mercredi 9 mai 2018

La bataille du New Space



Notion éminemment schumpetérienne apparue dans le sillage des transformations en cours dans le domaine spatial outre-Atlantique, le « New Space » se veut d’abord la traduction d’une nouvelle donne ou en tout cas a minima d’un momentum, lequel – quoiqu’incertain quant à sa nature et sa pérennité – serait provoqué par l’impact de la révolution numérique sur les structures stato-centrées héritées de la guerre froide (le « Old Space »). Utilisée à l’excès, la formule, qui est aussi slogan, a rapidement été élevée au rang de grille de lecture quasi-exclusive des bouleversements que traversent actuellement le secteur spatial. Or cette ambition se traduit rarement par une réflexion à la hauteur et paradoxalement la tendance chez les commentateurs a jusqu’à présent été le plus souvent de centrer l’analyse sur telle ou telle société, la personnalité de son fondateur ou encore ses relations avec les pouvoirs publics au risque ce faisant de tomber dans le réductionnisme voire l’anedoctisme.

Un tel biais est facilement discernable chez deux récentes publications parues cette année : Rocket Billionaires: Elon Musk, Jeff Bezos, and the New Space Race, de Tim Fernholz, et The Space Barons: Elon Musk, Jeff Bezos, and the Quest to Colonize the Cosmos, de Christian Davenport, tous deux journalistes respectivement chez Quartz et au Washington Post. S’il semble acquis à lire les différentes recensions que The Space Barons est légèrement meilleur que Rocket Billionnaires – ayant bénéficié d’un meilleur accès aux sources mis par ailleurs au service d’une narration plus efficace –, la réalité est que les deux ouvrages sont très proches l’un de l’autre, non pas seulement eu égard au sujet qu’ils couvrent, mais encore compte tenu du traitement très américano-centré dont celui-ci fait l’objet.

Ainsi que les intitulés le suggèrent, les protagonistes de l’histoire qui intéressent les auteurs sont ces industriels milliardaires qui se sont installés à l’avant-scène du spatial américain et ont en commun d’être à la fois nostalgiques de l’époque Apollo et connus pour exceller dans des domaines d’activité sans rapport a priori avec le spatial. Les cas de Musk (Paypal, Telsa) et de Bezos (Amazon) à travers leurs sociétés SpaceX (fondé en 2002) et Blue Origin (créé en 2000) sont les plus emblématiques et à ce titre composent à eux deux – individuellement et collectivement, avec force détails et historiettes plus ou moins bien connus – le gros du récit. Ce duo dynamique est particulièrement manifeste chez Davenport qui fait son miel de leur « rivalité naissante » et va jusqu’à y voir au travers de la fameuse fable d’Esope du lièvre et de la tortue la marque de véritables différences ontologiques qu’il veut croire aussi définitives qu’irréconciliables : 1/ audacieux voire impétueux, chef de file auto-proclamé du renouveau du secteur, Musk est celui qui fonce droit devant lui, la tête la première, et, ce faisant, trace la voie à suivre pour les autres ; pour cette raison, il est aussi celui dont la parole (la vision) porte le plus loin et vise le plus haut, l’objectif est d’aller sur Mars pour assurer la survie de l’humanité mais aussi pour l’exploration en elle-même ; 2/ Bezos est plus réfléchi voire secret à la limite de la clandestinité et préfère attendre son heure patiemment (« Gradatim Ferociter » est sa devise) et méthodiquement (« Launch. Land. Repeat. » lui a fait suite) ; il est aussi celui qui sait garder les pieds sur Terre, ne perdant pas une occasion de rappeler qu’il n’est pas obsédé par le voyage vers Mars mais qu’il veut juste préserver notre planète (le plan B est le plan A).

Non pas que d’autres personnalités (Richard Branson, Paul Allen, Andy Beal) ne soient pas également présentes ponctuellement dans le paysage. Tout au plus toutefois jouent-elles le rôle du troisième voire quatrième couteau, destiné à planter le décor et, surtout, à permettre au lecteur de reprendre son souffle avant qu’il ne se replonge dans l’intrigue haletante, résumée par le troisième élément des sous-titres des deux livres, et consistant à savoir qui de SpaceX ou de Blue Origin, du lièvre ou de la tortue, sortira vainqueur de la « nouvelle course à l’espace ». L’enjeu est de taille car celle-ci, croient savoir les auteurs, n’apparaît plus guidée par « la guerre ou la politique », contrairement à la première, mais plutôt par des motifs jugés plus pérennes comme « l’argent, l’ego et l’aventure », avec, qui plus est, en avant-garde pour les porter, une paire de milliardaires ultra-motivés et passionnés en lieu et place des vieilles nations versatiles de la guerre froide d’antan. Aussi incarne-t-elle « une chance pour l’humanité d’aller dans l’espace pour de bon » en devenant enfin une « civilisation spatiale » digne de ce nom. A l’évidence, les auteurs n’ont pas pour intention de se prononcer sur un pronostic qui serait prématuré à l’heure où aucune des deux compagnies – ou tout autre société privée à ce titre – n’a encore envoyé d’homme dans l’espace, simplement de constater que le signal de départ a été lancé et que les paris sont ouverts. De fait, pour eux, une chose au moins est certaine, c’est que l’espace est déjà gagnant.

Certes, l’hypothèse de travail ici est que SpaceX et al. représentent le début d’une profonde transformation du secteur spatial, justifiant qu’on se focalise sur leurs seuls efforts. A ce stade, il n’est toutefois pas inutile de rappeler que l’optimisme en vigueur dans ces deux ouvrages ne constitue qu’un scénario possible parmi d’autres, celui de la singularité ou de la saltation pour utiliser un terme déjà employé par le passé qui évoquent une phase de croissance exponentielle de progrès technologique et en l’occurrence d’expansion spatiale. Tout aussi concevable pourrait être celui du ralentissement voire du déclin (échecs des mégaconstellations sur le modèle de ce qui s’est passé dans les années 1990, prolifération en dehors de tout contrôle des débris et des collisions en orbite typique d’un syndrome Kessler, effondrement des investissements anticipés aujourd’hui…). Il convient également de noter que la thèse défendue s’inscrit dans un cadre idéologique connu et rabâché construit autour du mythe messianico-technologique de l’accès à l’espace pour tous. Rien d’étonnant à cela puisque tous les nouveaux arrivants qui ont été cités ici s’y réfèrent constamment. Ainsi de Bezos pour qui le visionnage en 1999 du film October Sky racontant l’histoire d’un jeune écolier construisant ses propres fusées aurait servi de déclencheur. Musk justifie quant à lui ses passes d’arme avec le complexe militaro-industriel – dans le but de briser le monopole de son rival ULA sur les lancements gouvernementaux – et la bureaucratie en général par la promesse non tenue d’Apollo 11, à savoir qu’un jour, évolution technologique normale aidant, le citoyen lambda pourrait voir la Terre depuis l’espace (s’il fallait lui associer un film, The Astronaut Farmer sorti en 2006 lui irait comme un gant). Dit rapidement en résumé, l’espace se justifie pour lui-même et le problème n’est pas tant de nature technique qu’organisationnel, bref rien qu’un simple quick fix ne puisse venir régler à travers une concurrence accrue (moins de public, plus de privé).

Plus largement, l’approche, qui pourrait être qualifiée de syndrome Heinlein (du nom de cet auteur qui a inventé les codes de la SF hard et proposé le premier une vision cohérente d’un futur américain dans l’espace mettant notamment en avant les vertus du capitalisme et de l’individualisme), est critiquable pour au moins trois raisons : 1/ la première porte sur les limites de la compétition et le caractère artificiel du découpage entre « Old » et « New Space » étant donné que la nouvelle industrie – aussi grandioses et divertissants ses progrès soient-ils – ne pourrait pas se développer dans le contexte d’un marché entièrement libre ; 2/ la seconde, expliquant pourquoi les ouvrages se concentrent en premier lieu sur les lanceurs et les efforts pour diminuer le coût de l’accès à l’espace, tient à l’obsession américaine pour le vol habité et les grands programmes d’exploration, lesquels pourtant ne constituent qu’une petite partie (certes la plus visible) du spatial et ne sauraient contenir à eux tous seuls tout l’impact du « New Space » ; 3/ la troisième, corollaire des deux premières, est l’absence problématique du reste du monde, qui n’est mentionné qu’en passant, en conclusion, comme un possible facteur d’importance par Fernholz, et entièrement passé sous silence par Davenport, qui le considère au mieux comme un spectateur passif sinon une victime malheureuse mais inévitable du progrès.

Dans ces conditions, ne serait-ce que pour rappeler brièvement la complexité du phénomène, il paraît tentant de prendre un peu de recul suivant en cela l’exemple bienvenu donné par Xavier Pasco dans Le nouvel âge spatial : De la Guerre froide au New Space, ouvrage tout aussi récent et beaucoup plus complet que les deux qui ont été étudiés ici (outre qu’il est en français). L’élargissement qui peut être proposé en guise d’ouverture est triple :

1/ Temporel tout d’abord, en montrant la part de continuité derrière l’apparence de transformation radicale au détriment en particulier de l’acteur public : même à centrer la réflexion sur les seuls Etats-Unis, qui concentrent à eux seuls il est vrai la majorité de l’effort spatial de la planète, le « New Space » apparaît avant tout comme la dernière incarnation d’une tendance déjà à l’œuvre durant l’immédiat après-guerre froide, laquelle – lancée au plus haut niveau – visait à tirer le maximum des investissements publics accomplis dans le spatial civil et militaire dans le but d’adapter ce dernier à la nouvelle donne internationale (ainsi de la libéralisation du marché de l’observation de la Terre, du GPS et des télécommunications par satellite). Le fait est que le bilan s’est révélé mélangé, mais au niveau bureaucratique et pour en rester à ce qui a été décrit ici, cela ne s’en est pas moins manifesté par la volonté exprimée très vite par la NASA et le Pentagone de remplacer la navette spatiale et d’accroître la concurrence, les investissements privés et l’innovation pour diminuer les coûts d’accès à l’espace.

2/ Géographique ensuite, en resituant ce renouveau dans le contexte du rapport de force international : à la fois danger et opportunité, en particulier pour l’Europe qui du fait de son histoire est sensible à la peur du déclassement face au « défi américain », le « New Space » équivaut à un nouveau Torschlusspanik : la conviction que, à ne rien faire, le risque est de laisser l’écart se creuser de manière peut-être définitive. Pour cause, les questions soulevées, qu’elles soient de nature stratégique (autonomie de l’accès à l’espace), économique (retombées directes et indirectes) ou encore ayant trait à la gouvernance (partage des ressources spatiales), sont très politiques, expliquant qu’au-delà de l’idée de remise à plat des liens entre privé et public pour gagner en efficacité et qu’en dehors des quelques adaptations de circonstance ou d’opportunité, le phénomène demeure pour le moment essentiellement nord-américain avec un soutien étatique toujours très marqué au sein du club spatial. Faut-il d’ailleurs s’en étonner dès lors que l’on constate que les orientations actuelles du « New Space » ne constituent pas nécessairement un modèle pour tous et feront quoi qu’il en soit l’objet d’une adaptation locale.

3/ Sociétal enfin, en replaçant le spatial dans son contexte large : le processus de rattrapage en cours de la révolution informatique et notamment Internet dont le spatial avait été isolé jusqu’à présent ne doit pas faire oublier i/ que le spatial, y compris dans sa dominante télécom commercialement très mature, ne constitue qu’une goutte d’eau par rapport aux autres secteurs dont il reste dépendant des évolutions, ii/ que la mise en avant, pour reprendre les mots de Pasco, de « la figure de l’entrepreneur innovant et visionnaire » par rapport « à celle du scientifique et de l’ingénieur qui dominait la période de l’exploration spatiale » participe tout à la fois de la réponse du secteur au sentiment de crise qui le traverse depuis la fin de la guerre froide et du constat ambivalent que tout changement est synonyme de perte d’identité, iii/ qu’au-delà, l’enjeu et le pari de l’ouverture au monde extérieur, illustrée par une demande croissante en données spatiales et une offre elle-aussi renouvelée par la mobilisation de nouvelle solutions innovantes et plus performantes, est de recréer un lien durable avec le reste de la société.







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