jeudi 29 janvier 2015

Comment et pourquoi l’espace a fait l’Amérique

On le sait la géopolitique est à la mode. Il en est question dès qu’on parle d’actualité internationale. L’espace ne fait pas exception. L’école matérialiste a trouvé dans Everett Dolman un chef de file aussi talentueux que controversé. Traitant de la géopolitique de l’espace d’un point de vue classique, son Astropolitik souligne le rôle des facteurs de la géographie physique sur le contrôle de la région céleste. Car, pour reprendre Dolman, « Who controls low-Earth orbit controls near-Earth space. Who controls near-Earth space dominates Terra. Who dominates Terra determines the destiny of humankind ». Lui fait face un courant d’orientation plus critique établi essentiellement à partir des analyses de Gearóid Ó Tuathail. Prélude à une littérature abondante et largement transdisciplinaire, les travaux pionniers de Fraser MacDonald et Daniel Sage se sont essayés à produire une « anti-Astropolitik » (comme il existe une anti-géopolitique) à même de dénoncer les théorisations d’un Dolman voire d’un Gray écrivant, comme Mackinder avant eux, pour leur empire, et de déconstruire les discours par trop familiers de légitimation de la conquête unilatérale de l’espace par les Etats-Unis. Cet ouvrage, paru en 2014 chez Ashgate, poursuit sur la lancée.

Daniel Sage, géographe de formation, diplômé de l’université d’Aberystwyth, se réfère pour cela à ce qu’il aime à qualifier de « cosmic sublime ». Comment en effet ne pas prendre au sérieux les expériences transcendantales qui relient le cosmos à une série de pensées et de pratiques, romantiques, extravagantes, absurdes, souvent porteuses d’espoir, mais parfois aussi d’ennui, comme le font les tableaux de la Hudson River School avec leurs paysages américains grands et ouverts et leurs formes impressionnantes ? Pour l’auteur, il y a là matière importante à réflexion étant donné la façon avec laquelle une nation en particulier s’est construite et a appréhendé sa relation avec l’espace : les Etats-Unis. L’Amérique constitue aux yeux de l’auteur l’incarnation par excellence de « l’Etat transcendantal ». Nous chercherions en vain une définition rigoureuse de ce concept taillé sur mesure pour traduire l’expérience américaine de la conquête de l’espace et plus spécifiquement la manière avec laquelle la puissance géopolitique des Etats-Unis s’est projetée dans l’exploration (habitée) de l’espace et a été légitimée et transformée en retour. Le terme se veut donc avant tout une métaphore permettant de mettre en lumière le processus deleuzo-guattarien de déterritorialisation et de reterritorialisation à l’œuvre à travers l’appropriation américaine du cosmos. Reste à savoir ce que cette notion de transcendance peut apporter sur le plan de l’interprétation. Comment a-t-elle été mobilisée par les Etats-Unis avant et après Spoutnik, comment s’est-elle maintenue, comment s’est-elle adaptée ? Comment, pour dire les choses autrement, l’espace s’est-il associé à ce point avec l’identité américaine jusqu’à devenir partie intégrante de ce que l’Amérique était, est et pourrait encore devenir ?

Vaste programme que Daniel Sage s’est proposé de développer à travers neuf chapitres vus comme autant d’occasion d’explorer les différentes voies empruntées par l’Etat transcendantal américain : observer son assemblage progressif à partir de briques nationalistes/exceptionnalistes connues, tester la résistance de l’édifice sur lequel il repose et constater son adaptation continue. Cinq thèmes majeurs émergent : 1) séculaire – à travers des musées comme le National Air and Space Museum de Washington ou des parcs à thème comme le Kennedy Space Center, 2) sublime – qu’il s’agisse d’illustrations astronomiques inspirées du luminisme américain grâce au génie intertextuel de Chesley Bonestell, de photos de nébuleuses éloignées prises par Hubble, ou des missions Apollo sur la Lune qui ont opéré la transition entre la géopolitique populaire et la géopolitique pratique quitte pour cela à amener la transcendance dans une autre dimension plus cosmopolite ou globaliste comme avec Apollo 8, 3) profane – le patriarcat messianico-technocratique à l’œuvre à la NASA ou les tragédies d’Apollo 1 à Challenger, 4) technologique – les lignes de production de fusées, le fameux O-ring de la navette, et 5) révolutionnaire – avec les femmes astronautes, le programme post-Apollo, la fin de l’âge d’or et l’émergence d’un « ennui », moins une hostilité qu’une banalisation plus à même qu’aucun autre facteur à résister à l’Etat transcendantal en remettant en cause sa structure même.

Vous l’aurez compris, How Outer Space Made America, comme souvent lorsqu’il s’agit d’études dites critiques, est moins à étudier qu’à méditer. La place centrale prise par le vol habité dans l’édification de l’Etat transcendantal américain pourrait par exemple suggérer quelques réflexions stimulantes dans le contexte du débat actuel sur les objectifs de la politique spatiale. Si de fait l’exploration spatiale ne doit pas et ne peut pas se justifier pour elle-même, comme l’a souligné la commission Augustine mise en place par le président Obama en 2009, alors la question du « pourquoi » est ouverte et la résistance de l’Etat transcendantal mise à rude épreuve. Le développement d’un nouveau programme de lanceur lourd et, comme le montre brièvement Sage, le recours accru à un secteur privé 2.0 aux accents messianico-technocratiques marqués, de même que la rhétorique transcendantale utilisée par Elon Musk laissent à l’inverse penser que l’Etat transcendantal a encore de beaux jours devant lui. Les chemins empruntés par l’auteur sont donc connus mais cela ne rend pas l’exercice moins intéressant dans son style. L’ouvrage vient ainsi rejoindre une liste déjà longue de travaux cherchant à construire et diffuser un autre regard (« par le bas ») sur l’espace que celui auquel les « grands récits » nous ont habitués, allant de la sociologie à l’histoire en passant par les Relations internationales.






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