vendredi 12 octobre 2018

L’astronaute, ce héros ?

La place de l’homme dans l’espace a toujours été contestée faute de ne pouvoir répondre de manière convaincante et sans rationalisation politique à la question suivante : hors raisonnement tautologique de type station spatiale, y a-t-il un domaine de l’activité spatiale pour laquelle la spécificité de l’homme par rapport au robot est indispensable ?

Pourtant, n’en déplaise aux esprits chagrins et autres adeptes du thersitisme, l’astronaute reste à ce jour l’invention la plus visible, et appréciée, de l’âge spatial. Il n’y a qu’à regarder l’intérêt renouvelé qu’il suscite aussi bien auprès des puissances spatiales historiques que des émergents et des nouveaux entrants pour se convaincre qu’il n’est pas un objet du passé. C’est qu’à l’inverse d’entreprises solitaires comme l’ascension du sommet de l’Everest ou le Vendée Globe qui ne requièrent que la volonté ou presque d’un seul homme, l’espace mobilise un effort collectif, effort que l’astronaute vient incarner, voire mieux, personnaliser.

Tout central et omniprésent qu’il est, l’astronaute n’en reste pas moins fabriqué et ce faisant objet d’appropriation variable. La polémique autour du drapeau américain dans la dernière grosse production spatiale à venir, First Man, biopic sur la vie de Neil Armstrong signé par Damien Chazelle, l’illustre bien. Pour les uns, non sans nostalgie, Apollo 11 est un événement américain, accompli d’abord par des héros américains pour et au nom du peuple américain ; pour les autres, la journée de juillet 1969 qui a vu des « hommes de la planète Terre » mettre un pied pour la première fois sur notre satellite appartient à l’histoire de l’humanité tout entière. Mais peut-être le réalisateur s’est-il donné pour objectif de montrer à l’écran une autre dichotomie, sans doute plus dérangeante, laquelle est que l’histoire du « premier homme sur la Lune », disparu en 2012, peut être héroïque sans être pour autant le fait d’un surhomme, d’un (super-)héros. Si les premières images du film ne nous trompent pas, Armstrong est en effet dépeint comme étant beaucoup de choses : un pilote de talent certes, peut-être même un astronaute américain à l’époque de la guerre froide, mais aussi et surtout un ami et un père de famille au mode de vie conventionnel, avec ses difficultés, ses découragements et ses échecs. Autrement dit, il est un personnage réel.

Ces différentes prises de position ne sont bien sûr pas inédites. Elles ne sont pas non plus propres à l’espace tant elles s’inscrivent dans le prolongement des réflexions sur ce que signifie être un héros dans une société occidentale post-héroïque, caractérisée par l’aversion au risque et où tout sacrifice (idéalement, au nom d’une valeur morale ou politique) est vu comme un anachronisme incompréhensible et un gaspillage aussi inutile qu’inacceptable. Référence obligée et apparemment indépassable à regarder une simple recherche Google, la fabrique de la figure de l’astronaute comme héros révèle une vision dynamique et complexe, laquelle mérite que nous y consacrions un moment.

Encore convient-il d’avoir une idée un peu plus claire de ce dont on parle. Le héros, fondamentalement, est celui qui accomplit des « hauts faits ». Dans son acception moderne, il peut être associé au « grand homme » cher à Hegel, c’est-à-dire le personnage historique proprement dit, le fondateur d’institutions mais aussi par exemple l’artiste dont l’œuvre annonce une nouvelle ère. Au sens commun, il reste néanmoins d’abord celui qui est en relation avec une cause qui le dépasse et dont la grandeur sera proportionnelle tout à la fois au don de soi consenti et à la signification qui est la sienne pour la collectivité donnant son identité à celui qui se sacrifie en son nom. Témoigne bien de cette distinction la querelle entre Achille et Agamemnon dans l’Iliade, entre d’un côté l’honneur attaché au rang ou à la position – celui lié à l’autorité et au pouvoir royal, en un mot au chef – et de l’autre l’honneur héroïque – qui est du domaine de la suprématie guerrière et qui repose précisément sur la capacité d’accepter le risque de la mort au combat. La déclaration d’Achille qui, lorsque sa mère lui proposa le choix entre une vie brève et brillante et une vie longue mais obscure, répondit qu’il préférait la « gloire impérissable », prend ici tout son sens : en acceptant la mort, « le plus brave des Achéens » s’assure que ses louanges seront chantées pour l’éternité et s’offre paradoxalement la vie. Si l’on cite ici Achille, c’est qu’il incarne le mythe du guerrier par excellence et qu’il définit donc les paramètres de l’héroïsme.

Pour en revenir maintenant à la figure de l’astronaute, trois grands discours au moins coexistent :

1/ « Le soldat », ou l’astronaute ritualisé

On retrouve le premier dans le récit que l’écrivain américain Tom Wolfe, disparu le 14 mai dernier, a fait de la vie des pilotes qui ont formé la première génération d’astronautes américains. La popularité de L’Etoffe des héros (The Right Stuff en version originale), paru en 1979, doit bien entendu beaucoup à l’adaptation de Philip Kaufman qui a suivi quatre plus tard et qui est d’autant plus heureuse que celle du Bûcher des vanités – autre roman culte de l’auteur – qu’elle peut revendiquer avec raison le statut de chef d’œuvre. Le film ne serait rien toutefois sans le talent d’écriture de Wolfe qui lui donne son ton, et surtout la méthode d’investigation typique du « nouveau journalisme » qu’il a contribué à promouvoir et qu’il a mis ici au service d’une véritable thèse au sens fort du terme. Tiré d’un reportage produit pour Rolling Stone auprès de la mission Apollo 17, le livre, se rappelle l’auteur dans la préface de l’édition américaine, « grew out of some ordinary curiosity », à savoir « what makes a man willing to sit up on top of an enormous Roman candle […] and wait for someone to light the fuse ». Autrement dit, pourquoi aller dans l’espace ? Et de poursuivre en substance, c’est ce « mystère psychologique » résistant à la rationalité qui est intéressant, et qui constitue précisément ce qui a éveillé l’imagination du lecteur et participé à faire de l’ouvrage un best-seller au-delà des cercles passionnés.

S’il n’est pas le premier à poser la question, l’originalité de sa démarche d’écrivain « non fictionnel » est de partir du point de vue des astronautes : la « méthode la plus simple » indique-t-il consistant à demander aux acteurs eux-mêmes. De fait, à trop s’intéresser à l’Etat (il est vrai l’acteur majeur, si ce n’est unique, de l’exploration spatiale), le risque est grand d’oublier la variable humaine. Or ici Wolfe ne se contente pas de reprendre l’image du héros comme « guerrier qui ne tue pas » popularisé par la presse people de l’époque, laquelle n’oublie pas pour autant ses caractéristiques mythologiques de jeunesse, de virilité et de dévouement à son pays. Il met aussi en avant les fragilités et les contradictions des hommes : les vies familiales ruinées, les jalousies et petites rivalités du quotidien suscitées par la pression constante qui accompagne le fait de risquer sa vie non pas seulement pour l’Amérique ou le monde libre, mais aussi pour des raisons propres, très achilléennes paradoxalement, consistant à chercher à s’élever toujours plus haut « sur la grande ziggourat », jusqu’à rejoindre l’élite au sommet, et faire ainsi partie des élus ayant le « pouvoir de faire pleurer les hommes ».

Wolfe ne s’arrête toutefois pas là, car privilégier le prisme individuel à la façon de ses mémoires que chaque astronaute ou presque se sent investi d’écrire à son retour sur Terre, c’est aussi se risquer à ne voir que la petite histoire derrière la grande (l’historien spatial parlera ici « d’histoire nombriliste »). Lire L’Etoffe des héros, c’est donc réconcilier les deux perspectives, individuelles et collectives. En mettant l’accent sur cette qualité innommable (cette « chose » en anglais) que les grandes puissances, tout comme les individus, revendiquent pour eux-mêmes, l’écrivain identifie la guerre froide à un duel primitif, une « guerre des héros du combat singulier ». C’est ce rituel sacrificiel durant lequel les champions des deux camps s’affrontent comme autrefois les Horace face aux Curiace qui participe aussi à l’élévation des « héros malgré eux ». Le sentiment d’absurdité est assez caractéristique de l’époque post-héroïque, mais seul un auteur comme Tom Wolfe pouvait en saisir tous les aspects et montrer le genre d’individu imparfait qu’il fallait pour créer le parfait astronaute, bref l’anti-héros derrière le héros. Au couple Achille-Agamemnon répond ainsi comme en écho dans l’ouvrage de Wolfe celui formé par John Glenn et Alan Shepard, le premier (premier américain en orbite et le « dernier vrai héros national américain ») étant l’incarnation constante de la vertu et du patriotisme, là où le second (premier américain dans l’espace, « l’usurpateur ») est au contraire ni vraiment animé de sentiments altruistes ni intéressé par sa noble quête.  

2/ « L’ambassadeur », ou l’astronaute universel

Le paradoxe est qu’au moment où Tom Wolfe publie son best-seller, la culture à laquelle il fait référence a depuis longtemps disparu. Dans l’époque post-Apollo, l’heure n’est en effet plus à la conquête mais à l’utilisation de l’espace et partant à une certaine routinisation de son accès : nul besoin dans ces conditions de héros, mais d’hommes – et de femmes dès lors – pour lesquels être astronaute est véritablement un métier. Or, en donnant sa marque distinctive à cette période de fin de « l’époque héroïque du vol habité » comme elle est appelée, la navette spatiale, élément central de la politique spatiale américaine entre 1970 et les années 2000, a aussi consacré l’anonymisation progressive de la figure de l’astronaute (américain), qui n’excite plus autant qu’auparavant l’imagination. Le film Space Cowboy de Clint Eastwood, sorti en 2000 et trop souvent sous-estimé, illustre parfaitement ce changement de paradigme à travers l’opposition qui est dessinée entre la figure de l’astronaute pionnier à la Right Stuff, le vieux « frontierman » soi-disant dépassé mais en réalité plein de ressources, et celle de l’astronaute de carrière voire du bureaucrate qui habite aujourd’hui la NASA. Encore qu’il y a plus intéressant : que ce soit ce dernier qui perde finalement le duel ne signifie pas un retour au modèle héroïque d’antan, car en montrant des septuagénaires naviguer à l’aise dans l’espace (comme John Glenn à nouveau en 1998), le film participe moins au renouvellement de l’astronaute comme héros qu’au mythe de l’accès à l’espace pour tous et quelle que soit sa condition, ses origines sociales ou son âge.

C’est d’ailleurs ce thème de l’universalisme, de l’astronaute comme « monsieur et madame tout le monde » à l’accent résolument Frank Capra-esque que l’on retrouve plus volontiers dans les derniers films spatiaux à succès, à l’instar de Gravity dans lequel l’héroïne, unique survivante de son séjour en orbite, est une femme, scientifique de formation, ou encore The Martian, dont le héros, ingénieur-botaniste, tient tout à la fois de Robinson Crusoé et de McGyver. Sans tous les nommer, on pourrait bien sûr aussi citer ces deux films à part que sont : tout d’abord, Elysium (2013), qui raconte comment dans un futur dystopique les « damnés de la Terre » parviennent à reprendre pied dans l’espace ; et, ensuite, Hidden Figures (2016), qui met en scène cette fois-ci au cœur de l’Amérique du programme Apollo et de la ségrégation ces autres oubliés de la conquête spatiale qu’ont été les « ordinateurs en jupe », ces femmes noires chargées de calculer les trajectoires des missions spatiales auprès des nerds en chemise blanche du Centre de contrôle de mission de Houston (eux-mêmes ayant déjà été représentés dans le film Apollo 13 comme les vrais héros).

L’astronaute s’éloigne ce faisant du schéma homérien, et cela, au moins à trois niveaux comme le montre la mission de ce point de vue archétypale de Thomas Pesquet.
Dit autrement, l’expérience en orbite de la Terre est à ce point transformatrice, et l’espace en tant qu’« apanage de l’humanité » fondamentalement distinct de toute communauté politique particulière, que l’astronaute est « citoyen du monde », « envoyé de l’humanité » disent les traités, porteur d’une nouvelle sagesse cosmopolite sur « les frontières invisibles » qui n’ont d’existence que dans notre imagination et la fragilité du « vaisseau spatial Terre » qui nous fait voyager au sein de l’univers au gré des forces cosmiques, nous protège des tempêtes et nous épargne les catastrophes. Loin d’être la fin, la « mort de l’astronaute comme héros » permet ainsi une renaissance sous la forme d’une figure post-nationale consensuelle, ce qui n’est que logique si l’on associe dans une vision étroite la production de héros à l’idée de nation, mais prend aussi tout son sens si on le rapproche du grand homme hegelien ou encore du scientifique faisant advenir une nouvelle époque.

3/ « Le manager », ou l’astronaute professionnel

On ne pourrait pas conclure sans préciser qu’entre ces deux extrêmes navigue une troisième variante, représentée par l’astronaute professionnel. Cette ultime figure de notre rapide panorama, démythifiée celle-ci, beaucoup plus sobre aussi, n’a jamais été mieux racontée, à tout le moins s’agissant une fois de plus des Etats-Unis, que par Homer Hickam, auteur de Rocket Boys et vétéran de la NASA, lorsqu’il parle dans un op-ed resté fameux de ces « powerless, stressed-out peons within their own organization » que sont les astronautes américains. A une époque où les opportunités d’aller en orbite se font de plus en plus rares et alors que la demande de tickets pour l’espace continue d’être alimentée par des vagues (paradoxalement) non interrompues de recrutement, il est inévitable que les « enthusiastic young astronauts » se transforment progressivement en « bureaucratic combatants with warped personalities and shaken confidence ». Encore que le phénomène est loin d’être inédit. Comme le souligne l’historien Matthew Hersch dans un livre qui a fait date, Inventing the American Astronaut, l’astronaute, tout comme ces professions techniques apparues au début du XXIe siècle à l’instar des classes moyennes d’ingénieurs, administrateurs, avocats et docteurs, est d’abord et avant tout le représentant d’une main-d’œuvre ultra-spécialisée et qualifiée que l’environnement socio-culturel dans lequel il évolue a imprégné.

Dans cette perspective, on comprend que l’histoire du corps d’astronaute de la NASA aurait pu tourner différemment si les premiers dirigeants de l’agence en 1958 avaient fixé leur choix sur une autre population que celle constituée par les pilotes d’essai militaires. Sélectionné à l’origine parce qu’il était perçu comme particulièrement à l’aise avec la technologie, tolérant face au risque et tout à la fois rigoureux, fiable et discret, le pilote d’essai – notamment une fois qu’il a été porté au pinacle par le succès du programme Mercury – est en effet devenu le point de référence à l’aune duquel les astronautes potentiels ont été jugés. Les profils de scientifiques purs, qui sont les plus à même à souffrir de la comparaison, ont ainsi eu beaucoup de difficultés à être considérés comme des candidats viables (d’où d’ailleurs le surnom dont les astronautes-scientifiques se sont affublés, « the excess eleven »), en dépit du fait que les compétences de pilotage sont in fine d’une moindre importance pour la NASA que la capacité de conduire un vrai travail de recherche. Ceci explique pourquoi un seul scientifique a mis le pied sur la Lune, en l’occurrence, un géologue, Harrison Schmidt, lors de la dernière mission Apollo 17. Si en dépit de ses insuffisances (ni complètement pilote, scientifique ou ingénieur) et à la différence du cosmonaute totalement laissé à la merci du « chief designer », l’astronaute a néanmoins réussi à se trouver une place, aussi étroite soit-elle, entre le passager obéissant et celui qui donne des ordres, et a pu en profiter pour orienter au gré de ses intérêts le programme de vol habité de la nation, c’est en raison, nous dit Hersch, de son capital symbolique certes (sa notoriété), mais plus largement des qualités uniques autour desquelles il s’est construit une identité propre : celui de manager professionnel, capable à la fois de conduire des équipes, superviser des opérations et mettre en œuvre les relations publiques de la NASA en surfant sur l’imaginaire populaire.

La crise des années 1970 en créant ce déséquilibre entre l’offre et la demande mentionné plus haut a marqué une rupture. En lieu et place de la campagne sans fin d’exploration interplanétaire promise lors de son embauche, l’astronaute en vient à comprendre qu’il est passé du statut d’active à celui de réserviste et que s’il souhaite voler un jour il devra s’engager dans une aventure tout autre, bureaucratique celle-ci. D’autant que pour la NASA dont la survie institutionnelle est aussi en jeu et qui cherche à aligner ses efforts sur les préoccupations politiques et culturelles du moment (l’écologie, l’égalité des droits civiques, le multiculturalisme, la coopération internationale), l’heure est à l’élargissement du vivier de recrutement au profit de populations non exclusivement masculines, blanches et militaires. A la remise en cause du monopole des astronautes-pilotes sur le vol habité à l’origine de véritable « conflits sociaux » au sein de la NASA dans la conduite de ses derniers grands programmes Apollo, Skylab et plus tard Space Shuttle s’ajoute alors la perte de l’autonomie. De fait, jamais l’astronaute ne retrouvera la faculté qu’avaient ses prédécesseurs de contrôler leur image publique et d’utiliser cette notoriété pour forcer la NASA à se conformer à leurs besoins et intérêts. Avec cette lecture aussi efficace qu’originale inspirée de la sociologie de conflit du travail de l’histoire de l’astronaute professionnel comme celle d’une ascension fulgurante suivie d’une lente descente, Hersch boucle ainsi la boucle.

Image crédit : « The Next Giant Step », Robert McCall








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