages en langue russe que j’achetais à la Librairie
du Globe, point de ralliement pour les livres publiés en URSS durant la
guerre froide. Avec les copains, on formait un petit cercle de spécialistes et
on assurait une sorte de veille. Mes premiers voyages en URSS datent de cette
période. A partir de 1975, mes voyages effectués à partir d’un visa touristique
sont devenus annuels. J’en ai alors profité pour tisser des liens, créer un
réseau. C’est en 1988 que j’ai obtenu l’accréditation du Ministère des affaires
étrangères de l’URSS. Devenu officiellement journaliste permanent à Moscou, mes
déplacements de presse s’effectuaient désormais avec les journalistes russes, non
plus avec les étrangers. Au moment de l’effondrement et de la transition, de
1989 à 1992, je me suis retrouvé à mi-temps en France et en Russie avec une carte
qui m’ouvrait toutes les portes. Le programme spatial soviétique n’a longtemps
été connu qu’à travers les versions officielles et les informations en
provenance de magazines spécialisés aux Etats-Unis dont la pertinence (« info
ou intox ») est toujours problématique. Grâce à mon accès privilégié aux
archives déclassifiées, j’ai donc pu réécrire l’histoire que l’on connaissait.
Le résultat de ce travail, mon premier livre, a été publié en 1992 sous le
titre L’astronautique soviétique. Une
référence sur la question : il s’agissait en effet du premier livre jamais
écrit en utilisant cette approche nouvelle.
C’est aussi à ce moment, en 1994, que je suis entré chez Air & Cosmos pour travailler sur
l’ensemble des sujets touchant au spatial, et non plus seulement le spatial
soviétique. Cela fait maintenant dix-huit ans que je travaille seul à la
rubrique « Espace ». Les concurrents américains Space
News et Aviation Week ont une approche différente : ils
fonctionnent avec des équipes étoffées de plusieurs journalistes et
correspondants internationaux en Amérique et en Europe. La langue française est
la spécificité d’Air & Cosmos.
Son lectorat, constitué par les spécialistes et les gens qui s’intéressent au
sujet, est stable et fidèle. Air &
Cosmos est seul sur ce créneau. En mars prochain, l’hebdomadaire fêtera
d’ailleurs ses 50 ans.
Au printemps 2012, vous
avez été un des rares journalistes occidentaux à être invité en Corée du Nord
pour assister au lancement de la fusée Unha-3 (à lire ici sur le site d’Air & Cosmos,
voir aussi cette vidéo), pouvez-nous dire quelques mots de cette expérience ?
Comprendre le programme spatial nord-coréen, c’est d’abord comprendre
la compétition qui existe avec la Corée du Sud. L’enjeu est de savoir qui des
deux sera le premier à mettre sur orbite un satellite. Pour le moment, la Corée
du Nord cumule trois tentatives et trois échecs. La Corée du Sud, après deux
échecs à son actif, entend procéder à une troisième tentative prévue pour
novembre prochain. La compétition est claire. Le lanceur nord-coréen est
construit à partir d’un missile. Il s’agit de quelque chose de courant même
s’il y a des exceptions. Par exemple ni le H-2 japonais ni le lanceur
britannique Black Arrow qui a lancé le satellite Prospero en 1971 ne sont
dérivés de missiles. C’est également le cas du KSLV sud-coréen : il s’agit
d’un achat « clef en main » d’un lanceur russe. Lors du lancement
d’avril dernier, nous étions trois spécialistes spatiaux, dont Jim
Oberg, consultant pour la chaîne NBC. Tous les autres journalistes invités
écrivaient pour la presse généraliste : leur seule préoccupation était de
démontrer que la fusée tirée par Pyongyang était un missile stratégique.
Du spatial russe, on
a tendance aujourd’hui à ne retenir que les difficultés présentes : des
problèmes engendrés suite au dysfonctionnement d’un étage de fusée Proton, des débris qui sont malencontreusement créés ou d’une sonde martienne qui ne
parvient pas à bon port. Quelles réflexions sur l’état de la Russie ces
mauvaises nouvelles vous inspirent-elles ? Qu’en conclure par rapport aux
autres puissances spatiales ?
Il y a de la part des analystes français une sous-estimation
chronique de la Russie et de la Chine. Selon moi une classification pertinente
placerait en première position les Etats-Unis. Viendraient ensuite la Russie,
puis la Chine, et enfin en quatrième position l’Europe. Pour la plupart des
analystes toutefois, l’Europe se situe au deuxième rang. La Chine est troisième
et la Russie quatrième. Il s’agit d’une erreur totale de jugement. La Russie a
connu récemment des échecs, mais tout le monde a des échecs. La raison
principale tient à un problème de qualité ; les Russes surmonteront ces
difficultés passagères. De même la Chine est aujourd’hui capable de
pratiquement tout faire dans le domaine spatial. Cela s’explique car la Chine
est en passe de devenir la première puissance mondiale.
Le positionnement américain par rapport à la Chine est lié au
retour à la Lune. Tout comme les Etats-Unis ont lancé une course à la Lune avec
l’URSS, de même s’apprêtent-ils à faire la même chose avec la Chine. Il est
certain que la Chine ira sur la Lune, probablement vers 2030. Les Américains
n’y reviendront sans doute pas. En réalité, la Chine refait étape par étape ce
qui a été fait il y a 30 ou 40 ans. Le problème des Américains, c’est qu’ils n’ont
pas de vision : ils ont atteint la limite et n’arrivent pas à la franchir.
C’est « what next ? » :
il y a beaucoup d’hésitation. Chaque nouveau président remet tout à plat. Si
Romney l’emporte demain, c’est toute la politique spatiale d’Obama qui sera
sans doute remise en cause. Il n’y a pas de continuité, il n’y pas non plus d’objectif
clairement défini.
Parlant des
Etats-Unis, mais en s’orientant maintenant vers l’espace militaire, on parlait
sous les administrations Clinton et Bush de « space dominance » et de
« space control ». Qu’en est-il aujourd’hui : Obama, rupture ou
continuité ?
La question fondamentale concernant l’espace militaire est
la suivante : comment peut-on neutraliser les satellites en orbite sans pour
autant créer de débris ? De ce point de vue, l’arrivée au pouvoir du
président Obama a coïncidé avec une réelle prise de conscience – quelque chose
que je qualifierais de changement de paradigme. Si on veut maintenir les
capacités orbitales, le « space control »
doit s’organiser autrement : on ne peut plus polluer. Toutes les histoires
antisatellites sur lesquelles les Etats-Unis ont travaillé ces dernières années
sont donc gelées. Ne pas créer de débris, voilà qui est fondamental. Bien sûr
d’autres moyens existent, aussi bien des armes laser que d’autres arsenaux. La
question porte également sur l’élaboration d’un nouvel accord international.
Les Américains nous jouent l’Ange Gabriel, mais la réalité est qu’ils ne
veulent pas signer de traités qui les empêcheraient de faire ce qu’ils veulent
en orbite. Nous en sommes du coup au statu quo : personne ne bougera d’un
pouce. Il n’y a que l’Europe pour tenter de donner l’exemple. Reste que même
sans traité contraignant tout le monde est conscient qu’il faut éviter que
l’espace ne devienne un champ de bataille.
Que comptez-vous
faire après votre départ d’Air &
Cosmos ?
J’ai cofondé en 1999 l’Institut
Français d’Histoire de l’Espace (IFHE). A l’origine de ce projet, il y avait
alors le constat selon lequel l’espace allait bientôt fêter ses 50 ans et qu’il
n’était donc plus possible d’en parler seulement au présent. De même, mon livre
sur la Russie partait du postulat qu’il était
possible de réécrire l’histoire du spatial avec le recul. Il y avait certes
déjà des commissions d’histoire un peu partout : l’Académie de l’Air et de l’Espace
en comptait une, l’AAAF aussi. Mais
aucune ne plaçait spécifiquement la préservation de la mémoire au rang
d’objectif. Nous étions pourtant à une période charnière car les pionniers des
années 1960 disparaissaient peu à peu, les uns après les autres.
Notre objectif premier est donc de préserver la mémoire orale
et les archives personnelles – ce que nous appelons la mémoire écrite – des
acteurs du spatial. Notre vocation est la sauvegarde de la mémoire orale et
écrite. Notre second objectif est l’écriture de l’histoire à la lumière des
déclassifications et avec le bénéfice du recul loin du feu de l’actualité. Nous
avons publié des ouvrages, organisé des colloques, récupéré des archives qui
sont conservées par le Service historique de la défense au Château de
Vincennes. Nous avons également fait des interviews.
Je suis président depuis 5 ans, mais mon travail m’empêchait de
me concentrer exclusivement sur cette activité. Je vais désormais pouvoir m’en occuper
à plein temps.
Christian Lardier, je
vous remercie.
Propos recueillis le 30 octobre
2012 par G.P, De la
Terre à la Lune pour AGS.
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