Pourtant, n’en déplaise aux esprits chagrins et autres adeptes du thersitisme, l’astronaute reste à ce jour l’invention la plus visible, et appréciée, de l’âge spatial. Il n’y a qu’à regarder l’intérêt renouvelé qu’il suscite aussi bien auprès des puissances spatiales historiques que des émergents et des nouveaux entrants pour se convaincre qu’il n’est pas un objet du passé. C’est qu’à l’inverse d’entreprises solitaires comme l’ascension du sommet de l’Everest ou le Vendée Globe qui ne requièrent que la volonté ou presque d’un seul homme, l’espace mobilise un effort collectif, effort que l’astronaute vient incarner, voire mieux, personnaliser.
Tout central et omniprésent qu’il est, l’astronaute n’en
reste pas moins fabriqué et ce faisant objet d’appropriation variable. La polémique
autour du drapeau américain dans la dernière grosse production spatiale à
venir, First Man, biopic sur la vie
de Neil Armstrong signé par Damien Chazelle, l’illustre bien. Pour les uns, non
sans nostalgie, Apollo 11 est un événement américain, accompli d’abord par des
héros américains pour et au nom du peuple américain ; pour les autres, la
journée de juillet 1969 qui a vu des « hommes
de la planète Terre » mettre un pied pour la première fois sur notre
satellite appartient à l’histoire de l’humanité tout entière. Mais peut-être le
réalisateur s’est-il donné pour objectif de montrer à l’écran une autre
dichotomie, sans doute plus dérangeante, laquelle est que l’histoire du « premier
homme sur la Lune », disparu
en 2012, peut être héroïque sans être pour autant le fait d’un surhomme,
d’un (super-)héros. Si les premières
images du film ne nous trompent pas, Armstrong est en effet dépeint comme
étant beaucoup de choses : un pilote de talent certes, peut-être même un
astronaute américain à l’époque de la guerre froide, mais aussi et surtout un
ami et un père de famille au mode de vie conventionnel, avec ses difficultés,
ses découragements et ses échecs. Autrement dit, il est un personnage réel.
Ces différentes prises de position ne sont bien sûr pas inédites.
Elles ne sont pas non plus propres à l’espace tant elles s’inscrivent dans le
prolongement des réflexions sur ce que signifie être un héros dans une société
occidentale post-héroïque, caractérisée par l’aversion au risque et où tout sacrifice (idéalement,
au nom d’une valeur morale ou politique) est vu comme un anachronisme incompréhensible et un gaspillage
aussi inutile qu’inacceptable. Référence obligée et apparemment
indépassable à regarder une simple recherche
Google, la fabrique de la figure de l’astronaute comme héros révèle une vision
dynamique et complexe, laquelle mérite que nous y consacrions un moment.
Encore convient-il d’avoir une idée un peu plus claire de ce
dont on parle. Le héros, fondamentalement, est celui qui accomplit des
« hauts faits ». Dans son acception moderne, il peut être associé au « grand
homme » cher à Hegel, c’est-à-dire le personnage historique proprement dit,
le fondateur d’institutions mais aussi par exemple l’artiste dont l’œuvre annonce
une nouvelle ère. Au sens commun, il reste néanmoins d’abord celui qui est en
relation avec une cause qui le dépasse et dont la grandeur sera proportionnelle
tout à la fois au don de soi consenti et à la signification qui est la sienne pour
la collectivité donnant son identité à celui qui se sacrifie en son nom. Témoigne
bien de cette distinction la querelle entre Achille et Agamemnon dans l’Iliade, entre d’un côté l’honneur
attaché au rang ou à la position – celui lié à l’autorité et au pouvoir royal,
en un mot au chef – et de l’autre l’honneur héroïque – qui est du domaine de la
suprématie guerrière et qui repose précisément sur la capacité
d’accepter le risque de la mort au combat. La déclaration d’Achille qui,
lorsque sa mère lui proposa le choix entre une vie brève et brillante et une
vie longue mais obscure, répondit qu’il préférait la « gloire impérissable »,
prend ici tout son sens : en acceptant la mort, « le plus brave des
Achéens » s’assure que ses louanges seront chantées pour l’éternité et s’offre
paradoxalement la vie. Si l’on cite ici Achille, c’est qu’il incarne le mythe
du guerrier par excellence et qu’il définit donc les paramètres de l’héroïsme.
Pour en revenir maintenant à la figure de l’astronaute, trois
grands discours au moins coexistent :
1/ « Le soldat »,
ou l’astronaute ritualisé
On retrouve le premier dans le récit que l’écrivain américain Tom Wolfe, disparu le 14 mai dernier, a fait de la vie des pilotes qui ont formé la première génération d’astronautes américains. La popularité de L’Etoffe des héros (The Right Stuff en version originale), paru en 1979, doit bien entendu beaucoup à l’adaptation de Philip Kaufman qui a suivi quatre plus tard et qui est d’autant plus heureuse que celle du Bûcher des vanités – autre roman culte de l’auteur – qu’elle peut revendiquer avec raison le statut de chef d’œuvre. Le film ne serait rien toutefois sans le talent d’écriture de Wolfe qui lui donne son ton, et surtout la méthode d’investigation typique du « nouveau journalisme » qu’il a contribué à promouvoir et qu’il a mis ici au service d’une véritable thèse au sens fort du terme. Tiré d’un reportage produit pour Rolling Stone auprès de la mission Apollo 17, le livre, se rappelle l’auteur dans la préface de l’édition américaine, « grew out of some ordinary curiosity », à savoir « what makes a man willing to sit up on top of an enormous Roman candle […] and wait for someone to light the fuse ». Autrement dit, pourquoi aller dans l’espace ? Et de poursuivre en substance, c’est ce « mystère psychologique » résistant à la rationalité qui est intéressant, et qui constitue précisément ce qui a éveillé l’imagination du lecteur et participé à faire de l’ouvrage un best-seller au-delà des cercles passionnés.
Wolfe ne s’arrête toutefois pas là, car privilégier le
prisme individuel à la façon de ses mémoires que chaque astronaute ou presque
se sent investi d’écrire à son retour sur Terre, c’est aussi se risquer à ne
voir que la petite histoire derrière la grande (l’historien spatial parlera ici
« d’histoire
nombriliste »). Lire L’Etoffe des héros,
c’est donc réconcilier les deux perspectives, individuelles et collectives. En
mettant l’accent sur cette qualité innommable (cette « chose » en
anglais) que les grandes puissances, tout comme les individus, revendiquent
pour eux-mêmes, l’écrivain identifie la guerre froide à un duel primitif, une
« guerre des héros du combat singulier ». C’est ce rituel sacrificiel
durant lequel les champions des deux camps s’affrontent comme autrefois les
Horace face aux Curiace qui participe aussi à l’élévation des « héros
malgré eux ». Le sentiment d’absurdité est assez caractéristique de
l’époque post-héroïque, mais seul un auteur comme Tom Wolfe pouvait en saisir
tous les aspects et montrer le genre d’individu imparfait qu’il fallait pour
créer le parfait astronaute, bref l’anti-héros derrière le héros. Au couple
Achille-Agamemnon répond ainsi comme en écho dans l’ouvrage de Wolfe celui
formé par John Glenn et Alan Shepard, le premier (premier américain en orbite
et le « dernier
vrai héros national américain ») étant l’incarnation constante de la vertu
et du patriotisme, là où le second (premier américain dans l’espace,
« l’usurpateur ») est au contraire ni vraiment animé de sentiments
altruistes ni intéressé par sa noble quête.
Le paradoxe est qu’au moment où Tom Wolfe publie son best-seller, la culture à laquelle il fait référence a depuis longtemps disparu. Dans l’époque post-Apollo, l’heure n’est en effet plus à la conquête mais à l’utilisation de l’espace et partant à une certaine routinisation de son accès : nul besoin dans ces conditions de héros, mais d’hommes – et de femmes dès lors – pour lesquels être astronaute est véritablement un métier. Or, en donnant sa marque distinctive à cette période de fin de « l’époque héroïque du vol habité » comme elle est appelée, la navette spatiale, élément central de la politique spatiale américaine entre 1970 et les années 2000, a aussi consacré l’anonymisation progressive de la figure de l’astronaute (américain), qui n’excite plus autant qu’auparavant l’imagination. Le film Space Cowboy de Clint Eastwood, sorti en 2000 et trop souvent sous-estimé, illustre parfaitement ce changement de paradigme à travers l’opposition qui est dessinée entre la figure de l’astronaute pionnier à la Right Stuff, le vieux « frontierman » soi-disant dépassé mais en réalité plein de ressources, et celle de l’astronaute de carrière voire du bureaucrate qui habite aujourd’hui la NASA. Encore qu’il y a plus intéressant : que ce soit ce dernier qui perde finalement le duel ne signifie pas un retour au modèle héroïque d’antan, car en montrant des septuagénaires naviguer à l’aise dans l’espace (comme John Glenn à nouveau en 1998), le film participe moins au renouvellement de l’astronaute comme héros qu’au mythe de l’accès à l’espace pour tous et quelle que soit sa condition, ses origines sociales ou son âge.
C’est d’ailleurs ce thème de l’universalisme, de
l’astronaute comme « monsieur et madame tout le monde » à l’accent résolument
Frank Capra-esque que l’on retrouve plus volontiers dans les derniers films
spatiaux à succès, à l’instar de Gravity dans lequel l’héroïne, unique survivante de son séjour
en orbite, est une femme, scientifique de formation, ou encore The Martian, dont le héros,
ingénieur-botaniste, tient tout à la fois de Robinson Crusoé et de McGyver. Sans
tous les nommer, on pourrait bien sûr aussi citer ces deux films à part que
sont : tout d’abord, Elysium (2013), qui raconte comment
dans un futur dystopique les « damnés de la Terre » parviennent à
reprendre pied dans l’espace ; et, ensuite, Hidden Figures (2016),
qui met en scène cette fois-ci au cœur de l’Amérique du programme Apollo et de
la ségrégation ces autres oubliés de la conquête spatiale qu’ont été les «
ordinateurs en jupe », ces femmes noires chargées de calculer les trajectoires
des missions spatiales auprès des nerds
en chemise blanche du Centre de contrôle de mission de Houston (eux-mêmes ayant
déjà été représentés dans le film Apollo 13 comme les vrais héros).
L’astronaute s’éloigne ce faisant du schéma homérien, et cela,
au moins à trois niveaux comme le montre la mission de ce point de vue
archétypale de Thomas Pesquet.
- Tout d’abord, il n’est plus tout à fait héros, mais « quelqu’un d’ordinaire qui va vivre des choses extraordinaires » pour reprendre les mots de notre astronaute national qui lui-même s’est attaché à promouvoir une image « humanisée » de l’astronaute.
- Ensuite, il n’est plus ce « guerrier qui ne tue pas » dont on parlait plus haut, mais ambassadeur de son pays, chargé de mettre en œuvre les principes de liberté d’exploration et d’utilisation de l’espace pour tous dans le cadre d’une grande famille des nations mises sur un pied d’égalité.
- Enfin et surtout, ultime étape dans sa reconversion post-héroïque, il est « astronaute européen avec un accent français » ainsi que la communication de l’Agence spatiale européenne l’affiche.
3/ « Le
manager », ou l’astronaute professionnel
On ne pourrait pas conclure sans préciser qu’entre ces deux extrêmes navigue une troisième variante, représentée par l’astronaute professionnel. Cette ultime figure de notre rapide panorama, démythifiée celle-ci, beaucoup plus sobre aussi, n’a jamais été mieux racontée, à tout le moins s’agissant une fois de plus des Etats-Unis, que par Homer Hickam, auteur de Rocket Boys et vétéran de la NASA, lorsqu’il parle dans un op-ed resté fameux de ces « powerless, stressed-out peons within their own organization » que sont les astronautes américains. A une époque où les opportunités d’aller en orbite se font de plus en plus rares et alors que la demande de tickets pour l’espace continue d’être alimentée par des vagues (paradoxalement) non interrompues de recrutement, il est inévitable que les « enthusiastic young astronauts » se transforment progressivement en « bureaucratic combatants with warped personalities and shaken confidence ». Encore que le phénomène est loin d’être inédit. Comme le souligne l’historien Matthew Hersch dans un livre qui a fait date, Inventing the American Astronaut, l’astronaute, tout comme ces professions techniques apparues au début du XXIe siècle à l’instar des classes moyennes d’ingénieurs, administrateurs, avocats et docteurs, est d’abord et avant tout le représentant d’une main-d’œuvre ultra-spécialisée et qualifiée que l’environnement socio-culturel dans lequel il évolue a imprégné.
Dans cette perspective, on comprend que l’histoire du corps
d’astronaute de la NASA aurait pu tourner différemment si les premiers dirigeants
de l’agence en 1958 avaient fixé leur choix sur une autre population que celle
constituée par les pilotes d’essai militaires. Sélectionné à l’origine parce
qu’il était perçu comme particulièrement à l’aise avec la technologie, tolérant
face au risque et tout à la fois rigoureux, fiable et discret, le pilote
d’essai – notamment une fois qu’il a été porté au pinacle par le succès du
programme Mercury – est en effet devenu le point de référence à l’aune duquel
les astronautes potentiels ont été jugés. Les profils de scientifiques purs, qui
sont les plus à même à souffrir de la comparaison, ont ainsi eu beaucoup de difficultés
à être considérés comme des candidats viables (d’où d’ailleurs le surnom dont les
astronautes-scientifiques se sont affublés, « the excess eleven »),
en dépit du fait que les compétences de pilotage sont in fine d’une moindre importance pour la NASA que la capacité de
conduire un vrai travail de recherche. Ceci explique pourquoi un seul
scientifique a mis le pied sur la Lune, en l’occurrence, un géologue, Harrison
Schmidt, lors de la dernière mission Apollo 17. Si en dépit de ses
insuffisances (ni complètement pilote, scientifique ou ingénieur) et à la
différence du cosmonaute totalement laissé à la merci du « chief designer »,
l’astronaute a néanmoins réussi à se trouver une place, aussi étroite soit-elle,
entre le passager obéissant et celui qui donne des ordres, et a pu en profiter
pour orienter au gré de ses intérêts le programme de vol habité de la nation,
c’est en raison, nous dit Hersch, de son capital symbolique certes (sa notoriété),
mais plus largement des qualités uniques autour desquelles il s’est construit
une identité propre : celui de manager professionnel, capable à la fois de
conduire des équipes, superviser des opérations et mettre en œuvre les relations
publiques de la NASA en surfant sur l’imaginaire populaire.
La crise des années 1970 en créant ce déséquilibre entre
l’offre et la demande mentionné plus haut a marqué une rupture. En lieu et
place de la campagne sans fin d’exploration interplanétaire promise lors de son
embauche, l’astronaute en vient à comprendre qu’il est passé du statut d’active
à celui de réserviste et que s’il souhaite voler un jour il devra s’engager
dans une aventure tout autre, bureaucratique celle-ci. D’autant que pour la
NASA dont la survie institutionnelle est aussi en jeu et qui cherche à aligner
ses efforts sur les préoccupations politiques et culturelles du moment (l’écologie,
l’égalité des droits civiques, le multiculturalisme, la coopération
internationale), l’heure est à l’élargissement du vivier de recrutement au
profit de populations non exclusivement masculines, blanches et militaires. A
la remise en cause du monopole des astronautes-pilotes sur le vol habité à l’origine
de véritable « conflits sociaux » au sein de la NASA dans la conduite
de ses derniers grands programmes Apollo, Skylab et plus tard Space Shuttle s’ajoute
alors la perte de l’autonomie. De fait, jamais l’astronaute ne retrouvera la
faculté qu’avaient ses prédécesseurs de contrôler leur image publique et d’utiliser
cette notoriété pour forcer la NASA à se conformer à leurs besoins et intérêts.
Avec cette lecture aussi efficace qu’originale inspirée de la sociologie de
conflit du travail de l’histoire de l’astronaute professionnel comme celle d’une
ascension fulgurante suivie d’une lente descente, Hersch boucle ainsi la
boucle.
Image crédit : « The
Next Giant Step », Robert McCall
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