Daniel Sage, géographe de formation, diplômé de l’université
d’Aberystwyth, se réfère pour cela à ce qu’il aime à qualifier de « cosmic sublime ». Comment en effet ne
pas prendre au sérieux les expériences transcendantales qui relient le cosmos à
une série de pensées et de pratiques, romantiques, extravagantes, absurdes, souvent
porteuses d’espoir, mais parfois aussi d’ennui, comme le font les tableaux de
la Hudson River School avec leurs paysages américains grands et ouverts et leurs
formes impressionnantes ? Pour l’auteur, il y a là matière importante à
réflexion étant donné la façon avec laquelle une nation en particulier s’est
construite et a appréhendé sa relation avec l’espace : les Etats-Unis. L’Amérique
constitue aux yeux de l’auteur l’incarnation par excellence de « l’Etat
transcendantal ». Nous chercherions en vain une définition rigoureuse
de ce concept taillé sur mesure pour traduire l’expérience américaine de la
conquête de l’espace et plus spécifiquement la manière avec laquelle la
puissance géopolitique des Etats-Unis s’est projetée dans l’exploration
(habitée) de l’espace et a été légitimée et transformée en retour. Le terme se
veut donc avant tout une métaphore permettant de mettre en lumière le processus
deleuzo-guattarien de déterritorialisation et de reterritorialisation à l’œuvre
à travers l’appropriation américaine du cosmos. Reste à savoir ce que cette notion de transcendance peut apporter sur le plan de
l’interprétation. Comment a-t-elle été mobilisée par les Etats-Unis avant et
après Spoutnik, comment s’est-elle
maintenue, comment s’est-elle adaptée ? Comment, pour dire les choses
autrement, l’espace s’est-il associé à ce point avec l’identité américaine
jusqu’à devenir partie intégrante de ce que l’Amérique était, est et pourrait
encore devenir ?
Vaste programme que Daniel Sage s’est proposé de développer
à travers neuf chapitres vus comme autant d’occasion d’explorer les différentes
voies empruntées par l’Etat transcendantal américain : observer son assemblage
progressif à partir de briques nationalistes/exceptionnalistes connues, tester la résistance de l’édifice sur
lequel il repose et constater son adaptation continue. Cinq thèmes majeurs
émergent : 1) séculaire – à travers des musées comme le National Air and Space
Museum de Washington ou des parcs à thème comme le Kennedy Space Center, 2)
sublime – qu’il s’agisse d’illustrations astronomiques inspirées du luminisme
américain grâce au génie intertextuel de Chesley Bonestell, de photos de
nébuleuses éloignées prises par Hubble, ou des missions Apollo sur la Lune qui
ont opéré la transition entre la géopolitique populaire et la géopolitique
pratique quitte pour cela à amener la transcendance dans une autre dimension
plus cosmopolite ou globaliste comme avec Apollo 8, 3) profane – le patriarcat messianico-technocratique à l’œuvre à la NASA ou les tragédies d’Apollo 1 à Challenger,
4) technologique – les lignes de production de fusées, le fameux O-ring de la
navette, et 5) révolutionnaire – avec les femmes astronautes, le
programme post-Apollo, la fin de l’âge d’or et l’émergence d’un
« ennui », moins une hostilité qu’une banalisation plus à même qu’aucun autre facteur à résister à l’Etat
transcendantal en remettant en cause sa structure même.
Vous l’aurez compris, How
Outer Space Made America, comme souvent lorsqu’il s’agit d’études dites
critiques, est moins à étudier qu’à méditer. La place centrale prise par le vol
habité dans l’édification de l’Etat transcendantal américain pourrait par
exemple suggérer quelques réflexions stimulantes dans le contexte du débat
actuel sur les objectifs de la politique spatiale. Si de fait l’exploration
spatiale ne doit pas et ne peut pas se justifier pour elle-même, comme l’a
souligné la commission Augustine mise en place par le président Obama en 2009,
alors la question du « pourquoi » est ouverte et la résistance de
l’Etat transcendantal mise à rude épreuve. Le développement d’un nouveau
programme de lanceur lourd et, comme le montre brièvement Sage, le recours
accru à un secteur privé 2.0 aux accents messianico-technocratiques marqués,
de même que la rhétorique transcendantale utilisée par Elon Musk laissent à
l’inverse penser que l’Etat transcendantal a encore de beaux jours devant lui.
Les chemins empruntés par l’auteur sont donc connus mais cela ne rend pas
l’exercice moins intéressant dans son style. L’ouvrage vient ainsi rejoindre
une liste déjà longue de travaux cherchant à construire et diffuser un autre
regard (« par le bas ») sur l’espace que celui auquel les « grands
récits » nous ont habitués, allant de la sociologie
à l’histoire
en passant par les Relations
internationales.
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