mardi 31 mars 2015

Europe : la route vers l’autonomie spatiale

Voilà un ouvrage qui arrive à point nommé à l’heure où l’Europe spatiale réfléchit à son avenir et doit résister aux assauts renouvelés de l’Amérique (SpaceX, acteurs des GAFA notamment), tout en se préparant à la concurrence grandissante des émergents (Chine, Inde). L’autonomie, concept extrêmement à la mode il est vrai, retient dans le contexte spatial, plus peut-être que dans tout autre domaine, une validité certaine issue de plus d’un demi-siècle d’histoire fait de crises et de reconquêtes diverses, d’épreuves et de défis. Authentique cri de ralliement, la notion n’en est pas moins difficile à cerner d’un point de vue opérationnel. Ceci explique pourquoi le débat contemporain sur la terminologie exacte à adopter entre indépendance, non-dépendance et autonomie reste encore vif. D’autant que la question tend à se déplacer vers celle de savoir où situer le curseur : doit-on se contenter de rechercher une espèce d’autonomie fondée a minima sur la capacité d’accès autonome à l’espace comme la tradition l’exige, ou faut-il aussi partir du principe que pour être une puissance spatiale digne de ce nom l’Europe doit étendre la notion de contrôle de la dépendance stratégique aux autres secteurs situés plus en aval. Et doit-on viser une autonomie au niveau des systèmes seulement ou essayer d’en appliquer la logique jusqu’au niveau des sous-systèmes ? En effet, l’enjeu spatial pour les Européens n’est-il pas aujourd’hui autant le lancement que la mission et la continuité de service elles-mêmes, c’est-à-dire en somme la faculté de librement élaborer, développer, construire, lancer, utiliser et exploiter les systèmes spatiaux sans interférence de la part de quiconque et conformément à la compréhension que nous avons de nos intérêts et de nos devoirs ?

Mais encore faut-il s’accorder sur ce à quoi correspondent précisément ces derniers, alors que l’Europe balance entre promotion de l’unité (dans un cadre européen) et maintien de la diversité (dans un cadre national). Telle est sans doute la raison pour laquelle les auteurs de ce livre, quoique sans être toujours très clairs sur le cheminement logique de leurs pensées, parlent ici autant de « l’Europe spatiale » (intergouvernementale) des organisations spécialisées que de « l’Europe politique » (communautaire) de l’UE, l’état inachevé de la seconde – plus que l’intérêt dont elle témoigne envers le spatial au risque d’en compliquer la gouvernance en multipliant le nombre d’acteurs – expliquant alors en quelque sorte les limites de la première. La difficulté à formuler une définition rigoureuse de l’autonomie dans un cadre collectif européen aurait ainsi pour origine l’absence d’un véritable projet politique sur la base duquel il serait possible d’élaborer des objectifs et des besoins clairement définis et donc d’entretenir les outils précis participant à leur concrétisation. Car en effet, comme cela est indiqué à plusieurs reprises dans cet ouvrage, l’Europe ne peut pas tout faire et doit donc choisir parmi les activités du leader et de ses concurrents celles dont elle a besoin et celles dont elle peut se passer, celles qu’elle est capable d’émuler et celles qui demeurent hors de sa portée. Alors qu’aux Etats-Unis la réflexion stratégique spatiale se concentre très largement sur comment transformer des besoins (y compris de défense et de sécurité nationale) en capacités dans le cadre d’une space power theory plus ou moins bien délimitée, l’effort aussi bien pratique que conceptuel en Europe est par nécessité beaucoup plus dispersé et improvisé. European Autonomy in Space ne fait pas exception. Surtout qu’il s’avère en définitive davantage un reflet du débat susmentionné sur le plus ou moins grand degré d’autonomie qu’il faut pour l’Europe – débat qu’il vient alimenter de façon fort réussie – plutôt qu’une tentative de dépassement qui aurait pourtant été bienvenue mais qui reste encore à formuler.

Publié par Springer sous la direction de Cenan Al-Ekabi, l’ouvrage fait suite à un colloque organisé par l’ESPI en 2011. En dépit d’un deuxième chapitre exploratoire assez bien pensé et structuré, l’effort de théorisation est limité, la plupart des auteurs préférant adopter une démarche historique fondée sur des exemples concrets parfois tirés de leurs propres expériences au risque d’emprunter des sentiers rebattus. Le chapitre 1 qui semble faire office d’introduction est très révélateur de ce point de vue. On est en effet étonné de n’y trouver aucune réelle explicitation des termes du sujet. On cherchera aussi en vain une annonce de plan de l’ouvrage – que l’éditeur a divisé sans totalement convaincre en deux parties « European autonomy and policy » et « European autonomy and space » – avec présentation des chapitres et des auteurs à venir. Cela est malheureux car le travail de contextualisation qui est préféré à la place à travers les exemples d’Ariane, de Copernicus pour l’observation et de Galileo pour la navigation, pour être intéressant en lui-même, s’avère peu utile au regard des nombreux échos et des répétitions qu’il éveillera dans le reste du livre. Certes, comme cela est souvent le cas avec un ouvrage collectif, la qualité est mélangée : cela est d’autant plus vrai que les auteurs sont aussi bien des universitaires que des experts et des acteurs. On regrettera aussi que tous les auteurs n’aient pas joué le jeu et actualisé un minimum leurs contributions alors que quatre années particulièrement riches en événements spatiaux séparent cette publication du colloque déjà cité. Mais cela au moins était attendu et du reste la synthèse est malgré tout dans l’ensemble de très belle facture avec des témoignages intéressants de la part de praticiens comme par exemple, pour n’en citer que deux, Roger-Maurice Bonnet pour le programme scientifique de l’ESA et Jean-Jacques Tortora pour les technologies critiques. Les comparaisons avec d’autres politiques sectorielles comme la PAC, le commerce ou l’énergie, en soi inhabituelles, sont également stimulantes. Le plus gênant demeure à mon sens la faiblesse conceptuelle de l’ensemble et le manque de réflexivité.

Consciemment ou non, l’autonomie est en effet ici principalement limitée à sa composante instrumentale. Il s’agit de l’autonomie à laquelle il est fait référence lorsque, par exemple, Bruxelles justifie Galileo sur la base du danger que représente un monopole américain dans le domaine de la navigation. Cette approche n’est pas incompatible avec la notion de leash-slipping dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité lorsqu’un Etat revendique une plus grand autonomie non parce qu’il se sent menacé mais parce qu’il cherche à se prémunir des possibles caprices d’un hégémon et veut obtenir plus d’influence. S’il n’y a pas de définition exacte pour l’autonomie, c’est donc en quelque sorte car il n’y en a pas besoin : elle s’applique à des domaines de souveraineté qu’on reconnaît quand on les croise. L’autre dimension de l’autonomie est de nature plus expressive et se révèle plus difficile à cerner car indissociable de la première. Comme le montrent en creux quelques chapitres de l’ouvrage, son objectif porte à la fois sur la compréhension que l’on a de soi-même (respect de l’estime de soi et maintien du statut) et les mesures qu’il convient d’adopter pour assurer sa propre pérennité (contrôle de sa destinée et maintien de son identité). C’est ainsi que Galileo est basé, si nous en croyons le très britannique The Economist, non sur des fondations rationnelles (comprendre matérielles) mais sur des « vanités nationales ». Tel est encore le raisonnement que l’historien a en tête lorsqu’il parle d’Euro-Gaullisme pour caractériser (sans pour autant le réduire à cela) l’effort spatial européen, alors que celui-ci s’est longtemps identifié au projet de « troisième puissance spatiale ». Il est dommage que cette seconde composante ne soit pas explorée explicitement tant elle paraît cruciale pour comprendre le projet spatial européen et notamment la renonciation (sous condition) de l’autonomie au niveau de l’acteur national au profit de l’autonomie européenne au niveau international. Cela aurait peut-être permis de définir plus rigoureusement cette notion si répandue parmi la communauté spatiale pour justifier de la pertinence de tel ou tel programme.









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