Notion éminemment schumpetérienne apparue dans le sillage des transformations en cours dans le domaine spatial outre-Atlantique, le « New Space » se veut d’abord la traduction d’une nouvelle donne ou en tout cas a minima d’un momentum, lequel – quoiqu’incertain quant à sa nature et sa pérennité – serait provoqué par l’impact de la révolution numérique sur les structures stato-centrées héritées de la guerre froide (le « Old Space »). Utilisée à l’excès, la formule, qui est aussi slogan, a rapidement été élevée au rang de grille de lecture quasi-exclusive des bouleversements que traversent actuellement le secteur spatial. Or cette ambition se traduit rarement par une réflexion à la hauteur et paradoxalement la tendance chez les commentateurs a jusqu’à présent été le plus souvent de centrer l’analyse sur telle ou telle société, la personnalité de son fondateur ou encore ses relations avec les pouvoirs publics au risque ce faisant de tomber dans le réductionnisme voire l’anedoctisme.
Un tel biais est facilement discernable chez deux récentes publications
parues cette année : Rocket Billionaires: Elon Musk, Jeff Bezos, and the New Space Race,
de Tim Fernholz, et The Space Barons: Elon Musk, Jeff Bezos, and the Quest to Colonize the
Cosmos, de Christian Davenport, tous deux journalistes respectivement
chez Quartz et au Washington Post. S’il semble acquis à
lire les différentes
recensions
que The Space Barons est légèrement
meilleur que Rocket Billionnaires –
ayant bénéficié d’un meilleur accès aux sources mis par ailleurs au service
d’une narration plus efficace –, la réalité est que les deux ouvrages sont très
proches l’un de l’autre, non pas seulement eu égard au sujet qu’ils couvrent,
mais encore compte tenu du traitement très américano-centré dont celui-ci fait
l’objet.
Ainsi que les intitulés le suggèrent, les protagonistes de
l’histoire qui intéressent les auteurs sont ces industriels milliardaires qui se
sont installés à l’avant-scène du spatial américain et ont en commun d’être à
la fois nostalgiques de l’époque Apollo et connus pour exceller dans des
domaines d’activité sans rapport a priori avec le spatial. Les cas de Musk
(Paypal, Telsa) et de Bezos (Amazon) à travers leurs sociétés SpaceX (fondé en
2002) et Blue Origin (créé en 2000) sont les plus emblématiques et à ce titre composent
à eux deux – individuellement et collectivement, avec force détails et
historiettes plus ou moins bien connus – le gros du récit. Ce duo dynamique est
particulièrement manifeste chez Davenport qui fait son miel de leur « rivalité
naissante » et va jusqu’à y voir au travers de la fameuse fable d’Esope du
lièvre et de la tortue la marque de véritables différences ontologiques qu’il
veut croire aussi définitives qu’irréconciliables : 1/ audacieux voire impétueux,
chef de file auto-proclamé du renouveau du secteur, Musk est celui qui fonce
droit devant lui, la tête la première, et, ce faisant, trace la voie à suivre
pour les autres ; pour cette raison, il est aussi celui dont la parole (la
vision) porte le plus loin et vise le plus haut, l’objectif est d’aller sur
Mars pour assurer la survie de l’humanité mais aussi pour l’exploration en
elle-même ; 2/ Bezos est plus réfléchi voire secret à la limite de la
clandestinité et préfère attendre son heure patiemment (« Gradatim
Ferociter » est sa devise) et méthodiquement (« Launch. Land.
Repeat. » lui a fait suite) ; il est aussi celui qui sait garder les pieds
sur Terre, ne perdant pas une occasion de rappeler qu’il n’est pas obsédé par
le voyage vers Mars mais qu’il veut juste préserver notre planète (le plan B
est le plan A).
Non pas que d’autres personnalités (Richard Branson, Paul
Allen, Andy Beal) ne soient pas également présentes ponctuellement dans le
paysage. Tout au plus toutefois jouent-elles le rôle du troisième voire
quatrième couteau, destiné à planter le décor et, surtout, à permettre au lecteur
de reprendre son souffle avant qu’il ne se replonge dans l’intrigue haletante, résumée
par le troisième élément des sous-titres des deux livres, et consistant à savoir
qui de SpaceX ou de Blue Origin, du lièvre ou de la tortue, sortira vainqueur
de la « nouvelle course à l’espace ». L’enjeu est de taille car
celle-ci, croient savoir les auteurs, n’apparaît plus guidée par « la
guerre ou la politique », contrairement à la première, mais plutôt par des motifs
jugés plus pérennes comme « l’argent, l’ego et l’aventure », avec, qui
plus est, en avant-garde pour les porter, une paire de milliardaires ultra-motivés
et passionnés en lieu et place des vieilles nations versatiles de la guerre
froide d’antan. Aussi incarne-t-elle « une chance pour l’humanité d’aller
dans l’espace pour de bon » en devenant enfin une « civilisation
spatiale » digne de ce nom. A l’évidence, les auteurs n’ont pas pour
intention de se prononcer sur un pronostic qui serait prématuré à l’heure où
aucune des deux compagnies – ou tout autre société privée à ce titre – n’a
encore envoyé d’homme dans l’espace, simplement de constater que le signal de
départ a été lancé et que les paris sont ouverts. De fait, pour eux, une chose
au moins est certaine, c’est que l’espace est déjà gagnant.
Certes, l’hypothèse de travail ici est que SpaceX et al.
représentent le début d’une profonde transformation du secteur spatial, justifiant
qu’on se focalise sur leurs seuls efforts. A ce stade, il n’est toutefois pas inutile
de rappeler que l’optimisme en vigueur dans ces deux ouvrages ne constitue
qu’un scénario possible parmi d’autres, celui de la singularité ou de la saltation
pour utiliser un terme déjà employé par le passé qui évoquent une phase de
croissance exponentielle de progrès technologique et en l’occurrence
d’expansion spatiale. Tout aussi concevable pourrait être celui du
ralentissement voire du déclin (échecs des mégaconstellations sur le modèle de
ce qui s’est passé dans les années 1990, prolifération en dehors de tout
contrôle des débris et des collisions en orbite typique d’un syndrome Kessler, effondrement
des investissements
anticipés aujourd’hui…). Il convient également de noter que la thèse défendue s’inscrit
dans un cadre idéologique connu et rabâché construit autour du mythe
messianico-technologique de l’accès à l’espace pour tous. Rien d’étonnant à
cela puisque tous les nouveaux arrivants qui ont été cités ici s’y réfèrent
constamment. Ainsi de Bezos pour qui le visionnage en 1999 du film October
Sky racontant l’histoire d’un
jeune écolier construisant ses propres fusées aurait servi de déclencheur. Musk
justifie quant à lui ses passes d’arme avec le complexe militaro-industriel – dans
le but de briser le monopole de son rival ULA sur les lancements
gouvernementaux – et la bureaucratie en général par la promesse non tenue
d’Apollo 11, à savoir qu’un jour, évolution technologique normale aidant, le
citoyen lambda pourrait voir la Terre depuis l’espace (s’il fallait lui
associer un film, The Astronaut Farmer sorti en 2006 lui irait comme un gant). Dit
rapidement en résumé, l’espace se justifie pour lui-même et le problème n’est
pas tant de nature technique qu’organisationnel, bref rien qu’un simple quick fix ne puisse venir régler à
travers une concurrence accrue (moins de public, plus de privé).
Plus largement, l’approche, qui pourrait être qualifiée de
syndrome Heinlein (du nom de cet auteur qui a inventé les codes de la SF hard et proposé le premier une vision
cohérente d’un futur américain dans l’espace mettant notamment en avant les vertus du capitalisme et
de l’individualisme), est critiquable pour au moins trois raisons : 1/
la première porte sur les limites de la compétition et le caractère artificiel
du découpage entre « Old » et « New Space » étant donné que
la nouvelle industrie – aussi grandioses et divertissants ses progrès
soient-ils – ne pourrait pas se développer dans le contexte d’un marché
entièrement libre ; 2/ la seconde, expliquant pourquoi les ouvrages se
concentrent en premier lieu sur les lanceurs et les efforts pour diminuer le
coût de l’accès à l’espace, tient à l’obsession américaine pour le vol
habité et les grands programmes d’exploration, lesquels pourtant ne
constituent qu’une petite partie (certes la plus visible) du spatial et ne
sauraient contenir à eux tous seuls tout l’impact du « New Space » ; 3/ la troisième, corollaire
des deux premières, est l’absence problématique du reste du monde, qui n’est mentionné
qu’en passant, en conclusion, comme un possible facteur d’importance par
Fernholz, et entièrement passé sous silence par Davenport, qui le considère au
mieux comme un spectateur passif sinon une victime malheureuse mais inévitable
du progrès.
Dans ces conditions, ne serait-ce que pour rappeler
brièvement la complexité du phénomène, il paraît tentant de prendre un peu de
recul suivant en cela l’exemple bienvenu donné par Xavier Pasco dans Le nouvel
âge spatial : De la Guerre froide au New Space, ouvrage tout aussi
récent et beaucoup plus complet que les deux qui ont été étudiés ici (outre
qu’il est en français). L’élargissement qui peut être proposé en guise
d’ouverture est triple :
1/ Temporel tout d’abord, en montrant la part de
continuité derrière l’apparence de transformation radicale au détriment en
particulier de l’acteur public : même à centrer la réflexion sur les seuls
Etats-Unis, qui concentrent à eux seuls il est vrai la majorité de l’effort
spatial de la planète, le « New Space » apparaît avant tout comme la dernière incarnation d’une tendance
déjà à l’œuvre durant l’immédiat après-guerre froide, laquelle – lancée au plus
haut niveau – visait à tirer le maximum des investissements publics accomplis dans
le spatial civil et militaire dans le but d’adapter ce dernier à la nouvelle
donne internationale (ainsi de la libéralisation du marché de l’observation de
la Terre, du GPS et des télécommunications par satellite). Le fait est que le
bilan s’est révélé mélangé, mais au niveau bureaucratique et pour en rester à
ce qui a été décrit ici, cela ne s’en est pas moins manifesté par la volonté
exprimée très vite par la NASA et le Pentagone de remplacer la navette spatiale
et d’accroître la concurrence, les investissements privés et l’innovation pour
diminuer les coûts d’accès à l’espace.
2/ Géographique ensuite, en resituant ce renouveau dans le
contexte du rapport de force international : à la fois danger et
opportunité, en particulier pour l’Europe
qui du fait de son histoire est sensible à la peur du déclassement face au
« défi américain », le « New Space » équivaut à un nouveau Torschlusspanik : la conviction que,
à ne rien faire, le risque est de laisser l’écart se creuser de manière
peut-être définitive. Pour cause, les questions soulevées, qu’elles soient de
nature stratégique (autonomie de l’accès à l’espace), économique (retombées
directes et indirectes) ou encore ayant trait à la gouvernance (partage des
ressources spatiales), sont très politiques, expliquant qu’au-delà de l’idée de
remise à plat des liens entre privé et public pour gagner en efficacité et qu’en
dehors des quelques adaptations de circonstance ou d’opportunité, le phénomène
demeure pour le moment essentiellement nord-américain avec un soutien étatique
toujours très marqué au sein du club spatial. Faut-il d’ailleurs s’en étonner dès
lors que l’on constate que les orientations actuelles du « New
Space » ne constituent pas nécessairement un modèle pour tous et feront
quoi qu’il en soit l’objet d’une adaptation locale.
3/ Sociétal enfin, en replaçant le spatial dans son contexte
large : le processus de rattrapage en cours de la révolution informatique
et notamment Internet dont le spatial avait été isolé jusqu’à présent ne doit
pas faire oublier i/ que le spatial, y compris dans sa dominante télécom
commercialement très mature, ne constitue qu’une goutte d’eau par rapport aux
autres secteurs dont il reste dépendant des évolutions, ii/ que la mise en
avant, pour reprendre les mots de Pasco, de « la figure de l’entrepreneur
innovant et visionnaire » par rapport « à celle du scientifique et de
l’ingénieur qui dominait la période de l’exploration spatiale » participe
tout à la fois de la réponse du secteur au sentiment de crise qui le traverse
depuis la fin de la guerre froide et du constat ambivalent que tout changement
est synonyme de perte d’identité, iii/ qu’au-delà, l’enjeu et le pari de
l’ouverture au monde extérieur, illustrée par une demande croissante en données
spatiales et une offre elle-aussi renouvelée par la mobilisation de
nouvelle solutions innovantes et plus performantes, est de recréer un lien durable
avec le reste de la société.
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