mardi 23 août 2011

Guerre en Libye : mise en perspective. L’assassinat comme pratique de relations internationales

L’intervention occidentale en Libye – et le cours que semble prendre la guerre à l’heure où j’écris – me pousse à poser la question suivante : étant donné que beaucoup de chose ont semblé dépendre de Kadhafi, pourquoi ne pas l’avoir éliminé durant ces six derniers mois comme les US l’ont fait avec Ben Laden ? J'ai conscience que cette question n'est pas nouvelle, mais elle reste opportune...
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Tuer Ben Laden n’a pas été une décision prise au hasard. Après tout, les Etats-Unis pouvaient très bien le capturer vivant, et si cela n’a pas été le cas, c’est parce qu’ils ne le voulaient pas. Pour revenir à la Libye, le sénateur John McCain avait par exemple déclaré en mai dernier que la mort violente (i.e. l’assassinat) du leader libyen ne lui posait pas problème. 

Par ailleurs, nous savons que l’OTAN a bombardé à plusieurs reprises le quartier général de Kadhafi, sans que nous sachions exactement si sa personne était visée. Aux dires des responsables de l’organisation, Kadhafi n’était pas l’objectif. Reste qu’un coup « malheureux » n’aurait peut-être pas été regretté. 

Rappelons aussi que les grandes puissances (US compris) n’ont généralement pas semblé avoir de problèmes avec la notion : Kadhafi a par le passé été la cible de plusieurs tentatives de la part tant des services américains que des services britanniques ; idem pour Saddam Hussein ; idem638 pour Fidel Castro… 

A l’opposé, s’il n’existe pas de loi, on peut tout de même parler d’une certaine réticence de la part de nos dirigeants à viser leurs homologues étrangers (ne serait-ce que parce qu’il n’est pas vraiment dans l’intérêt des présidents et autres chefs de gouvernement de faire de l’assassinat une pratique courante).

Peut-être qu’un peu de perspective serait utile. Qui a dit RI ?

En lisant l’article de Thomas L. Ward, un professeur à Princeton et désormais une célébrité dans le monde médiatico-académique, « Norms and Security: The Case of International Assassination », 2000, relayé par Steve Walt (traduit ici), on apprend ainsi que « There is a long-standing consensus in the international community that the murder of foreign leaders is a grossly inappropriate means of conducting foreign policy ».Un tel énoncé peut surprendre. L’interdiction de l’assassinat peut paraître difficile à comprendre lorsque nous la confrontons à l’argument moral par excellence : étant donné l’alternative (l’entrée en guerre, les bombardements ou les sanctions économiques), ne faut-il pas mieux que le dirigeant paye plutôt que son peuple ? Le thème est classique : et si Hitler avait été tué en... Ce qui montre par ailleurs que si l'étude des relations internationales veut rester pertinente, elle ne doit pas faire l'économie totale de la figure de l'homme d'Etat.

Un peu d’histoire

"Tu quoque mi fili", série-péplum HBO, Rome
Selon l’auteur, à l’exception de Rome – où la norme stigmatisait l’assassinat des dirigeants étrangers ennemis, mais étrangement pas celui de leurs propres leaders –, l’assassinat a toujours été une pratique répandue. L’explication serait à la fois morale (l’éthique militaire valorisait la confrontation des armes plutôt que l’intrigue) et géopolitique : les Romains possédant l’armée la plus puissante du monde, il était dans leur intérêt de délégitimer de tels subterfuges, tout en exaltant la pratique héroïque de l’action militaire. Les Italiens des Cités-Etats de la Renaissance n’avaient pas les mêmes contraintes.


Tout change au XVIIe siècle au moment où les violences liées aux guerres de religion diminuent. La norme a depuis gagné en consistance au point d’être totalement acceptée. Pas même la première moitié du XXe siècle ne saura inverser la tendance. Il faut en fait attendre les années 1970 et 1980 pour percevoir les premiers cas où l’ambigüité est apparente. Mais là encore, la violence est limitée puisqu’à chaque fois la tentative est niée par les dirigeants, le plus souvent avec indignation (« the desire to publicly disassociate these attacks from the intent to kill any particular individual speaks to the sensitivity that the norm has engendered »).

Quelle analyse ?

Retrouvant l’analyse qu’il prête à l’empire romain, l'auteur explique ce glissement par principalement deux raisons. 1) La première est que les grandes puissances ont préféré circonscrire le conflit armé au champ de bataille, c'est-à-dire là où elles avaient l’avantage sur les Etats les plus faibles. Cette explication matérialiste (les intérêts des acteurs les plus puissants du système international) souligne l’importance gagnée par les armées de masse. A cela, vient se combiner une autre tendance…

2) La seconde raison s’appuie sur l’idée selon laquelle la guerre est conduite par des Etats et non par des individus. La norme contribue donc à renforcer la légitimité politique de l’Etat et finalement parvient à acquérir une emprise telle que l’assassinat devient une pratique marginale. Ce phénomène, de nature idéationnelle (ces changements sont légitimés par le biais de valeurs normatives comme la morale, la justice ou l’honneur), traduit en fait la montée des Etats souverains comme acteurs prédominants dans le contexte de l’après-traité de Westphalie.

L’évolution récente

Mais Thomas Ward avance aussi l’idée selon laquelle cette norme serait en train de se déliter. Nous pouvons trouver deux raisons à cela. 1) La première explication est d’ordre structurel : l’émergence des acteurs non-étatiques et de modes de violence asymétriques, bien illustrés par la montée du terrorisme, conduisent au rejet du sceau d’illégitimité qui frappait la pratique de l’assassinat. Le recours systémique à de telles actions contre les Etats poussent ces derniers à répondre à leur tour par le meurtre ciblé des chefs terroristes présumés. Implicitement, c'est ce que nous raconte ce jeu vidéo...


2) Le second changement a pour origine les guerres de plus en plus destructrices (de la Première guerre mondiale au risque d’apocalypse nucléaire) qui conduisent les Etats à chercher des alternatives moins coûteuses. En outre, l’environnement post-Nuremberg dans lequel nous a mené l’après-Deuxième guerre mondiale a montré combien l’idée westphalienne avait reculé : désormais, les dirigeants nationaux sont de plus en plus considérés comme individuellement responsables des actions entreprises sous leurs ordres. La raison d’Etat ne protège plus les dirigeants de leurs actions et donc de l’assassinat.

Déclin ne veut pas dire pour autant disparition. La norme reste puissante et a eu le temps depuis des siècles d’investir la pratique de l’assassinat de connotations négatives. En outre, malgré les frustrations passagères, les Etats les plus puissants continuent de voir dans la norme le reflet de leurs intérêts. Un monde sans norme serait en effet synonyme d’incertitude. 

Quelles leçons pour les puissances occidentales ?

C’est d’autant plus vrai pour les Etats-Unis. De manière très similaire à ce qui passerait dans le cas où le seuil de l’arsenalisation de l’espace serait franchi, une politique pro-assassinat apparaîtrait avec le temps contre-productive puisqu’elle échangerait les avantages de la norme et de la supériorité militaire conventionnelle pour un terrain de jeu dans lequel la balle n'appartiendrait plus aux seuls Etats-Unis.

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C’est la posture que choisit de défendre Stephen Walt. Malgré les capacités satellitaires des Etats-Unis, le « brouillard de guerre » reste une réalité et les meurtres ciblés ont presque toujours pour conséquence inévitable la mort d’innocents. A noter en passant que ces victimes collatérales provoquent chez l’autre la colère et la création de davantage d’adversaires. Enfin, le meurtre de dictateurs étrangers ou de tels autres apprentis chefs terroristes ne peut avoir pour résultat que de légitimer de la part du reste de la confrérie mondiale des pratiques identiques – d’ailleurs meilleur marché que l’achat de capacités militaires conventionnelles peu efficaces.
First edition cover art
Ainsi, « even if this attempt at "decapitation" were to succeed in the short-term, the longer-term consequences may not be quite so salutary ». L’amateur des romans de Tom Clancy est prévenu, lui qui se souvient très certainement de la fameuse doctrine Ryan venant clôturer le roman Sur Ordre (Executive Orders).

Quelles leçons pour la théorie ?

La persistance de cette norme a une ou deux conséquences au niveau théorique. Tout d’abord, le réalisme est remis en question par le rôle joué par les normes dans les politiques étrangères des Etats, y compris pour ce qui des questions de sécurité. Mais Thomas Ward va plus loin en montrant que les normes sont le résultat de processus complexes non-univoques, 1) en partie le reflet des intérêts des Etats les plus puissants, 2) en partie le fruit de forces idéationnelles plus larges (qu’elles soient politiques, sociales ou intellectuelles) venant contraindre les Etats en jouant à la fois sur la façon avec laquelle ils poursuivent leurs intérêt (le coût qu’une violation implique) mais aussi sur la manière avec laquelle ils forment leurs perceptions (le schéma de pensée). Plus largement, c’est la notion de puissance elle-même qui doit être revue.

Quant à la guerre en Libye, sur laquelle ce billet commence, il semble prématuré de donner de quelconques leçons. Je m'arrête toutefois un instant sur les conséquences théoriques – grandes  stratégiques – que Dan Drezner évoque rapidement lorsqu’il balaye du revers de la main la critique « réaliste » tant de fois répétée ici et là et surtout aux Etats-Unis :
The United States should never have intervened!! It's a civil war!!! Libya is an example of the militarization of American foreign policy!! The U.S. will be drawn into an expensive quagmire that is not a core national interest!! Air power alone will never work!! Many, many other realist cliches!! Oops.
Ceci étant dit, si quelques commentateurs se chargent tout de même de distribuer les médailles et les blâmes,  ils remarquent aussi que tout n'est pas fini : reste l'après ! La leçon définitive ne sera tirée que lorsque la paix sera gagnée. En bref, ce qui importe maintenant, c’est la transition.

A suivre...

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