Cette division du travail, bien entendu artificielle, était
alors que trop nécessaire pour des dirigeants américains continuellement
obsédés par la crainte de voir les activités « pacifiques » et
purement « scientifiques » de la NASA être mises sur le même plan que
les efforts militaires de la nation. Le risque n’était pas seulement de perdre
les avantages qu’un programme civil ouvert procurait en termes de prestige, il
était aussi d’interférer avec les tentatives d’établissement de la légalité du
vol spatial auxquelles l’URSS s’opposait alors dans la continuité du refus
exprimé dès 1955 de signer l’accord « Open Skies ». Reste que les dirigeants américains ont
eu beau donner à l’agence spatiale américaine un cadre officiel avec des
objectifs clairs et précis définis par le National Aeronautics and Space Act de 1958, la vérité est que la NASA
s’est bien gardée de s’en tenir à la lettre. Cet ouvrage,
paru chez University Press of Florida cette année, démontre ainsi qu’il n’y a
jamais eu de programme civil et de programme militaire complètement séparés et
distincts l’un de l’autre, et cela pour différentes raisons qu’entreprend
d’explorer l’auteur, James
David, conservateur au sein du département d’histoire spatiale du célèbre National
Air and Space Museum de la Smithsonian Institution à Washington.
Premièrement, la principale raison est que la NASA et la
communauté de sécurité nationale ont toujours partagé un intérêt commun pour la
technologie spatiale et ont donc régulièrement eu recours aux matériels et aux
installations des uns et des autres pour accomplir leurs missions.
Deuxièmement, certains programmes civils clés de la NASA avaient des
implications suffisamment importantes du point de vue de la sécurité nationale
pour exiger leur surveillance attentive voire leur limitation lorsqu’ils
empiétaient sur les plates-bandes des programmes classifiés du NRO notamment.
La troisième raison a trait au fait que souvent l’expertise et les informations
dont avait besoin une communauté pour évaluer et suivre les programmes spatiaux
étrangers se trouvaient chez l’autre. Une caractéristique qui peut être étendue au
personnel puisque, quatrième et dernière raison, la plupart des dirigeants de
la NASA ont été amenés à travailler de près ou de loin avec le Pentagone que ce
soit dans le cadre d’une précédente expérience au sein de l’administration ou
aux commandes d’un programme particulier lorsqu’ils travaillaient pour
l’industrie.
Pas moins de 8 chapitres, organisés de manière chronologique,
avec force détails historiques, provenant dans leur majorité de documents
déclassifiés ou en voie de déclassification, sont donc consacrés par l’auteur à
l’étude de « la relation secrète de la NASA avec le DoD et la CIA »,
comme l’indique le sous-titre évocateur. L’importance de l’accès aux archives
explique pourquoi la guerre froide occupe une place centrale dans cet ouvrage. Le
récit, qui commence avec l’année 1958, s’achève de fait au début des années
1990, non pas tant parce que le soutien mutuel que s’apportent ces différentes
organisations et la relation de travail qui existe entre elles ont cessé, mais
davantage par manque d’informations de qualité. Différents épisodes ont
toutefois marqué cette coopération dont la plus ou moins grande intensité a
largement suivi l’évolution de la course la Lune, témoignant grosso modo de l’existence d’un avant et
d’un après 1969.
Le dualisme dont il a été question plus haut définit ainsi d’autant
plus clairement les années fondatrices que le « défi
Spoutnik » attend sa réponse. Les liens que la NASA forge alors avec
la communauté de sécurité nationale sont très étroits – l’expertise de l’agence
spatiale est appréciée et celle-ci a également besoin de renseignements précis
sur l’évolution du programme spatial soviétique, informations qu’elle n’hésite d’ailleurs pas à utiliser le cas échéant pour son bénéfice lors des
négociations budgétaires avec le Congrès et la Maison blanche – mais les
limites sont aussi nettement tracées. La participation de la NASA en tant
qu’héritière de la NACA au programme de reconnaissance aérienne U-2 est
révélatrice. Une fois la couverture
percée à jour après que l’avion de Gary Power abattu au-dessus de l’URSS en
1960 fut présenté pratiquement intact devant la presse au grand embarras de la
NASA, les appels à l’aide de la CIA restèrent en effet sans réponse. Ces
restrictions se sont maintenues mais sont devenues beaucoup moins importantes
dans la période post-Apollo durant laquelle, la suprématie de l’Amérique ayant
été démontrée, la NASA a dû se chercher une nouvelle raison d’être afin de
survivre en tant qu’organisation indépendante. Deux exemples passionnants
méritent à ce titre d’être mentionnés.
Le premier concerne bien évidemment la navette spatiale,
programme symbolique s’il en est, comme nous aurons bientôt
l’occasion d’en reparler. La NASA est parvenue à vendre son programme de
navette réutilisable sur la base qu’il serait un véhicule à la fois plus
économique et plus sûr que les vieilles fusées consommables Atlas, Titan ou
Delta pour mettre en orbite les charges utiles gouvernementales. Pour garantir
le vaste soutien dont elle avait besoin et montrer un front uni auprès de ses
maîtres politiques, elle n’a ainsi pas hésité à intégrer les besoins de la communauté
de sécurité nationale – avec l’accord intéressé de celle-ci – dans ses plans
originaux au risque d’augmenter drastiquement la complexité et surtout le coût
du programme (on sait que la capacité d’emport de la
navette avait été étudiée
afin d’accommoder
les gros satellites du NRO). Elle a opté ce faisant pour le relâchement sinon
l’abandon total des principes fondateurs d’ouverture et d’utilisation de
l’espace à des fins scientifiques et pacifiques qui étaient les siens :
pour la première fois de son existence, la NASA allait assumer ouvertement le
fait qu’elle transportait à sa charge des satellites et des expériences
classifiés et dissimulait donc de manière routinière certaines informations
sensibles auprès du public. Une politique que l’explosion de Challenger en 1986
a remis en cause, sans qu’il soit possible aujourd’hui de mesurer quelle a été
l’étendue exacte des dégâts en termes capacitaires pour la communauté de
sécurité nationale à l’époque entièrement dépendante de la navette. La NASA de
son côté peut très certainement mettre sa survie durant les années 1970 au
crédit de la navette, et cela en dépit de l’échec qu’a été ce programme
d’un point de vue opérationnel.
Le second exemple est lié au terme « spies » que James
David reprend dans son intitulé aux côtés des « shuttles » dont
nous venons de parler, le lien étant assuré en quelque sorte par la présence du
télescope Hubble sur l’illustration, dont le développement notamment des
instruments optiques a largement bénéficié des recherches
militaires accomplis sur les satellites de reconnaissance. L’intérêt croissant
de la NASA dès les années 1960 pour des activités plus utilitaires, en sus du noyau plus visionnaire et romantique de l’espace habité, présentait à
la fois un potentiel énorme en termes de retombées socio-économiques dans le
champ civil et des implications tout aussi massives du point de vue de la
sécurité nationale. Pour la communauté de renseignement, le danger était
double : politique, tout d’abord, avec le risque que l’URSS ne trouve là
un prétexte pour relancer la campagne internationale visant à restreindre
l’utilisation de l’espace à des fins d’observation ; technologique,
ensuite, avec la possibilité que les programmes ouverts et publics de la NASA
ne révèlent l’étendue des capacités américaines dans le domaine et permettent à
certaines nations d’améliorer leur niveau technologique voire les aident à
développer des contre-mesures. Au cœur de la controverse, il y a bien sûr le
programme civil d’observation de la Terre Landsat qui, dès le début, suscite
les passions de la communauté de sécurité nationale, qu’il s’agisse de la CIA
ou du DoD, pour qui les informations recueillies constituent une source
régulière de renseignement, utile notamment lors des relevés de productions
agricoles dans le monde ou pour la création de cartes géographiques, ou du NRO,
qui s’inquiète de voir la NASA empiéter sur ses plates-bandes.
En somme donc, un ouvrage passionnant qui nous livre un
compte-rendu bien renseigné et bien documenté des interactions secrètes entre
les différentes entités qui peuplent les programmes spatiaux civils et
militaires des Etats-Unis. Sans doute aurait-on aimé y trouver aussi un
portrait actualisé de l’état des relations entre la NASA et le DoD/CIA car, à
l’exception d’un paragraphe de conclusion mêlant le X-37 au futur du programme
DMSP, rien ou presque n’en est dit. Mais « un bon juge doit apprécier la
valeur d’un écrit d’après ce qu’il contient et non d’après ce qui ne s’y trouve
pas » disait déjà Polybe. Or, du seul point de vue historiographique, Spies and Shuttle est une réussite qui
vient combler une lacune majeure en mettant ainsi en lumière une relation qui
du fait de sa nature classifiée était restée largement cachée.
Le principal problème auquel se heurte le livre concerne finalement
le test du « so what? ». Les enjeux, pourtant importants si nous en
jugeons la facilité avec laquelle les Américains ont fini par intégrer la
fiction de la séparation entre les programmes civil et militaire, sont absents
ou en tout cas mal posés. Comme beaucoup d’historiens et surtout d’historiens
de l’espace, l’auteur peine en effet à problématiser sa recherche au-delà du
strict débat historiographique et à sortir d’un cadre finalement très
descriptif. Il se contente ainsi de poser le constat et n’essaie pas
d’enregistrer toutes les implications. On rappellera pourtant que cette
tendance outre-Atlantique consistant à penser que chaque programme évolue en
vase clos, de manière distincte de son voisin dont les activités sont séparées
des siennes par des frontières d’autant plus étanches qu’elles sont perçues
comme étant naturelles et allant de soi, n’est pas sans conséquence. En témoigne
le raisonnement qui l’accompagne très souvent selon lequel l’hégémonie actuelle
des Etats-Unis dans l’espace – et dans le monde – est une chose d’autant plus
désirable qu’elle résulte moins d’un grand dessein que d’un accident auquel
aurait conduit une série d’actions désordonnées et sans rapport les unes avec
les autres. Il n’est d’ailleurs pas
inhabituelle d’entendre le programme spatial américain être critiqué pour
l’apparente incohérence avec lequel il poursuit chacune de ses activités, non
sur la base d’une stratégie nationale concertée – quelle qu’elle puisse être –,
mais en fonction de logiques et de mérites propres. Sans doute cela
mériterait-il d’être intégré à la réflexion.
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