Nous avons eu droit mardi dernier à une conférence de très bonne
tenue sur la « cyberstratégie :
un nouveau domaine de la pensée stratégique ». Organisée par AGS et le
Centre de Recherche des écoles de Coëtquidan, elle répond à la publication du
deuxième cahier d’AGS, Stratégies
du cyberespace, de même qu’aux très nombreuses réflexions dont la
blogosphère s’est fait l’écho ces derniers mois. Ainsi, quatre tables-rondes
ont ponctué la journée : 1) un champ stratégique à délimiter, 2) principes
et modèles, 3) la « cyber » dans les opérations militaires, et 4) la
cyber dans le domaine diplomatico-stratégique.
Bien que me situant pour ma part dans un tout autre « espace »,
je ne peux m’empêcher – néophyte que je suis – de produire une petite remarque.
En effet, j’ai pu noter et apprécier les deux, trois références faites au
dernier ouvrage de Joseph Nye, The
Future of Power, dont un des chapitres est consacré au « cyberpower »
(disponible ici).
Cependant, et de manière assez paradoxale, ce colloque s’est, à quelques
exceptions près, focalisé sur les rivalités des Etats (Chine et Etats-Unis
principalement). Cet aspect est non seulement important, il est aussi d’actualité.
Pour autant, il ne doit pas être exagéré. Selon Nye, « [cyberpower] is unlikely
to be a game changer in the power transitions » (p. 151).
Peut-être que cet auteur,
considéré comme l’un des théoriciens de relations internationales les plus
influents depuis les 20 dernières années, aurait mérité qu’on lui consacrât une
place plus importante. Me semble en effet tout aussi intéressante l’analyse des
conséquences sur les Etats de la nouvelle distribution de la puissance « in the global information age ». En
conséquence, cela me suffit pour m’engouffrer immédiatement dans la brèche et profiter
de ce prétexte pour décrire – grossièrement – quels sont les modèles de
compréhension du monde existant aujourd’hui en RI. Bref, je propose ici une
tentative de contextualisation et de mise en perspective du « cyberpower ».
Je m’explique :
Lorsque Joseph Nye parle de « cyberpower », c’est
avant tout pour illustrer ce qu’il définit comme une des deux facettes – face à la forme traditionnelle,
tant militaire qu’économique, de la transition de la puissance (power transition) telle que décrite, par
exemple, par Paul
Kennedy – du « futur
de la puissance » pour le siècle à venir : à savoir sa diffusion (power
diffusion). Précisément, l’ère de l’information dans laquelle nous nous
trouvons, caractérisée par une très forte baisse des coûts des communications,
a permis l’émergence de nouveaux types de joueurs concurrençant directement l’acteur
étatique traditionnel sans pour autant le faire disparaître.
Quelles conclusions faut-il en tirer ?
De manière classique, les relations internationales (comme
le nom l’indique) sont stato-centrées. Les interactions entre Etats, définis
comme des entités souveraines, indépendantes et imperméables entre elles, y sont représentées à travers la métaphore des « boules de billard ». C’est
le modèle que j’ai choisi pour illustrer le propos de ce blog comme le montre
la bannière : des boules de différentes tailles et couleurs se percutent
les unes les autres, de façon à ce que les plus lourdes et les plus rapides
bousculent les autres, tout en ne touchant que leur périphérie extérieure. Une
fois ce modèle de départ défini, il reste à savoir jusqu’à quel point il s’écarte
de la réalité. Certains, y compris au sein du paradigme réaliste, considéreront
le rôle joué par les individus, la bureaucratie ou les organisations étatiques.
De ce point de vue, la boule de billard n’est plus appréciée seulement à travers sa
périphérie mais également pour ce qui est de son noyau.
Pour d’autres, la conclusion est plus extrême. Les transnationalistes
prônent ainsi l’abandon pur et simple de l’image. Ils lui opposent en effet un
modèle dit de la « toile d’araignée » (cobweb model). Plutôt que de s’en tenir aux relations diplomatiques
officielles, les relations internationales sont ici conçues comme une
gigantesque toile d’araignée caractérisée par de multiples activités et échanges
– commerciaux, touristiques, financiers, migratoires, culturelles, etc. – couvrant
toute la planète à la façon d’un filet sans tenir compte des frontières des
Etats. En bref, avant que la mondialisation ne soit à la mode, ce modèle est décrit sur le mode cybernétique au sens de Karl
Deutsh et de J.
Burton : les interactions sont pensées dans le cadre d’une interdépendance
inéluctable qui voit un événement frappant un endroit du monde se répercuter
ailleurs, tout comme une vibration peut courir le loin d’une toile d’araignée.
Comment ces deux approches peuvent-elles être conciliées ?
Bertrand
Badie parle de « détriplement » de la scène mondiale, appelant la
formation d’un « jeu triangulaire » entre différentes allégeances. Plus proche
des préoccupations réalistes, Joseph Nye préfère partir d’une image classique,
celle du jeu d’échec,
qu’il recommande d’utiliser à travers une approche tridimensionnelle (3-D). Sur
l’échiquier du haut, la puissance militaire est unipolaire avec les Etats-Unis
comme principale puissance. Sur l’échiquier du milieu, la puissance économique
est multipolaire avec les Etats-Unis, mais aussi l’Europe, le Japon et la
Chine, ainsi que quelques autres. Sur l’échiquier du bas enfin, soit le domaine
des relations transnationales, les acteurs sont divers et variés (grandes
banques comme terroristes ou hackers) et les problématiques tout aussi vastes (changement
climatique comme épidémies), impliquant une puissance qui est diffuse.
Et Joseph
Nye de conclure : « The world is
neither unipolar, multipolar, nor chaotic – it is all three at the same time »
(p. 213). Dès lors aussi, « Cyberspace
will not replace geographical space and will not abolish state sovereignty, but
like the town markets in feudal times, it will coexist and greatly complicate
what it means to be a sovereign state or a powerful country in the twenty-first
century » (p. 121-2). Tout cela pour dire que, pour secondaire que
puisse paraître ce petit billet par rapport aux préoccupations des
cyberstratégistes, il me semble présenter un point de vue utile.
De rajouter : 1) ceux désireux d’en savoir plus sur les
deux premiers modèles, lire Dario Battistella, Théories
des relations internationales, 2) quant au dernier modèle, je ne peux m’empêcher
de citer le complice de toujours, Robert O. Keohane, pour qui :
Reading Nye's writing on world politics is like watching Joe DiMaggio play center field or Yo-Yo Ma play the cello: he makes the difficult look easy.
… n’oubliez donc pas de lire The
Future of Power.
Poste très gentil de billard. J'apprécie vraiment votre effort.
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