lundi 29 août 2011

Game of Thrones (2) Réalisme et Realpolitik

Suite de notre introduction...

GoT se présente comme une démonstration explicite de l’importance de la stratégie en politique. Ned Stark, seigneur du Nord, a beau être un soldat accompli, un père de famille aimé et un ami hors pair, il n’en demeure pas moins un « strategic moron of the first order » pour reprendre les mots de Drezner. Nous reviendrons sur Stark dans un second article. Pour mettre en appétit, une petite introduction est toujours disponible ici : après l’avoir tant cherché, on ne peut que mal finir. Mais avant cela...
... Stark joue-t-il le jeu des réalistes ? Essayons d’y répondre.

 - So you agree? The Starks are enemies?
- Everyone who isn’t us is an enemy. 
(Dialogue entre Prince Joffrey Lannister et Queen Cersei Lannister, épisode 3)

L’école réaliste moderne met l’accent, non pas sur la nature humaine, mais sur la structure des relations internationales. Cette approche structurelle souligne l’importance de la nature anarchique des RI et le fait qu’il n’existe pas d’autorité supérieure au-dessus des Etats. Suivent trois idées centrales.
1) Sans garantie absolue de sécurité, les Etats évoluent dans le domaine du self-help : le « chacun pour soi ». Ils ne peuvent en effet se reposer que sur eux-mêmes et ne compter que sur leurs ressources militaires pour les aider. 
2) Dans ces conditions, la volonté de domination (will to power) et la cupidité (greed) ne sont pas prioritaires dans le calcul de l’intérêt national d’un Etat dont la politique étrangère est entièrement tournée vers la sécurité et le simple désir de survivre.
3) Les Etats sont pris dans un jeu à somme nulle dans lequel il est rationnel de se débrouiller seul et dans lequel la confiance ne peut pas exister. Si jamais un acteur choisit de baisser la garde et que les autres décident le contraire, alors la sanction est automatique et l’Etat en question a très peu de chance de survivre. Ceux qui sont remplis de bonnes intentions au départ vont peu à peu disparaître : ou mourir ou se convertir à une politique plus réaliste, une realpolitik. 
A la lecture de ces trois éléments, le réaliste conclura que personne ne peut lutter contre les dynamiques engendrées par la structure anarchique du système. Celles-ci sont indépassables et conduisent donc à une vision tragique des relations internationales. La route vers la sécurité et la survie pour les acteurs passent par le développement de capacités militaires propres, soit 1) à travers la formation d’alliances et d’un balancing externe (dans le pire des cas), soit 2) via un développement des ressources au niveau interne, de type programme d’armement (la meilleure option, mais la plus coûteuse). Dans un tel monde, les gains relatifs sur les autres sont plus importants que les gains absolus.
Thomas Hobbes: portrait par John Michael Wright (National Portrait Gallery, Londres)Portrait posthume de Nicolas Machiavel (détail), par Santi di Tito
a) Un système de self-help : seuls au monde !
(Petyr "Littlefinger" Baelish, épisode 7)

Dans un tel univers, il n’y a pas de différence entre le loup et l’agneau : tout le monde est suspect quelles que soient les intentions de départ car tout le monde est potentiellement un ennemi. Il n’y a ni confiance ni amitiés qui tiennent. Les enjeux sont trop élevés (la survie) pour que quiconque puisse rationnellement oser miser là-dessus. Il faudrait être un fou...

Les théoriciens des RI nous expliquent que cette donne est la conséquence de l’anarchie. Un système anarchique est un système dans lequel il n’y a pas d’autorité régulatrice au-dessus des acteurs, ici les Etats. Il n’y a pas de gouvernement, il n’y a pas non plus de police. Pas de 911 ou de 112 à joindre en cas d’urgence. Et donc pas de confiance...

b) Realpolitik et survie : tous les moyens sont bons

(Lord Tywin Lannister, episode 7)
 Dans un tel monde encore, seule la survie de l’Etat importe. Et tous les moyens sont bons pour y parvenir. Dans ces conditions encore, la Realpolitik est la norme de comportement attendue. Pour dire les choses autrement, il n’y a pas de liberté d’action. Cela concerne à la fois le jeu qui est joué, mais aussi les règles qui s’y appliquent.
En l’occurrence, qui sera roi (le game of thrones) et jusqu’où les joueurs – conscients ou non du jeu qu’ils jouent – seront prêts à aller (trahison, poison, assassinat, etc.). Mentir en fait partie. En bref, il faut abandonner toutes postures morales, car si tous les moyens sont bons, alors il ne faut être contraint par autre chose que le but lui-même. Cela peut conduire au pire chose, mais cela est mieux que d’être anéanti par des adversaires moins soucieux de moralité et de bons sentiments.

c) L’émulation ou périr : Win or Die !
  
(Queen Cersei Lannister, épisode 7)

Au fond, la règle du jeu est limpide. Elle est dite à « somme nulle » : ce que l’un gagne, l’autre le perd. Il n’y a pas de gains absolus, pas de « gagnant-gagnant ».Tel me semble être le message réaliste de Game of Thrones : on ne peut pas échapper aux contraintes de la structure internationale dans laquelle on évolue. Quant on joue, on ne peut que gagner ou perdre... mais ce que la formule ne dit pas explicitement, c’est qu’il n’y a guère de choix...

En RI, on parle aussi d’émulation et de socialisation. La socialisation est le processus par lequel les Etats apprennent à agir comme des Etats. Elle va donc venir limiter et façonner le comportement des unités. Cette notion illustre assez bien ce vers quoi la saga de George Martin évolue puisqu’après le Game of Thrones, il y a le Clash of Kings

Une autre notion est celle de concurrence. Cette dernière incite les acteurs à adapter leur comportement conformément aux pratiques socialement acceptables. Evidemment tout acteur est libre d’ignorer ces contraintes et d’agir à sa guise, mais il sera automatiquement pénalisé. GoT présente deux exemples :

- Face à la Maison révisionniste des Lannister, les autres familles doivent apprendre. C’est le cas de l’ancienne Main du roi qui semble l’avoir appris à ces dépens. C’est aussi le cas de Ned Stark puisque lui non plus ne parvient à se mettre au niveau de jeu des Lannister. Enfin c’est le cas des deux frères de l’ancien roi qui, comprenant, eux, quels sont les enjeux, décident de se mettre hors-jeu le temps de monter en puissance, y compris au détriment des Stark (un exemple classique de buck-passing).

- L’autre exemple est fourni par les Dothrati. Si Khal Drogo refuse de partir en guerre sur un autre continent, alors Westeros viendra à lui : les pratiques politiques du Game of Thrones sont exportées et manquent de peu d’empoisonner la reine. Dans la série, on peut assister à un discours assez saisissant – un grand moment de cinéma selon les connaisseurs. Tout y est, tant l’émulation que la prise de conscience de l'existence du système (interétatique) dans lequel on est engagé malgré soi. On devine aussi quel devient l’enjeu final : obtenir le trône de fer, soit anéantir tous ses ennemis afin de parvenir à la sécurité ultime.



d) Dépasser le réalisme ?
Pour les réalistes, le jeu international est réglé par les grandes puissances. Dans Game of Thrones, les grandes puissances sont des Maisons : des dynasties familiales de type féodal avec leurs seigneurs suzerains et leurs différents vassaux, tous reconnaissables à leurs insignes et à leurs devises. Or une question est de savoir si ces différents clans sont dépositaires de politiques différentes ? Pour le moment, la seule différence semble être géographique/climatique : le Nord, le Sud, l’Est, l’Ouest...  
Jusqu’à présent aussi, le réalisme que je viens de décrire peut être qualifié de « offensif ». Un Etat peut certes avoir plusieurs objectifs, mais ces derniers sont tous subordonnés à la sécurité, c'est-à-dire à la survie. La conséquence est que l’Etat recherche avant tout la puissance (militaire), car seule celle-ci permet à coup sûr d’accroître la sécurité de l’Etat, et donc ses probabilités de survie. Il s’agit d’une quête sans fin. L’Etat est un agresseur en puissance qui ne s’arrêtera que lorsque toute la concurrence aura été décimée. 

Le réalisme dit « défensif » opère quant à lui une approche plus souple des objectifs de l’Etat. Un Etat peut prétendre avoir atteint un seuil de puissance minimale à partir duquel sa sécurité peut être perçue comme suffisamment protégée. L’Etat est satisfait du statu quo. Il est capable de vivre avec d’autres Etats sans croire sa survie sans cesse menacée. Les RI ne sont pas seulement une poursuite effrénée de puissance. Il s’agit aussi de savoir ce que les Etats veulent faire de cette puissance. Les intentions sont importantes.

Pour Dan Drezner, Game of Thrones ne semble illustrer que la première théorie. Selon lui,  toutes les Maisons nobles obéissent à des comportements et à des règles similaires. Il n’y a donc pas, comme dans notre univers réel, de différences politiques (démocratie ou dictature) ou économiques (libéralisme ou socialisme) entre les Etats.

Telle n’est pas mon analyse de GoT. Des oppositions religieuses, et peut-être même idéologiques, existent. Il y a donc d’autres objectifs que la seule maximisation de la puissance. Peut-être est-ce l’avis de Stark, peut-être cela explique-t-il en partie son comportement. Le réalisme lui-même se trouve en tout cas placé en porte-à-faux : il a beau fonctionner pour expliquer ce « game of power politics » qu’est le « game of thrones », il montre aussi des limites…

… dont l’anomalie Stark !

2 commentaires:

  1. Voilà une série d'articles d'utilité publique.

    Il ne faut tout de même pas oublier que la série GoT est un condensé de l’œuvre de G.R.R. Martin et n'en rend pas toute la profondeur, en particulier concernant la psychologie des personnages. La plupart des protagonistes agissent par impulsion plus que par stratégie, GoT est une farce noire avant d'être un récit de batailles.

    Je suis également surpris que ne soit pas mentionné la période historique de la Guerre des Deux-Roses, qui est à la base de GoT.

    Sur les incohérences tactiques dans les oeuvres de fiction, on pourra aussi lire l'excellent papier de S. Taillat "Clones et Jedi".

    Bonne continuation à votre remarque blog. ;)

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  2. Je vous remercie pour ce commentaire, de même que pour cette référence effectivement excellente.

    Sur les points soulevés :

    1) Disons tout d’abord que ma série d’articles s’appuie exclusivement sur la série d’HBO. Je suis actuellement en train de lire les livres : leur lecture est en effet révélatrice d’un univers encore plus riche, encore plus peuplé et encore plus noir… mais je n’en ferai pas cas ici. A noter d’ailleurs que la conversion cinématographique n’est pas déshonorante. Un puriste s’y retrouverait facilement. Je ne sais pas si les prochains livres seront aussi facilement transposables.

    2) Egalement, du point de vue de l’article, notons que la « psychologie » des personnages importe peu. Certes GoT fait apparaître ici et là des personnages froids et calculateurs (Lord Baelish) qui contrastent d’autant plus avec l’apparente impulsivité des autres. Mais pour la théorie (le réalisme structurel), tout cela est négligeable car comme les Etats qui, sur le long terme, se comportent de la même façon, les Maisons doivent elles aussi adopter une seule et même stratégie pour survivre. J’en conviens, la théorie a ses limites… mon analogie aussi.

    3) Quant au background historique auquel George Martin fait référence, notamment le parallèle avec la guerre civile anglaise, j’y ai (très) rapidement fait allusion dans mon article introductif. Je me suis borné à noter que d’autres séries/films s’inspiraient de la même période. Le Monde des séries a quelques articles sur le sujet. Après, tout dépend des goûts, personnellement, je laisse à d’autres le soin de faire le lien entre l’histoire et la fiction. Je suis davantage intéressé par le discours sous-jacent développé par la saga et pourquoi cela peut intéresser le théoricien des relations internationales ou le politologue.

    Du coup, je ne peux que vous inviter à lire les deux prochains articles ! Merci pour votre patience !

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