mercredi 8 avril 2015

Des espions et des navettes : une histoire secrète

Les cendres de Spoutnik avaient à peine fini de brûler dans l’atmosphère que les Etats-Unis, s’appuyant il est vrai sur des structures en partie préexistantes (la NACA par exemple), s’étaient déjà donnés pas moins de deux programmes spatiaux pour répondre aux deux grands défis qui s’annonçaient : 1) recueillir du renseignement d’origine spatiale pour surveiller les Soviétiques et leurs alliés et surtout faire fonctionner le rapport de force nucléaire à venir, et 2) rétablir le prestige sérieusement diminué des Etats-Unis sur la scène internationale. A la NASA la charge d’accomplir le second en prenant en particulier sous sa responsabilité les activités civiles tournées vers la défense du prestige national (typiquement le vol habité). Au Pentagone et notamment à l’USAF celle de concevoir toute une série de plateformes et d’applications spécialisées utilisables aussi bien à des fins militaires qu’à des fins plus générales orientées vers la sécurité nationale. Cas hybride, le NRO émergeait à l’interstice, sous la forme d’une sorte de troisième programme spatial à la fois militaire et civil, chargé d’exploiter dans le plus grand secret les capacités américaines les plus avancées en matière d’observation.

Cette division du travail, bien entendu artificielle, était alors que trop nécessaire pour des dirigeants américains continuellement obsédés par la crainte de voir les activités « pacifiques » et purement « scientifiques » de la NASA être mises sur le même plan que les efforts militaires de la nation. Le risque n’était pas seulement de perdre les avantages qu’un programme civil ouvert procurait en termes de prestige, il était aussi d’interférer avec les tentatives d’établissement de la légalité du vol spatial auxquelles l’URSS s’opposait alors dans la continuité du refus exprimé dès 1955 de signer l’accord « Open Skies ». Reste que les dirigeants américains ont eu beau donner à l’agence spatiale américaine un cadre officiel avec des objectifs clairs et précis définis par le National Aeronautics and Space Act de 1958, la vérité est que la NASA s’est bien gardée de s’en tenir à la lettre. Cet ouvrage, paru chez University Press of Florida cette année, démontre ainsi qu’il n’y a jamais eu de programme civil et de programme militaire complètement séparés et distincts l’un de l’autre, et cela pour différentes raisons qu’entreprend d’explorer l’auteur, James David, conservateur au sein du département d’histoire spatiale du célèbre National Air and Space Museum de la Smithsonian Institution à Washington.

Premièrement, la principale raison est que la NASA et la communauté de sécurité nationale ont toujours partagé un intérêt commun pour la technologie spatiale et ont donc régulièrement eu recours aux matériels et aux installations des uns et des autres pour accomplir leurs missions. Deuxièmement, certains programmes civils clés de la NASA avaient des implications suffisamment importantes du point de vue de la sécurité nationale pour exiger leur surveillance attentive voire leur limitation lorsqu’ils empiétaient sur les plates-bandes des programmes classifiés du NRO notamment. La troisième raison a trait au fait que souvent l’expertise et les informations dont avait besoin une communauté pour évaluer et suivre les programmes spatiaux étrangers se trouvaient chez l’autre. Une caractéristique qui peut être étendue au personnel puisque, quatrième et dernière raison, la plupart des dirigeants de la NASA ont été amenés à travailler de près ou de loin avec le Pentagone que ce soit dans le cadre d’une précédente expérience au sein de l’administration ou aux commandes d’un programme particulier lorsqu’ils travaillaient pour l’industrie.

Pas moins de 8 chapitres, organisés de manière chronologique, avec force détails historiques, provenant dans leur majorité de documents déclassifiés ou en voie de déclassification, sont donc consacrés par l’auteur à l’étude de « la relation secrète de la NASA avec le DoD et la CIA », comme l’indique le sous-titre évocateur. L’importance de l’accès aux archives explique pourquoi la guerre froide occupe une place centrale dans cet ouvrage. Le récit, qui commence avec l’année 1958, s’achève de fait au début des années 1990, non pas tant parce que le soutien mutuel que s’apportent ces différentes organisations et la relation de travail qui existe entre elles ont cessé, mais davantage par manque d’informations de qualité. Différents épisodes ont toutefois marqué cette coopération dont la plus ou moins grande intensité a largement suivi l’évolution de la course la Lune, témoignant grosso modo de l’existence d’un avant et d’un après 1969.

Le dualisme dont il a été question plus haut définit ainsi d’autant plus clairement les années fondatrices que le « défi Spoutnik » attend sa réponse. Les liens que la NASA forge alors avec la communauté de sécurité nationale sont très étroits – l’expertise de l’agence spatiale est appréciée et celle-ci a également besoin de renseignements précis sur l’évolution du programme spatial soviétique, informations qu’elle n’hésite d’ailleurs pas à utiliser le cas échéant pour son bénéfice lors des négociations budgétaires avec le Congrès et la Maison blanche – mais les limites sont aussi nettement tracées. La participation de la NASA en tant qu’héritière de la NACA au programme de reconnaissance aérienne U-2 est révélatrice. Une fois la couverture percée à jour après que l’avion de Gary Power abattu au-dessus de l’URSS en 1960 fut présenté pratiquement intact devant la presse au grand embarras de la NASA, les appels à l’aide de la CIA restèrent en effet sans réponse. Ces restrictions se sont maintenues mais sont devenues beaucoup moins importantes dans la période post-Apollo durant laquelle, la suprématie de l’Amérique ayant été démontrée, la NASA a dû se chercher une nouvelle raison d’être afin de survivre en tant qu’organisation indépendante. Deux exemples passionnants méritent à ce titre d’être mentionnés.

Le premier concerne bien évidemment la navette spatiale, programme symbolique s’il en est, comme nous aurons bientôt l’occasion d’en reparler. La NASA est parvenue à vendre son programme de navette réutilisable sur la base qu’il serait un véhicule à la fois plus économique et plus sûr que les vieilles fusées consommables Atlas, Titan ou Delta pour mettre en orbite les charges utiles gouvernementales. Pour garantir le vaste soutien dont elle avait besoin et montrer un front uni auprès de ses maîtres politiques, elle n’a ainsi pas hésité à intégrer les besoins de la communauté de sécurité nationale – avec l’accord intéressé de celle-ci – dans ses plans originaux au risque d’augmenter drastiquement la complexité et surtout le coût du programme (on sait que la capacité d’emport de la navette avait été étudiée afin d’accommoder les gros satellites du NRO). Elle a opté ce faisant pour le relâchement sinon l’abandon total des principes fondateurs d’ouverture et d’utilisation de l’espace à des fins scientifiques et pacifiques qui étaient les siens : pour la première fois de son existence, la NASA allait assumer ouvertement le fait qu’elle transportait à sa charge des satellites et des expériences classifiés et dissimulait donc de manière routinière certaines informations sensibles auprès du public. Une politique que l’explosion de Challenger en 1986 a remis en cause, sans qu’il soit possible aujourd’hui de mesurer quelle a été l’étendue exacte des dégâts en termes capacitaires pour la communauté de sécurité nationale à l’époque entièrement dépendante de la navette. La NASA de son côté peut très certainement mettre sa survie durant les années 1970 au crédit de la navette, et cela en dépit de l’échec qu’a été ce programme d’un point de vue opérationnel.

Le second exemple est lié au terme « spies » que James David reprend dans son intitulé aux côtés des « shuttles » dont nous venons de parler, le lien étant assuré en quelque sorte par la présence du télescope Hubble sur l’illustration, dont le développement notamment des instruments optiques a largement bénéficié des recherches militaires accomplis sur les satellites de reconnaissance. L’intérêt croissant de la NASA dès les années 1960 pour des activités plus utilitaires, en sus du noyau plus visionnaire et romantique de l’espace habité, présentait à la fois un potentiel énorme en termes de retombées socio-économiques dans le champ civil et des implications tout aussi massives du point de vue de la sécurité nationale. Pour la communauté de renseignement, le danger était double : politique, tout d’abord, avec le risque que l’URSS ne trouve là un prétexte pour relancer la campagne internationale visant à restreindre l’utilisation de l’espace à des fins d’observation ; technologique, ensuite, avec la possibilité que les programmes ouverts et publics de la NASA ne révèlent l’étendue des capacités américaines dans le domaine et permettent à certaines nations d’améliorer leur niveau technologique voire les aident à développer des contre-mesures. Au cœur de la controverse, il y a bien sûr le programme civil d’observation de la Terre Landsat qui, dès le début, suscite les passions de la communauté de sécurité nationale, qu’il s’agisse de la CIA ou du DoD, pour qui les informations recueillies constituent une source régulière de renseignement, utile notamment lors des relevés de productions agricoles dans le monde ou pour la création de cartes géographiques, ou du NRO, qui s’inquiète de voir la NASA empiéter sur ses plates-bandes.

En somme donc, un ouvrage passionnant qui nous livre un compte-rendu bien renseigné et bien documenté des interactions secrètes entre les différentes entités qui peuplent les programmes spatiaux civils et militaires des Etats-Unis. Sans doute aurait-on aimé y trouver aussi un portrait actualisé de l’état des relations entre la NASA et le DoD/CIA car, à l’exception d’un paragraphe de conclusion mêlant le X-37 au futur du programme DMSP, rien ou presque n’en est dit. Mais « un bon juge doit apprécier la valeur d’un écrit d’après ce qu’il contient et non d’après ce qui ne s’y trouve pas » disait déjà Polybe. Or, du seul point de vue historiographique, Spies and Shuttle est une réussite qui vient combler une lacune majeure en mettant ainsi en lumière une relation qui du fait de sa nature classifiée était restée largement cachée.

Le principal problème auquel se heurte le livre concerne finalement le test du « so what? ». Les enjeux, pourtant importants si nous en jugeons la facilité avec laquelle les Américains ont fini par intégrer la fiction de la séparation entre les programmes civil et militaire, sont absents ou en tout cas mal posés. Comme beaucoup d’historiens et surtout d’historiens de l’espace, l’auteur peine en effet à problématiser sa recherche au-delà du strict débat historiographique et à sortir d’un cadre finalement très descriptif. Il se contente ainsi de poser le constat et n’essaie pas d’enregistrer toutes les implications. On rappellera pourtant que cette tendance outre-Atlantique consistant à penser que chaque programme évolue en vase clos, de manière distincte de son voisin dont les activités sont séparées des siennes par des frontières d’autant plus étanches qu’elles sont perçues comme étant naturelles et allant de soi, n’est pas sans conséquence. En témoigne le raisonnement qui l’accompagne très souvent selon lequel l’hégémonie actuelle des Etats-Unis dans l’espace – et dans le monde – est une chose d’autant plus désirable qu’elle résulte moins d’un grand dessein que d’un accident auquel aurait conduit une série d’actions désordonnées et sans rapport les unes avec les autres. Il n’est d’ailleurs pas inhabituelle d’entendre le programme spatial américain être critiqué pour l’apparente incohérence avec lequel il poursuit chacune de ses activités, non sur la base d’une stratégie nationale concertée – quelle qu’elle puisse être –, mais en fonction de logiques et de mérites propres. Sans doute cela mériterait-il d’être intégré à la réflexion.






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